« Si l’éducation n’est pas libératrice, le rêve des opprimés est de devenir l’oppresseur. » Paulo Freire, 1992
Éducateur, militant qui a étreint la liberté, Paulo Freire est né le 19 septembre 1921, à Pernambuco, l’une des régions les plus pauvres du Brésil et est devenu un de plus grands pédagogues du XXème Siècle. Les trajectoires de sa vie et de ses écrits peuvent être situées dans 4 périodes. La première, au Brésil, de sa naissance à son exil, après le coup d’État militaire, en 1964. La deuxième, à partir de son exil en Bolivie puis au Chili. La troisième, c’est la période aux États-Unis puis en Europe, de la fin des années 60 à la fin des années 70. Et la quatrième période est marquée par son retour au Brésil, en 1979, après plus de 15 ans d’exil.
Plusieurs de ses livres, et surtout celui qui est le plus connu, la « Pédagogie de l’opprimé », ont été traduits en plus de quarante langues. Une trentaine d’universités lui ont conféré le titre « Docteur Honoris Causa ». En 2012, il a reçu le titre de « Patron de l’Éducation nationale » au Brésil.
En témoignant de son infatigable espoir en la dignité de l’être humain, il dénonce l’oppression et énonce très clairement que pour lui aucune pédagogie n’est neutre, que tout acte éducatif est politique. Pour lui, l’éducation est soit une arme de domestication, voire de déshumanisation, soit un outil d’émancipation. L’un des arguments fondamentaux de la pédagogie de Freire est que toute oppression est apprise et cela, parfois même au sein des organisations éducatives qui sont censées la combattre. Pour lui, l’oppression n’est ni un phénomène naturel, ni un état inévitable. Ce qui fait du travail pédagogique de l’Education populaire un levier majeur de transformation sociale et politique…
Après le coup d’État militaire qui porta les militaires au pouvoir au Brésil en 1964, Paulo Freire fut arrêté et accusé d’endoctrinement de ses élèves. Ainsi, les questions posées lors des interrogatoires portaient sur son engagement politique et éducatif auprès des adultes analphabètes : « Niez-vous qu’avec votre prétendue méthode, ce que vous vouliez c’était bolchéviser le pays ? » (Freire 1971).
Profondément marqué par cet évènement, le pédagogue brésilien affirma tout au long de sa vie le caractère intrinsèquement politique de l’éducation tout en dénonçant les fausses injonctions à la neutralité. C’est précisément parce que l’héritage de Paulo Freire est politique et subversif que le gouvernement fédéral brésilien, dominé par l’extrême-droite ne cesse d’attaquer Paulo Freire et sa trajectoire d’engagement…
En 2017, le Senat Brésilien a rejeté une proposition de loi qui visait à lui retirer le titre de « Patron de l’Éducation Brésilienne », de 2012. Cette action a été menée par le Mouvement de Droite « Pour une école sans parti ». En 2018, Jair Bolsonaro, ex-capitaine et député fédéral depuis 27 ans, arrive au pouvoir, élu président du Brésil. Paulo Freire et sa pensée sont de nouveau la cible d’un régime autoritaire originaire et défenseur du régime des militaires. Son approche pédagogique est de nouveau accusée de répandre l’idéologie marxiste dans les écoles. En janvier 2020, le président d’extrême droite Jair Bolsonaro, a qualifié Paulo Freire d’« énergumène » avant de déclarer que le Brésil a désormais besoin de supprimer « l’idéologie de l’éducation »…
Le 17 septembre 2021, la justice brésilienne a dû interdire à Bolsonaro d’attaquer la dignité de Paulo Freire. Le dimanche 19 septembre était le centenaire de la naissance de Paulo Freire. Une intervention judiciaire fut nécessaire le 17 septembre pour protéger son image et interdire au gouvernement fédéral d’entreprendre toute action portant atteinte à la dignité de Paulo Freire. La décision de la Justice de Rio de Janeiro a répondu à une demande du Mouvement National des Droits Humains. La juge a encore décidé que si Bolsonaro ne se conformait pas à l’injonction préliminaire, c’est-à-dire de nature urgente, l’Union devait payer une amende de 50 000 R$ par jour. Selon la Folha de São Paulo, la juge Geraldine Pinto Vital prétend qu’il peut y avoir des dommages si le gouvernement ne respecte pas l’éducateur en tant que patron de l’éducation brésilienne. Selon la juge, lorsqu’il y a « abus de droit d’expression menaçant la dignité, il y a violation de nature à liquider la finalité de la garantie constitutionnelle, en la défigurant (liberté d’expression) ».
Dans ce contexte et dans l’année du centenaire de sa naissance (19/09/1921 – 19/09/2021) il nous semble crucial de présenter quelques éléments de synthèse des réflexions de Paulo Freire autour du caractère politique de l’éducation, de l’impossibilité de sa neutralité et de l’endoctrinement.
« Éduquer est un acte politique ». Voilà l’une de ces affirmations très connues. Il insista sur le caractère profondément politique et idéologique de l’éducation. Sa vision de politique nous envoie à la conception globale de la politique comme toutes les formes d’action et d’organisation économique, politique, sociale, culturelle, environnementale de nos sociétés. Pour lui, l’éducation dépend toujours d’objectifs qui lui ont été fixés : « La nature de la pratique éducative, sa nécessité de finalité, les objectifs, les rêves qui en découlent interdisent sa neutralité. La pratique éducative est toujours politique. C’est ce que j’appelle la “politisation” de l’enseignement. La nature même de l’enseignement est politique. La question se pose alors de savoir quel type de savoir quel type de politique, en faveur de quoi et de qui, contre quoi et contre qui elle est dirigée » (Freire 1991) ; « L’éducation marche constamment au-delà d’elle-même. Il n’existe pas d’éducation sans objectif, sans finalité. C’est ce qui empêche sa neutralité ou celle de l’éducateur » (Freire 1991) ; « N’importe quel projet pédagogique est politique et “bourré” d’idéologie. La question qui reste posée est de savoir en faveur de quoi et de qui, contre quoi et contre qui cette politique – dont l’éducation n’est jamais exempte – est dirigée » (Freire 1991).
Pour lui, l’éducation est un fait humain réalisé par des êtres éthiques et socialement aptes à prendre des décisions. Et en tant que fait humain, l’éducation est imprégnée de ces choix. Ainsi, pour Freire, ce ne sont pas des individus qui politisent l’éducation, car l’éducation est déjà en elle-même politique : « La qualité d’être politique est inhérente à l’essence de l’éducation. En vérité, la neutralité de l’éducation est impossible. Cette impossibilité n’est toutefois pas déterminée par le fait que les professeurs sont des “agitateurs” et des “subversifs”. De même, l’éducation ne devient pas politique par décision de tel ou tel éducateur ; l’éducation est politique » (Freire 2006).
Pour Paulo Freire, l’éducation est un fruit de décisions humaines et c’est la raison pour laquelle elle ne peut pas être neutre. Ainsi, quels sont, selon lui, les intérêts de ceux et de celles qui affirment et/ou prétendent à la neutralité de l’éducation et de l’école ?
« Je nie la neutralité de l’éducation telle que la définit le discours pragmatique néo-libéral » (Freire 1997) ; « Je crois que jamais le professeur progressiste n’a eu à être autant attentif et informé qu’aujourd’hui face à l’expertise avec laquelle l’idéologie dominante diffuse subtilement l’idée de neutralité de l’éducation » (Freire 2006).
Pour Paulo Freire l’affirmation du principe de neutralité de l’éducation sert les intérêts des classes et des idéologies dominantes. Ainsi, il dénonce l’utilisation de la neutralité par le capitalisme et toute la logique de domination qui se cache derrière cette vision. Il insiste sur le caractère politique de l’éducation tout au long de sa vie, dans ces écrits, ces pratiques, les entretiens, les dialogues : « l’éducation est éminemment politique et c’est ainsi qu’elle doit être traitée. » (Freire, 1987a).
Pour lui, l’éducation « neutre » a également pour objectif de reproduire l’idéologie dominante et les inégalités en veillant à ce que les classes sociales ne soient pas remises en cause : « Ce serait très stupide et naïf de notre part de ne pas comprendre que les écoles et l’éducation systématique reproduisent essentiellement l’idéologie de la classe dominante. Ce serait une grande naïveté de ne pas comprendre cet évènement si simple. Cela signifie que nous devons comprendre que les classes dominantes, parfois consciemment et parfois non, attendent ou demandent à l’enseignant.e de reproduire l’idéologie de la classe dominante ; c’est l’œuvre de l’enseignant.e » (Freire 1987b) ; « Du point de vue des intérêts dominants, il n’y a aucun doute que l’éducation doit être une pratique qui occulte les vérités et qui fige les individus dans leur classe sociale. Chaque fois, cependant, que la conjoncture l’exige, l’éducation dominante se fait progressiste, mais progressiste “à moitié”. Les forces dominantes stimulent et matérialisent les avancées techniques comprises et, autant que possible, réalisées de manière neutre » (Freire 2006).
Pour Freire, l’idéologie dominante ne se cantonne pas uniquement à l’exploitation économique, elle est aussi visible à travers le sexisme qu’une éducation présentée comme neutre perpétue. Un exemple très pratique cité par lui : « C’est vraiment dommage qu’un éducateur n’ose pas dire à ses élèves, pour ne pas pécher contre la “chaste pureté” de l’école, que la grammaire à elle seule ne parvient pas à expliquer la règle selon laquelle, s’il y a mille femmes et un seul homme dans une salle de réunion, la concordance se fera toujours au masculin. Vous tous et pas vous toutes » (Freire 1991).
Puisque l’éducation ne peut pas être une activité neutre et que l’école actuelle est majoritairement soumise aux intérêts des groupes dominants, Freire considère que les enseignant.e.s ont le droit et le devoir de prendre parti, d’affirmer et d’assumer leurs engagements.
Pour Paulo Freire, l’enseignant.e-e a le droit et le devoir de prendre parti en abordant auprès de ses élèves les questions sociales et politiques car l’éducation est de nature politique, Paulo Freire considère que tout éducateur doit clairement affirmer ses propres choix politiques et les assumer : « Il ne fut déjà plus possible d’exister sans assumer le droit et le devoir d’opter, de décider, de lutter, de faire de la politique » (Freire 2006) ; « Je ne puis être professeur si je ne perçois pas chaque fois mieux que, pour ne pas rester neutre, ma pratique exige de moi une définition. Elle m’impose de prendre position, de décider, de rompre. Elle exige de moi que je choisisse entre cela et cela. Je ne puis être professeur en faveur de qui que ce soit et de n’importe quoi. Je ne puis être professeur simplement en me déclarant pour l’Homme ou de l’Humanité, phrase dont la généralité trop vague contraste avec la pratique éducative concrète » (Freire 2006).
« Le “travailleur, la travailleuse de l’enseignement” en tant que tel est un politique, qu’il en soit conscient ou non. À partir de là, il me paraît essentiel que tout éducateur ou éducatrice assume, le plus vite possible, la nature politique de sa pratique. Qu’il se définisse politiquement. Qu’il choisisse son option et cherche à être cohérent par rapport à celle-ci » (Freire 1991).
Pour Freire, parce qu’elle est politique, l’éducation relève également du domaine de l’éthique : « La pratique éducative n’est pas neutre, c’est une éthique. Elle a à voir avec des principes de morale qui ont leurs limites » (Freire 1997). Et il insiste pour que l’enseignant.e prenne parti et assume ses choix devant ses élèves au nom de l’éthique : « Agissant au sein de la salle de classe, ma présence ne peut être omise, et je dois être considéré comme un sujet qui opère des choix. Je dois révéler aux élèves que je suis capable d’analyser, de comparer, d’évaluer, de décider, d’opter, de rompre. Je dois montrer ma capacité à rendre justice, à ne pas faillir au respect de la vérité. Par éthique, il me faut témoigner par moi-même » (Freire 2006).
Selon lui, cette manière d’affirmer et d’assumer ses décisions est pour l’enseignant.e aussi un outil éducatif, il s’agit de favoriser cette capacité chez les élèves : « Au contraire, mon rôle est de témoigner du droit de comparer, de choisir, de rompre, de décider et de stimuler l’assomption de ce droit pour les apprenants » (Freire 2006) ; « Comment est-il possible de former des jeunes, si l’éducateur n’a pas atteint pour lui-même une autonomie en tant que sujet qui juge, qui rêve, qui aime, qui à la rage, etc. » (Freire 1997).
Tout au long de son existence, Paulo Freire a encouragé les enseignant-e-s à prendre parti et à se « mêler » des questions sociales et politiques devant leurs élèves : « Éduquer est une façon de se mêler des affaires du monde » , dit-il. Mais le fait de se positionner et de nous encourager à prendre parti ne veut pas, pour Paulo Freire, dire endoctriner. La pédagogie de l’éducateur brésilien qui est profondément démocratique, s’oppose à toute forme d’endoctrinement.
Ainsi, dans un cadre démocratique, Paulo Freire n’a jamais imposé ses opinions à ses élèves et leur a toujours proposé d’autres choix possibles : « En tant que professeur libérateur, je suis très clair au sujet de ce que je veux. Cependant, je ne manipule pas les étudiants. C’est cela qui est difficile. Bien que j’ai certaines certitudes sur mes "lendemains" et mes "au-delà", je ne peux pas manipuler les étudiants pour les amener avec moi dans mes rêves. Je dois les éclairer sur ce qu’est mon rêve, mais je dois leur dire qu’il y a d’autres rêves que je considère comme mauvais (rires !). Vous comprenez ? C’est l’alternative que nous avons : être manipulateurs ou être radicalement démocratiques. Cela signifie qu’il faut accepter la nature directive de l’éducation. Il existe une directivité de l’éducation qui ne lui permet pas d’être neutre. Nous devons dire aux élèves comment nous pensons et pourquoi nous le pensons. Mon rôle n’est pas de me taire. Je dois convaincre les élèves de mon rêve, mais pas les conquérir à mes plans personnels. De même que les élèves ont le droit d’avoir de mauvais rêves, j’ai le droit de leur dire que ce sont de mauvais rêves : réactionnaires, capitalistes ou autoritaires » (Freire 1987b).
La base de la pédagogie développée par Paulo Freire est la pratique dialogique : « l’action dialogique n’admet pas un sujet qui domine et un objet dominé, mais seulement des sujets qui se rencontrent pour déchiffrer le monde, pour le transformer » (Freire 1974). Dans ce cadre dialogique, l’enseignant ne domine pas l’apprenant, mais doit stimuler en lui et en elle sa « capacité critique » et à exprimer ses « doutes rebelles » et son « insoumission » (Freire 2006).
Dans cette perspective, l’élève est invité à exprimer ses doutes et son opposition vis-à-vis des opinions de l’enseignant.e : « Je ne peux lui nier ou lui cacher ma posture, mais je ne peux non plus méconnaître son droit de la rejeter » (Freire 2006).
En tant que pédagogue qui a une perspective émancipatrice, Paulo Freire vise à former des élèves dominé.e.s pour qu’ils et elles deviennent des sujets capables de décider et de transformer le monde. Manipuler les élèves serait les traiter comme des objets : « Prétendre les libérer sans les faire réfléchir sur leur propre libération, c’est les transformer en objets que l’on doit sauver d’un incendie. C’est les faire tomber dans le piège de la démagogie et les transformer en masse de manœuvres » (Freire 1971).
Une des finalités de la pédagogie émancipatrice de Paulo Freire est de développer chez les élèves une conscience politique l’oppression, l’exploitation qu’ils ou elles subissent pour s’en libérer. Cette pédagogie se prémunit de tout risque d’endoctrinement. Son approche est profondément démocratique et dialogique. Si cette pédagogie permet aux élèves de comprendre les mécanismes qui produisent l’exploitation, les oppressions et de s’engager pour y mettre fin, c’est que ces oppressions existaient dans la société indépendamment des opinions des enseignant-e-s sans que les personnes au pouvoir se préoccupent d’y mettre fin. Dans la préface qu’il rédigea de l’ouvrage L’Éducation, pratique de la liberté de Paulo Freire, Francisco C. Weffort rappelle cela : « Conscientiser ne signifie pas, en aucune façon, faire de la propagande idéologique ou proposer des mots d’ordre. Si la conscientisation ouvre le chemin à l’expression des revendications sociales, c’est parce que celles-ci sont des composantes réelles d’une situation d’oppression » (Freire 1971).
Paulo Freire avait un profond espoir en l’humanité et en la capacité de l’être humain de « créer ce qui n’existe pas ». Son existence a été traversée par cet espoir : « Je ne peux pas comprendre l’existence humaine et la nécessaire lutte pour qu’elle soit meilleure sans espoir (…). Je n’ai pas d’espoir parce que je suis têtu mais par impératif existentiel et historique. » (Freire, 1992)