« Parler d’effondrement est en effet particulièrement écœurant lorsque des millions de personnes tentent de survivre sur notre planète. » par Olivier de Halleux
La vision catastrophiste du monde a le vent en poupe en période de pandémie de la maladie du Coronavirus. Comme lors de nombreux événements qui divisent la population, une forme de schizophrénie collective s’installe prenant racine dans les paroles d’experts aguerris, de journalistes spécialisés et/ou de politiciens volubiles. Très vite, les questions autour du « changement », de « fin de cycle », de « transition » et « d’effondrement » font leur apparition lorsqu’une société est mal menée. Toute crise, si on peut la nommer ainsi dans le cadre du Covid-19, tout chamboulement sociétal apporte son lot de remises en question et donc de débats au sein d’une population.
La théorie de l’effondrement ou de la collapsologie a particulièrement été, indirectement, mobilisée en cette étrange période, si bien qu’il n’y a pas un jour où les médias, par l’entremise d’intellectuels, nous parlent de l’après qui sera indéniablement différent. Vraiment ? De quel « après » parle-t- on ? Qu’est-ce qui va s’effondrer ? Et si ça s’effondre, que va-t-il rester ?
Cet article propose d’articuler succinctement les concepts de l’effondrement ou de la collapsologie à celui de changement et/ou de transition, et ce pour éclairer modestement la question suivante : comment peut-il y avoir un quelconque espoir de changement si tout s’effondre ?
La fin « d’un monde » ou du « système » est une idée très en vogue depuis une dizaine d’années dans le champ de la recherche académique et informelle. L’idée que notre société puisse s’effondrer n’a jamais été autant commentée dans la presse. Les scénarios d’apocalypse sont aussi en recrudescence dans le monde de la culture littéraire et cinématographique. Mais c’est probablement dans la sphère socio-politique que la théorie dite de la collapsologie, portée auprès du grand public notamment par Pablo Servigne et Raphaël Stevens dans le contexte francophone, a particulièrement été investie. Les auteurs la définissent comme suit : « l’exercice transdisciplinaire d’étude de l’effondrement de notre civilisation industrielle, et de ce qui pourrait lui succéder, en s’appuyant sur les deux modes cognitifs que sont la raison et l’intuition, et sur des travaux scientifiques reconnus. » [1] La thèse de base de cet « exercice transdisciplinaire » est relativement simple et repose sur celle de Malthus, économiste anglais du XVIIIe siècle, qui prédit qu’au plus une population croît au moins elle bénéficiera de ressources naturelles. Autrement dit, et plus précisément, dans des conditions optimales, une population grandit de façon exponentielle tandis que les ressources ne croissent que de manière graduelle. A titre d’exemple, sur une période X, une population doublerait à chaque génération alors qu’il n’y aurait qu’une unité supplémentaire de ressources dans le même temps. Après quatre générations, soit un siècle, on est donc à 8 contre 4.
Dans le sillage du travail développé par Pablo Servigne, l’approche démographique malthusienne a été particulièrement appréciée par une série de politiciens, comme Nicolas Sarkozy pour le plus connu. Premièrement, parce qu’elle pose le problème insoluble et irrémédiable de l’effondrement, contre lequel on ne pourrait rien faire. Sur le plan discursif, il y a là matière à accabler la population et la mener à voter contre cette catastrophe imminente. La posture rhétorique est en effet relativement simple à adopter pour un politicien éloquent. Deuxièmement, parce que la vision de Malthus propose une réponse claire et sans ambiguïté au choc démographique puisque l’économiste considère qu’il faut restreindre la population. Dès lors, sur le plan politico-exécutif, il est particulièrement efficace pour un homme d’Etat de développer une politique nataliste forte. D’après les fervents défenseurs de la théorie, il s’agit de la piste centrale destinée à éviter l’effondrement de la société industrielle moderne.
C’est de cette thèse démographique principale que découle celle de l’emballement irrévocable du système lié à la raréfaction des ressources naturelles, au-delà de leur utilisation graduelle. Cet épuisement s’explique d’une part par le dérèglement climatique qui nous pousse à trouver des solutions technologiques pérennes et, par conséquent, à exploiter plus encore la terre. D’autre part, il s’explique par la mondialisation constante et donc la commercialisation de biens à grande échelle. La société moderne étant essentiellement basée sur le pétrole, celle-ci s’effondrera une fois la source tarie. En définitive, la collapsologie définit un cercle pernicieux qu’on ne peut pas quitter. Mais c’est sans compter que la vision positiviste et systémique [2] de la collapsologie élude complètement l’aspect socio-culturel du monde. Elle en oublie qu’une société est constituée d’individus capables d’imaginer autre chose que le néant.
Parler d’effondrement est en effet particulièrement écœurant lorsque des millions de personnes tentent de survivre sur notre planète. Et à vrai dire, ce discours eschatologique n’aurait probablement aucun écho auprès des plus vulnérables [3]. Son champ lexical parle davantage à une population éduquée et consciente de certains privilèges.
Paradoxalement, la collapsologie dépeint un système occidental dont les protagonistes haïssent et adulent le fonctionnement. Tout en bénéficiant de ses relatifs bienfaits, l’idée même de voir disparaître notre système a presque des allures de fantasme. Par ailleurs, la collapsologie est facilement acceptée en tant que théorie plausible et crédible parce qu’elle enjoint une vision systémique et globale de notre société. En suivant les adeptes les plus connus, comme Pablo Servigne, cette finitude apocalyptique de notre monde induit, peut-être inconsciemment dans le chef de cet auteur, l’omission de la force d’action des individus. En résumé, si le monde s’effondre, tout s’effondre. C’est une vision particulièrement naïve et déterministe de l’avenir, et d’une certaine manière, de notre passé. En effet, des civilisations se sont déjà effondrées au cours de l’histoire sans pour autant ne laisser aucune trace. Finalement, le discours de l’effondrement de notre société, de notre système capitaliste, de la finance, de l’industrie agro-alimentaire etc. est un camouflet, voire une imposture, compte tenu de l’inégalité (croissante) qui sévit dans le monde. L’effondrement est un concept nébuleux qui plait aux plus nantis d’entre nous et qui a le défaut d’être trop rationnel et détaché des réalités de la vie humaine.
Cependant, la théorie collapsologique a le mérite de souligner les limites du système. Elle n’émet par contre pas ou peu d’alternatives à une fin imminente.
L’écroulement du système mènerait de fait à un net recul de la population et de toutes ses avancées. Cette posture nous semble bancale compte tenu des capacités de transformation des individus. Le champ socio-culturel est en effet complètement occulté dans l’approche collapsologiste. Si l’étude de l’effondrement fait appel à des analyses chiffrées et souvent vérifiées scientifiquement, celle de « l’après », qu’on pourrait qualifier de transition ou de changement, sollicite la capacité des acteurs à se rassembler et à penser différemment leur monde. Mais les collapsologues ne nous invitent-ils pas à changer au travers de leurs discours apocalyptiques ? A cet égard, il nous semble que la nature même de la collapsologie n’est finalement qu’une invitation à un changement de « premier ordre » [4] qui ne s’attaque pas au fondement même du problème. C’est-à- dire que sa récupération par le discours dominant du capitalisme et du néolibéralisme n’engage pas un revirement profond des esprits. Au contraire, on pourrait penser que les conclusions tirées par les plus grands collapsologues sont « détournées » à des fins intéressées. Finalement, on fait/dit la même chose mais autrement. Parce que la fin du monde approche, nous devons continuer l’industrialisation de nouvelles technologies plus propres et plus vertes.
C’est bien là tout le danger d’une théorie qui écarte complètement le champ des possibles, les relations de pouvoir, de régulation et plus génériquement sociales. La prophétie de fin du monde laisse la place à toutes les formes de continuité possibles et imaginables d’un monde connu. Mais elle n’invite pas à un changement de « second ordre » [5] qui oblige l’Homme à se (re)penser. Il s’agit alors non plus de continuité mais de rupture. D’une nouvelle logique instituée dans le corps social fondée sur des valeurs désirées par toutes et tous. A l’heure actuelle, celle de l’égalité est primordiale. Nul collapsologue ne se targuera de combattre l’inégalité et de déchiffrer les rapports de force qui en découlent. A ce titre, la collapsologie ne décrit pas la ou les causes d’un mal, mais plutôt les conséquences et les symptômes de celui-ci.
A l’instar de la collapsologie, il faut craindre une certaine récupération du « discours transitionnel ». On ne compte plus en effet le nombre de « Villes en Transition » qui réalisent de belles choses mais sans véritablement modifier les fondements de notre société. Il n’est d’ailleurs pas anodin de constater le rapprochement entre les collapsologues et les acteurs de la transition. Si le discours des premiers a été finalement probablement plus intégré par la société, celui des deuxièmes semble plus disparate entre « innovation » et « changement social » [6]. A nouveau, l’innovation n’invite pas nécessairement à une modification profonde de l’imaginaire collectif, mais plus à une continuité d’un système existant. En ce sens, le discours de la transition est également pris dans le piège de la récupération et du détournement [7]. Au contraire, le changement social invite à une révolution socio-anthropologique voire philosophique, pour tenter d’imaginer un avenir réellement différent. Cette révolution passe notamment par notre relation à la nature, à l’autre et à la manière de (se) concevoir l’autre.
Le nihilisme de la collapsologie est profondément problématique lorsqu’on souhaite s’attarder au changement. Son approche naturalisante des relations sociales a précisément l’énorme défaut de diminuer le travail de l’homme sur son devenir. Si effondrement il y a, ce ne sera pas sans répercussions sur notre manière de vivre, principalement matériellement. Mais il serait absurde de penser que les valeurs, normes et règles fondamentales de notre société seraient modifiées. Pourtant, c’est bien sur ce point qu’il conviendrait de réfléchir et d’agir en instituant de nouvelles manières de « faire du collectif », pour éviter justement une chute qui serait brutale, et ce, principalement pour les personnes les plus fragiles.
[1] Servigne, P. & Raphaël Stevens, R. (2015), Comment tout peut s’effondrer – Petit manuel de collapsologie à l’usage des générations présentes, Le Seuil.
[2] Lagasse de Locht, E. (2018), Contre l’effondrement, pour une pensée radicale des mondes possibles.
[3] Cravatte, J. (2019), L’EFFONDREMENT, PARLONS-EN...Les limites de la « collapsologie », Barricade.
[4] De Leener, P. (2009), Gouvernance démocratique, rapports à l’individu, au collectif, aux règles et aux normes, dans MAPPA, S. (dir.), Les impensés de la gouvernance, Paris, Karthala.
[5] ibid.
[6] Callorda Fossati, E., Degavre, F., Lévesque, B. (2019), Innovations sociales transformatrices et perspectives mutli- niveaux sur les transitions soutenables. Dialogue entre deux approches complémentaires, Working paper, Conférence EMES.
[7] L’exemple des banques qui se disent sur la voie de la transition en proposant des placements présentés comme « verts » est assez interpellant en la matière.