Vous avez aimé la lutte pour la démocratisation du monde ?

Mise en ligne: 4 décembre 2011

Vous allez adorer la lutte contre la corruption, par Chafik Allal

Vous avez aimé la lutte de pays occidentaux pour la démocratisation du monde ? Vous allez adorer la lutte contre la corruption. Dans le contexte actuel, ce combat – relativement nouveau pour résoudre un problème qui ne l’est pas du tout – est au cœur de la plupart des analyses des causes du non développement, aussi bien dans les pays du sud du monde, que dans nos régions du sud de la Belgique. Enfin, peut-être la plupart des analyses qui sont publiées par les médias pour le grand public.

Vous avez un système de santé défaillant ? Normal, dirait Madame Germaine, dans vos pays il paraît que les médecins sont véreux et encaissent des commissions. Vos enfants n’apprennent pas grand-chose à l’école ? Madeleine, ma voisine de palier, connaît bien la raison : elle sait que dans votre pays d’origine, ils ont été habitués à un système où on n’étudie pas puisqu’il suffit de payer pour réussir. Ah, vos enfants sont nés ici ? Euh…, ça ne change rien, ils savent cela de leurs cousins.

Les administrations consulaires d’un pays du Sud sont lentes pour délivrer un visa à un citoyen belge ? Méfiez-vous, ça veut dire qu’elles attendent de l’argent, dirait Michel mon comptable. Et ainsi de suite… Ce qui m’impressionne le plus, c’est la vitesse avec laquelle cette grille d’analyse s’est imposée. Depuis le milieu des années nonante, de nombreuses dimensions ont été occultées permettant d’expliquer les inégalités pour mieux mettre en relief cette dimension-là. Le présent propos ne cherche pas à nier l’existence de la corruption ni à en effacer les méfaits plus ou moins énormes en fonction du contexte. Ce que je cherche à comprendre et à formuler ici, c’est un aspect de cette lutte contre la corruption, qui me gêne. Je vais essayer d’expliciter pourquoi ça me gêne et émettre des hypothèses sur le processus qui nous a amenés là.

La lutte contre la corruption a été mise à l’agenda d’organisations internationales (OCDE d’abord) par des motivations nombreuses, et dans un contexte particulier : chute du mur de Berlin et affaiblissement d’alternatives au modèle néo-libéral [Voir Dix idées reçues sur la corruption] ; même si personne n’a jamais prouvé si la corruption est une cause ou un symptôme d’un état en crise, on a choisi de focaliser en priorité sur cette question en l’enrobant de valeurs en inadéquation avec le contexte occidental de notre époque. Les institutions de Bretton Woods n’ont pas mis longtemps à s’emparer du sujet vu sa portée et son intérêt. On peut difficilement trouver plus beau point d’entrée dans les affaires d’un pays que de mettre en avant une dimension morale ou éthique aussi consensuelle.

C’est ainsi et dans ce contexte qu’a été fondée Transparency International (TI) en 1993. Et TI a largement utilisé et popularisé un indicateur de corruption qui est discutable : le Corruption Perceptions Index ou indice de perception de la corruption (IPC). Et l’essentiel du travail surmédiatisé de TI est la publication de son rapport annuel reprenant les IPC pour plus de 180 pays.

Pour information, l’IPC est un indicateur composite calculé par Lambsdorff et classifiant chacun des pays sur une échelle de zéro (pays à corruption maximale) à dix (pays pas corrompu du tout). C’est précisément une résultante de sondages (treize sondages au maximum provenant de dix sources différentes [Les institutions et les sondages doivent être listés.]) auprès d’experts internationaux et d’agents publics d’un pays donnant leur avis sur leur perception de la corruption dans ce pays. Le problème est que ces treize sondages n’ont ni les mêmes questions, ni les mêmes échelles de évaluation, ni même une définition unique de la corruption. Les résultats de ces sondages sont ensuite agrégés et lissés (sur deux années quand c’est possible) en mélangeant des aspects quantitatifs (les chiffres en question) représentant des phénomènes rarement comparables du point de vue qualitatif, évalués subjectivement par des personnes à partir de leurs perceptions. En gros et en caricature, l’audimat comme indicateur absolu ! Ainsi, on donne le vernis de scientificité à quelque chose qui est tout sauf scientifique.

Mais comme dirait Madame Germaine, plus c’est gros, mieux ça passe auprès du public. Pourtant, l’indice de perception de la corruption ne pourra en aucun cas satisfaire ni les mathématiciens, qui aiment bien la rigueur, ni les socio-anthropologues, qui ne peuvent accepter une décontextualisation aussi légère ; c’est un indice qui ne veut pas dire grand-chose mais qui est bien utile. On le sort du chapeau à différents moments pour justifier les actions de domination entreprises sous des prétextes faussement éthiques.

Ainsi, c’est devenu une tradition, on cite les sommes d’argent faramineuses détenues par tel dictateur, sauvagement tué, pour excuser le crime ; on parle des différentes affaires détenues par la famille de tel autre dictateur déchu, pour expliquer la lâcheté du « lâchage » rapide. On feint d’avoir ignoré cela, alors même que l’argent est souvent (toujours ?) dans des banques occidentales ; les affaires sont faites avec des entreprises occidentales ; et même l’argent sert parfois à faire campagne politique pour des élections occidentales.

Pourtant, on continue à jouer le jeu de la stigmatisation culturelle en filigrane, sur ce sujet (comme sur d’autres), même si on sait que la corruption n’est pas liée à des appartenances nationales (elle serait plus liée à des « moments » politiques d’une communauté). Probablement que ça permet d’alléger le fardeau des dominants et de leur permettre de mettre la responsabilité des problèmes sur les autres du point de vue des valeurs.

Sur cette question, comme sur beaucoup d’autres, l’éthique pourrait dicter de d’abord faire un gros effort de décentration.