« Chaque génération a une mission qui la dépasse. La nôtre : rester chez nous. » par Laurent Bernard
Rester-chez-soi-en-tant-que-mission-exceptionnelle... Il y a douze mois, n’importe quel étant humain aurait souri face à cet énoncé, imaginant un sketch des Monty Python, une fiction de Stanislav Lem ou une punchline du prochain épisode de Black Mirror. Bienvenue en 2020, il s’agit juste d’un message de l’Organisation mondiale de la Santé. Officiellement, cette phrase se situe entre l’invitation et la recommandation aux citoyens du monde à se protéger soi-même comme les autres en restant chez soi. Officieusement, il s’agit autant d’une publicité que d’une directive adressée à tous les citoyens du monde afin qu’ils apprennent à vivre et à consommer de chez eux, et par là même à participer-tous-ensemble à la dernière révolution économique, le quaternaire [1].
Si les problèmes climatiques et sanitaires ont assurément quelque influence sur l’effondrement de l’être, ils portent mal leur nom et ne suffisent pas à expliquer cet asile à ciel ouvert dans lequel nous éprouvons des difficultés à nous promener. La collapsologie ou théorie de l’effondrement est essentielle en tant qu’elle rappelle à quiconque l’aurait refoulée que nous vivons la sixième extinction de masse, et que nous en sommes sans doute la cause première. [2] Mais ce « courant théorique » est déficient - à tout le moins incomplet - en tant qu’il nous épargne partiellement : nous n’en sommes pas seulement la cause, nous sommes aussi désastrés et effondrés que le monde qui nous entoure. Cette considération était claire avant le Covid-19, elle est aujourd’hui limpide. J’écrivais il y a quelques années : « Le désastre n’est pas tant notre milieu que le nom des êtres y errant sans pouvoir l’influencer, incapables de se raconter. Rien ne peut arriver à ceux qui ont perdu leur milieu et la capacité de réciter, à ceux qui ont perdu, par là même, quelque cosmogonie ou imaginaire propres. »
« Rien ne distingue les souvenirs des autres instants : ce n’est que plus tard qu’ils se font reconnaître, à leurs cicatrices. »
Chris Marker
Quand, au sortir de la première guerre mondiale, Walter Benjamin déplorait la chute du cours de l’expérience et Karl Kraus l’appauvrissement de la langue des journaux viennois [3], ils ne disaient pas : « nous avons absolument perdu l’expérience ou la parole », mais bien : « nous sommes en train de subir une accélération de ces dépossessions ». Un siècle plus tard, nous sommes 7 fois plus nombreux sur terre et avons vécu - « pour notre autonomie » - les révolutions numérique et digitale pendant que des milliers de dialectes et de rites disparurent de la surface du globe. Un siècle plus tard, l’Occident capitaliste « a réussi » à se débarrasser « du « communisme » et des autres civilisations. Un siècle plus tard, l’Occident capitaliste est tellement en manque d’ennemis réels qu’une grosse grippe (tuant au plus 5 personnes sur 1000, en moyenne de 85 ans) lui permit d’assigner à résidence 5 milliards d’êtres humains et ce pendant une saison. [4]
« Il y a une chose que peut l’adulte : marcher,
mais une autre qu’il ne peut plus - apprendre à marcher. »
Walter Benjamin
Le sujet effondré que la domination techno-sanitaro-totalitaire produit majoritairement est l’extrême de la soumission et de l’amnésie, son confort sa priorité, ses oublis, sa liberté. [5] Il n’est pas radicalement individualiste (ce qui impliquerait qu’il soit entier), mais bien plutôt radicalement isolé et égotrippé [6]. Autrement formulé, il est l’être-fragmenté entièrement séparé de tous les autres étants, et cela lui convient : « le Covid m’a permis de me recentrer sur moi-même. » Il partage des vidéos et des articles du cœur de sa bulle privée, son ordinateur. Son lit est son salon, sa fenêtre son ouverture sur le monde. Il apprend les nouvelles du dehors et rend visite à sa grand-mère via son smartphone. « Ce n’est qu’un mauvais moment à passer. » Il a perdu jusqu’au droit de se promener, ou plutôt il a appris à ne sortir de chez lui que pour des choses essentielles : « c’est quand même dur d’avoir manqué l’enterrement de papa ». Il ne peut plus rien toucher - surtout pas son propre visage -, il s’est laissé privatiser jusqu’à sa peau, ses lèvres, sa langue. « Tinder fonctionne encore, c’est juste devenu exceptionnellement rare d’embrasser l’autre. » Suivant une indistinction quasi absolue, le sujet co-vidé fait tourner les êtres et les choses pour remplir son emploi du temps. [7] Il paie et rencontre de chez lui, l’apéro se fait sur skype et le shopping sur la toile. Il cuisine quand il a le temps, sinon « il fait tourner l’économie en se faisant livrer ». Cela le rassure d’appliquer les consignes, être un bon citoyen sans cité est son reste. Le sujet désastré est l’être entièrement adaptable, sa prof de yoga en ligne est fière de lui. De droite à gauche en passant par l’extrême centre, le citoyen covidé ne subit pas l’exception, il ne cesse de l’intégrer et de la reproduire, agent bénévole du contrôle. Il est, par excellence, celui qui a appris à ne vivre que de choses et d’activités essentielles.
« Est-ce la folie qui mène à l’absence d’issue ou l’absence d’issue qui mène à la folie ? »
Emmanuel Lévinas
Si ce sujet (en l’état mais aussi - hélas - en puissance en chacun) est assurément malade, il le doit en partie à la communication en monde, c’est-à-dire aux énoncés tant des gouvernants que des médias dominants. Après deux ans d’étude sur des schizophrènes, Grégory Bateson publia Vers une théorie de la schizophrénie (1956). Il y développa entre autres le phénomène psychologique de double bind ou injonction paradoxale. Ce fameux concept désigne une situation dans laquelle le sujet est coincé entre deux injonctions, d’intensité égale mais contradictoires dans leur contenu, de sorte que, nécessairement, l’une viole l’autre. « Dans les interactions sociales, ce phénomène est qualifié « d’art de rendre l’autre fou » - il produit en effet sur la psychè des effets d’impuissance et de dissonance cognitives qui ne vont pas sans traumatismes. » [8] Si nous nous arrêtons à ce concept afin de penser notre situation, il apparaît évident nous ne pouvons pas ne pas devenir schizophrènes.
« Les masques ne servent à rien./ Les masques sont obligatoires dans les espaces clos./ Les masques sont indispensables à l’extérieur comme à l’intérieur mais pas en terrasse.
Restez chez vous et ne sortez que pour des choses essentielles./ Il est essentiel de prendre l’air.
Le virus reste sur toutes les surfaces pendant plusieurs heures./ Le virus ne se transmet que par aérosols ou contacts interhumains.
La chloroquine est assurément toxique et son efficacité n’est par ailleurs en rien prouvée./ La chloroquine a soigné des millions de personnes en Chine, au
Maroc, au Portugal et en Grèce, pays comptant le moins de morts par habitants.
Vous pouvez aller travailler en métro mais les enterrements sont interdits ou limités à dix personnes.
Sortir pour son amusement personnel n’est pas seulement égoïste mais criminel.
Vous ne pouvez voir que 5 personnes de votre entourage mais vous pouvez partir en vacances en avion. »
La séquence-covid n’a pas seulement approfondi les dépossessions de l’expérience, de la langue, de l’imaginaire ou de nos corps, elle nous a fait perdre jusqu’à toute notion de réalité, diffusant une psychose sans précédent aux quatre coins du globe [9].
« La culture du spectacle n’est pas fondée sur la nécessité des sujets à voir, mais plutôt sur des stratégies par lesquelles les individus sont isolés, séparés, et conduits à habiter le temps sur le mode de l’impuissance. »
Jonathan Crary
Si nous nous permettons d’évoquer ici quelque chose comme un effondrement de l’être occidental, ce n’est pas d’abord parce que nous ne cessons d’y survivre, bien plutôt parce qu’il ne cesse s’intensifier et de se diffuser chaque jour. Une de ses manifestations les plus troublantes se situe assurément dans ce que nous avons appelé la fatigue-en- monde, consacrée par ces nouvelles pathologies que sont le burn out et le bore out.
De nombreuses études sociologiques et anthropologiques [10] montrent que la prolifération des écrans et la nouvelle économie de l’attention ont complètement bouleversé le rapport des étants humains au sommeil. « Les assauts contre le temps de sommeil se sont intensifiés au cours du XXe siècle. L’adulte américain moyen dort aujourd’hui environ six heures et demie par nuit, soit une érosion importante par rapport à la génération précédente, qui dormait en moyenne huit heures, sans parler du début du XXe siècle où - même si cela paraît invraisemblable - cette durée était de dix heures. » [11] Comment est-il possible qu’en un siècle nous dormions en moyenne trois heures de moins ? Dans « Le nouvel esprit du capitalisme », Luc Boltanski et Eve Chiapello ont décrit comment un ensemble de forces et d’événements ont favorisé l’émergence d’un individu toujours déjà occupé, malléable, interconnecté, flexible, communicant, autrement formulé toujours déjà en transaction avec quelque milieu télématique, toujours déjà en train comme sur le point de réagir à des stimuli indésirés. Ce processus a engendré la dissolution des frontières entre le temps privé et le temps professionnel, entre le travail et la consommation, ce qui a engendré la disparition de milliers d’espaces auparavant dédiés à la rencontre, à la réflexion, à la pensée ou à la contemplation. L’être post-moderne se doit d’être toujours déjà disponible à des dispositifs et à des sollicitations qui ne concernent que rarement son émancipation. « La soumission à ces dispositifs est à peu près irrésistible, étant donné l’appréhension de l’échec social et économique, la peur de se faire distancer, d’être considéré comme démodé. Les rythmes de consommation technologique sont inséparables d’exigences d’auto administration permanente. Tout nouveau produit ou service est présenté comme essentiel à l’organisation bureaucratique de notre propre vie. » [12] Organiser- bureaucratiquement-sa-propre-vie, aussitôt quoique peu à peu, cela fatigue. Cela se fatigue ou il y a de la fatigue dans l’air comme ce professeur devant donner cours à 25 jeunes débordant d’énergie, et pourtant condamnés à rester assis 7 heures avec un masque pour supporter quelque pédagogie ayant enfanté ce système-monde.
Plus sérieusement, la fatigue n’est pas un temps empirique, un épisode organique ou musculaire, une crise localisable, elle est bien plutôt un affect, un état métaphysique. Contrairement aux maladies, elle ne se décrit pas, n’a pas de cause première ou de symptômes propres, elle est un rapport au monde et, en tant que tel, elle s’énonce, on l’affirme, comme l’angoisse dont elle est le pendant. L’être fatigué - nous tous - dénie l’angoisse, fait tout pour se cacher cette expérience a priori de la finitude. Se dire fatigué n’est pas encore s’assumer fatigué, comme se dire angoissé n’est pas... A ce titre la fatigue est à la fois la correspondante d’un temps suréprouvé (en tant qu’endurance inconsciente des temporalités courtes dominantes [13]) et d’un temps non éprouvé (au sens heideggérien d’assomption de l’angoisse existentielle ou d’être-envers- la-mort). L’être-fatigué est incapable de penser sa mort car il est dominé par l’incertitude d’avoir vécu. Dénier l’angoisse, c’est avant tout dénier la non-importance de sa vie, se voiler son absence de destin, c’est se laisser absorber par le temps plutôt que de le prendre comme ami ou ennemi, comme il était d’usage avant la deuxième guerre mondiale (voir les courants futuriste, surréaliste, situationniste, la poésie du XIXe et du début de XXe). Le désastre inassumé est toujours-déjà vaincu par l’épreuve du Temps, écrasé par cette bataille immémoriale à laquelle il a oublié de prendre part. Ce n’est qu’à partir de ce phénomène trop diffus en Occident - le déni de la mort –, et son corollaire - la promesse d’une existence pacifiée (Adorno) - que les premières mesures covidées ont été appliquées si diligemment par la plupart. Des centaines de millions d’êtres délaissèrent un instant leur agenda et furent obligés de se rappeler que leurs grand-parents, parents et amis étaient mortels. Pire, que ces derniers risquaient de tomber malades sans avoir la chance d’être hospitalisés.
Le burn out est le terme inadéquat que l’on donne à l’effondrement de l’être qui n’en peut plus de la cadence qu’il s’est lui-même choisi, indifférent à ce qu’il fait et dit pourtant aimer, et qui, le plus souvent à cause de la pression sociale, n’est même pas capable de s’arrêter. Il n’en est pas capable, autrement dit l’être-très-fatigué n’arrive pas à décider ni même à choisir quelque repos jusqu’à ce que son corps le trahisse, l’oblige, s’impose à lui comme effondré. Le burn out est la parade ou plutôt le seul recours langagier admis pour s’excuser de se reposer un peu, pour s’excuser de sortir de la chaîne sociale : « Je cherchai, cette fois, à l’aborder. Je veux dire que j’essayai de lui faire entendre que, si j’étais là, je ne pouvais cependant aller plus loin, et qu’à mon tour j’avais épuisé mes ressources. La vérité, c’est que, depuis longtemps, j’avais l’impression d’être à bout. « Mais vous ne l’êtes pas », remarquait-il. En cela, je devais lui donner raison. Pour ma part, je ne l’étais pas. Mais la pensée que, peut-être, je n’avais pas en vue « ma part », rendait la consolation amère. Je cherchai à tourner la chose autrement. « Je voudrais l’être. » » [14] (L’être-très-fatigué n’est toujours qu’un être fatigué parmi d’autres, la fatigue ne se mesurant pas. Comme le dessine Blanchot, la fatigue est toujours à la fois excès et manque de fatigue : « si tu étais vraiment fatigué, tu n’aurais même plus la force de prononcer son nom ».)
« L’homme dans certaines conditions qui le rattachent au mouvement même des choses ne rompt pas le désert, il le sacralise. »
Gilles Deleuze
Quand nous disons « terme inadéquat quant à l’effondrement de l’être », nous parlons bien entendu contre la novlangue, contre tous ces mots qui réduisent notre capacité réflexive. Ce terme de burn out (et l’espace notionnel qu’il implique) est bien entendu adéquat du point de vue du réseau de pouvoir en tant que mensonge sur la condition humaine. Il est rassurant parce qu’il voile un rapport au temps technicien diffus en ciblant un soi-disant moment de crise, et par conséquent trompe sur l’origine de notre fatigue en monde. Les traductions courantes de la psychologie post-moderne [15], l’épuisement et la saturation, marquent la fin d’un processus et à ce titre laissent entendre qu’il s’agit d’un temps exceptionnel d’explosion ou de chute. Les médecins semblent d’accord : l’origine métaphysique du burn out n’existe pas, il a des causes : un soi-disant surmenage parental ou au travail- « les enfants, parfois, c’est ingérable » ou « là vous en avez fait trop » - causes toujours préférées par les psychologues à quelque origine existentielle, certes plus difficile à transmettre, et qui révèle essentiellement ceci : « votre absence de destin vous est voilée » dirait Heidegger, « vous n’avez jamais rien fait d’important » dixit quelque bon rappeur. Faut-il dès lors s’étonner que la plupart des psychologues conseillent à leurs patients - avant la reprise - une meilleure gestion de leur temps, comme s’il leur appartenait, ne voyant pas que le drame de ces existences effondrées est la perpétuelle gestion de tous les étants qui les entourent, ces derniers étant le plus souvent considérés comme des corvées. Notons en passant que considérer sa progéniture comme une corvée - « moi parent » parmi bientôt huit milliards d’étants humains - est la plus grande insulte qu’un humain puisse s’adresser (remettant en cause jusqu’à son nom, homo demens n’étant pas suffisant face à ce type de bestialité). Lorsque nous sommes habités par quelque amour, amitié ou vocation, il n’y a jamais rien à gérer.
Quand on passe la journée à défendre ce système-monde qui détruit autant nos semblables que notre demeure-monde, notre sommeil ne peut pas ne pas être violemment troublé. L’être-effondré, celui qu’on dit en burn out, révèle avant tout cette difficulté chaque jour croissante à défendre la société, à produire pour ce système-monde. Ne pouvant agir joyeusement, le monde agit à travers lui, chambre d’écho de la rumeur. Il est par-là celui qui ne cesse de dé-couvrir son absence de destin, de se découvrir vide [16]. En retard sur son sommeil comme sur sa chaîne de corvées, il est tellement dépossédé que ses rêves n’arrivent même plus à prendre forme.
Concluons par le plus inquiétant qui, comme Freud l’indiqua, est toujours déjà lié à une étrange familiarité. De par son omniprésence imagologique, le plus grand crime du Covid-19 est contre la puissance d’imagination de tous les enfants, contre la puissance d’imagination de ce qu’il reste d’enfance en nous. Comment ne pas d’abord percevoir dans l’état d’exception planétaire une attaque inédite contre l’enfance ? Comment raconter, décrire, traduire à nos enfants cette désertion absolue du dehors, comment leur traduire cet accroissement sans précédent de la peur de l’inconnu, de la méfiance envers autrui, de la crainte du contact ? Autrui n’est pas un danger, il est celui qui m’apprend à parler et à penser. Toucher n’est pas un geste indésirable - entre consentants -, il permet réconfort, tendresse et jouissance. Apprendre à caresser, apprendre à avoir confiance, c’est apprendre à considérer la puissance de l’autre, de tous les autres comme la sienne propre. Entre injonction et conseil, ce n’est pas pour rien que l’énoncé le plus répété des parents est, de Lima à Oulan-Bator : « fais attention ». Si les jeunes enfants mettent tout ce qu’ils trouvent en bouche, ce n’est pas seulement pour s’approprier le monde ou s’y sentir à l’aise, bien plutôt parce qu’ils considèrent naturellement tous les étants comme une extension de leur être, autrement dit parce qu’ils considèrent le monde et tout ce qui le peuple comme leur seconde peau. De la langue aux câlins maternels, la magie de l’enfance n’est pas faite pour être assignée à résidence, comme elle n’est en rien compatible avec la distanciation sociale ou l’absence de risque. Ce que nous appelons risque n’est le plus souvent, pour l’enfant, qu’un geste à l’issue incertaine du grand jeu de la vie. L’enfance est l’âge de l’idéalisme et du désir illimité, autrement dit s’il faut toujours rappeler les règles aux enfants, c’est d’abord parce qu’ils sont de grands révolutionnaires, mais aussi et surtout parce que les règles sont le plus souvent invisibles, voire imperceptibles.
Heureusement le plus inquiétant est aussi, parfois, libérateur. D’ainsi parlait Zarathoustra aux 400 coups, la tâche de la génération qui vient est d’apprendre à honorer l’enfance qu’elle contient en elle. Pour toutes les minorités en lutte [17], pour la puissance de l’imprévisible, pour laisser être et proliférer ce qu’il reste d’enfance en chacun, il est urgentissime que nous rejoignions ou à tout le moins soutenions tous les rassemblements, toutes les émeutes et tous les pillages qui jaillissent sur tous les continents. Laissons, selon l’usage, le dernier mot à Walter Benjamin :
« l’enfant est le lieu d’un désir qui le pousse à attraper la lune telle une balle. »
Ulrich Styx
[1] Le quaternaire n’est déjà plus un concept, il fut officiellement le champ de l’économie souffrant de la plus haute croissance pendant la terrible récession due à la crise sanitaire. Le quaternaire n’est pas tant un sous-ensemble du tertiaire ou un champ de l’économie, bien plutôt son devenir. Il est bien entendu le terrain de jeux des Gafa, économie-monde acosmique plus qu’immmatérielle qui ne cesse de transformer chaque foyer en marché, en centre d’achats et de ventes divers. Visiblement, c’est l’économie des ondes et des livraisons à domicile mais c’est aussi et surtout l’économie résiduelle (en tant que la- dernière-sur-laquelle-spéculer, en tant que la-dernière-générant-des-besoins-artificiels) et dominante d’un système-monde sans foyer et sans ennemi. Géopolitiquement, le quaternaire est l’économie-politique-monde qui a fait de chacun un ennemi potentiel, économie-politique-monde qui a fait de chaque étant un objet infiniment contrôlable et par là même rentable. Matériellement, le quaternaire est l’ensemble des techniques et des dispositifs (entendre aussi des coûts- investissements) contrôlant les déplacements des êtres, mais aussi les déplacements de leurs yeux et de leur attention.
Nous sommes devenus à la fois producteurs et consommateurs dès que nous regardons, parlons ou respirons, et ce pour peu que notre smartphone soit allumé, ou, plus communément, dès que nous nous promenons en rue, toujours déjà filmés par quelque caméra ou satellite. Nous sommes devenus - pour la gouvernementalité - d’incessants producteurs de datas, ces dernières permettant de prédire et d’anticiper nos comportements et gestes à venir. Si cette considération biométrico-éco- nomique apparût nécessaire, elle est avant tout imprécise. Pas d’inquiétude cependant, de nombreux économistes sont en train d’écrire sur ces questions.
[2] En effet les collapsologues ne sont pas d’accord (entre eux) sur la cause première de « la fin ». Pour certains, les hommes sont la cause de cette sixième extinction de masse, on parle alors d’anthropocène. Pour d’autres, le capitalisme en est la cause, on parle alors de capitalocène. Pour Malcolm Ferdinand et plusieurs autres « disciples » de Glissant et Fanon, il s’agit d’apprendre à parler du plantationocène (concept créé par Donna Haraway et Anna Tsing). Ce terme est plus précis et adéquat en tant qu’il rappelle qu’il n’y aurait pas eu émergence ni triomphe du capitalisme sans accumulation extraordinaire de capital et de main d’œuvre, autrement dit sans la colonisation et l’esclavage de millions d’êtres humains, principalement africains et envoyés vers les plantations des Caraïbes et du continent américain.
[3] Et, par extension, de tous ses concitoyens.
[4] Maria Van Kerkhove, l’épidémiologiste en chef ou porte-parole de l’OMS, a en effet reconnu début août que l’institution internationale s’était trompée et a revu à la baisse son taux de létalité : « nous ne pensions pas qu’il y avait autant d’asymptomatiques » a-t-elle déclaré sans vergogne. La létalité est donc officiellement passée de 3,6 % à 0,6 % ( https://www.dailymail.co.uk/news/article-8588299/World-Health-Organization-says-Covid-19-kill-0-6-patients.html ), une simple division par 6, ou le détail mainstream du mois d’août 2020.
[5] Le sujet effondré que la domination techno- sanitaro-totalitaire est en train de fabriquer n’est certes que l’approfondissement de l’être désastré pré-covid. Comme dirait un ami, « nous nous sommes pris 10 ans d’accroissement de contrôle en six mois. » Ou, comme le souffle Gianfranco Sanguinetti : « S’il a suffi d’un simple microbe pour précipiter notre monde dans l’obéissance au plus répugnant des despotismes, cela signifie que notre monde était déjà si prêt à ce despotisme qu’un simple microbe lui a suffi. »
[6] Que tous ces citoyens-sans-cité- exceptionnellement-normés se pensent altruistes par le geste même de rester chez eux révèle a minima l’ampleur de la psychose diffuse.
[7] « Et maintenant, n’est-il pas évident, intuitivement au moins, que notre paysage a été façonné non pas pour la vie humaine mais plutôt pour la communion des objets. » Phil A. Neel, Le fléau couronné, article disponible sur le site de lundi.am (n.251)
[8] MORIZOT Baptiste et ZHONG MENGUAL Estelle, Esthétique de la rencontre, L’énigme de l’art contemporain, Seuil, Paris, 2018, p. 25
[9] S’il est permis de conseiller quelque article du réseau de pouvoir, nous vous conseillons celui-ci. https://nymag.com/intelligencer/2020/02/a-simulated-coronavirus-pandemic-in-2019-killed-65-million.html « Etant donné que Giorgio l’a à moitié fait... » A lire en gardant à l’esprit que « les eaux usées de Milan et Turin contenaient déjà des traces du covid- 19 en novembre 2019 »(Le Monde ), ou le détail mainstream du mois de juillet 2020. A ne pas consulter sans la compagnie de quelque paradis artificiel et, si possible, d’un ami.
[10] A ce sujet (à tout le moins en ce qui concerne la franglophonie), il semble adéquat de lire les ouvrages collectifs dirigés par Yves Citton (dans lesquels, miracle parmi d’autres, Jonathan Crary fait des sciences humaines un art de combat).
[11] CRARY Jonathan, Le capitalisme à l’assaut du sommeil, La Découverte, Paris, 2014, p. 21
[12] Ibid, p. 58
[13] « Ce phénomène actuel d’accélération ne se résume pas à une simple succession linéaire d’innovations, où un nouvel élément viendrait à se substituer à un ancien, une fois celui-ci périmé. Chaque opération de remplacement s’accompagne toujours d’un accroissement exponentiel du nombre de choix et d’options disponibles par rapport à l’état antérieur. On assiste à un processus continu d’étirement et d’expansion, qui se produit simultanément à plusieurs niveaux et sur différents sites, avec une multiplication des plages de temps et d’expérience qui sont annexées à de nouvelles tâches et à de nouvelles exigences machiniques. » Ibid., pp. 54-55
[14] BLANCHOT Maurice, Celui qui ne m’accompagnait pas, Gallimard, Paris, 1953, p. 7
[15] Sa traduction littérale – « brûler à l’extérieur » - est intéressante parce qu’en un sens elle nous permet de nous approcher de la vérité existentielle de la fatigue, « un être brûle à cause du dehors », alors qu’en un autre sens elle permet son entente diffuse, « un être n’en peut plus et craque manifestement ».
[16] Ne pas cesser de découvrir : aporie révélant entre autres que le désastre inassumé ne cesse d’oublier ce qui est trop grand pour lui, à savoir son absence de destin, plus charnellement « le manque de sens de sa vie ». Psychanalytiquement, il s’agirait de quelque chose comme un refoulement permanent, ce qui semble a priori impossible, à moins de considérer avec sérieux une oscillation, un basculement de chaque instant entre conscience et inconscience (inconscience seconde faudrait- il dire).
[17] Ces « minorités » souffrent beaucoup plus violemment des différentes formes de police et de cette maladie. Si la focale de cet article est plutôt autour de « ce qui arrive à chacun », c’est parce que nous pensons qu’il s’agit avant tout de lutter contre la réification de chaque « étant vivant » ainsi que contre la militarisation de la police. Que pourrait, en effet, une armée d’étants humains chosifiés égaux contre une armée de robots et de drones ?