Ce matin, quelques notes d’un solo de violon langoureux des Taraf de
Haidouks m’accompagnent. Il fait gris. Mon humeur - étrangement mélancolique - donne de la répartie au son du violon. La rythmique est bien pour pouvoir travailler.
Comment écrire un texte d’introduction du présent numéro sur les Gens du voyage, Roms, Romani, Tsiganes, Gitans, etc. quand on n’en connaît que des notes de musique ? Ces peuples sont mal aimés (ça ne doit pas être trop grave) et surtout très discriminés (et c’est plutôt grave à vivre). On l’a (re)découvert un peu par hasard, même si en toile de fond, plus ou moins tout le monde es
au courant. Oui, peut-être. Mais peut-être pas de l’étendue des discriminations.
Ces peuples sont également mal connus, et on a l’impression qu’on en connaît peu ou pas grand-chose. On a l’impression qu’on ne connaît pas ou peu de personnes d’origines Romanis, qu’il n’y a pas de personnalités célèbres pour les « représenter », les "chanter", défendre leurs droits etc.
Pourtant Django Reinhardt ; pourtant Charlie Chaplin ; pourtant Robert Plant ; pourtant Selma Hayek, Camaron de la Isla, Diego el Cigala, Tony Gatlif, Michael Caine, Eric Cantona, Yul Brynner, juste pour en citer de tête quelques unes. Il y en a évidemment des centaines d’autres, très connues. Et pourtant, on continue à imaginer les Romanis comme on nous a appris à les imaginer ; encore plus que pour d’autres groupes sociaux, les stéréotypes les concernant sont très actifs dans notre relation à ceux d’entre eux qu’on croise. Ce qui reste très interpellant.
Et puis j’y pense : écrire c’est aussi pour interroger, comprendre, agir. Et c’est ce qui nous a amenés à faire ce numéro ?
En 2018, nous avions eu la possibilité d’accompagner de larges équipes d’institutions bruxelloise autour d’enjeux liés à l’interculturalité dans la société. Ce qui nous avait frappés, c’était l’unanimité avec laquelle étaient présentées, traitées, dénigrées, rabaissées les personnes issues des communautés Roms et vivant à Bruxelles (parfois à partir de situations précises de difficultés, vu la complexité de la vie des un.e.s et des autres, souvent dans un discours dénigrant plus stéréotypé et plus général). Ceci était présent dans les propos de différentes personnes à différents postes et de différentes origines socio économico-culturelles. Cet impensé des mouvements sociaux dits « progressistes » ou « de gauche » dans leurs luttes nous a particulièrement perturbés : comment se faisait-il que nos alliés, les groupes d’adultes que nous accompagnions, se perdaient là-dedans ? Qu’est-ce qui a fait ça ? Nous avons voulu en savoir plus pour comprendre et en vue de travailler ces questions et d’en proposer des formations autour de ces impensés et avec des publics aussi bien de communautés Roms, que de travailleurs sociaux et autres éducateur.ice.s. Nous avons repris donc le numéro 204 d’Antipodes (« Roms au coeur de la question sociale »). Ce numéro avait été fabriqué il y a une dizaine d’années en partenariat avec le CMGV (Centre de Médiation des Gens du Voyage et des Roms en Wallonie, basé à Namur et actif donc en Wallonie). Il y était beaucoup question de savoir de qui on parlait précisément quand on parlait de Roms, de Gens du voyage, de Romanis etc.
Dans le présent numéro, nous sommes repartis de là, pour élargir aux questions d’accueil des Gens du voyage à Bruxelles, en Belgique, en France et en Europe. Travailler sur ce numéro m’a beaucoup aidé à "bouger intérieurement" par rapport aux stéréotypes et à mes préjugés sur les communautés des Gens du voyage : par exemple, juste en apprenant que les aires d’accueil sont souvent placées à côté de déchetteries, de cimetières ou d’usines dangereuses (souvent en France selon le travail de William Acker), ça m’a donné froid dans le dos ; comment rester impassible face à de telles discriminations ? il y a même une anecdote racontée par William Acker (et d’autres) qui dit que « si tu veux savoir où sont les Roms dans une commune, cherche la déchetterie ! ».
Il est intéressant de noter également que la « mobilité en groupe », qui est souvent reprochée aux communautés ou citée comme un "repoussoir", a été fortement induite par des lois en France qui les obligeaient à se déplacer en groupe (avec un livret du groupe ou de la famille) ou de prendre le risque d’être emprisonnés. Voilà un exemple de loi inique discriminante qui engendre une nouvelle pratique culturelle d’une commaunauté pour s’y adapter qui devient prétexte à encore plus de discriminations.
Les articles de ce numéro, dont un certain nombre sur l’accueil, s’inscrivent dans la suite d’une conférence que nous avions organisée en 2022 (en partenariat avec le CMGV) avec William Acker autour des questions de la localisation des aires d’accueil en France. Pour prolonger cette conférence, nous avons invité et avons eu le projet d’associer de nombreuses personnes des communautés des Gens du voyage avec nous dans ce numéro ; certaines ont pu et se sont associées à notre publication, d’autres avaient d’autres priorités. Nous tenons à les remercier chaleureusement de faire confiance à Antipodes en s’associant ou en soutenant notre désir de nous poser plus de questions sur celles et ceux qui sont probablement parmi les communautés les plus discriminées en Europe, actuellement et depuis longtemps. Plus que jamais, la défense de leurs droits devrait faire partie de toutes les luttes sociales parce que leur oppression a fait partie des politiques les plus infâmes et les plus inégalitaires qui ont traversé l’Europe depuis un siècle.
Durmish Kjazim a accepté d’accompagner ces articles par ses oeuvres, qu’il en soit chaleureusement remercié ; la sincérité et la beauté qui se dégagent de ses peintures donnent encore plus de force à la loyauté et l’identité qu’elles expriment.
Les notes de musique continuent merveilleusement et tout s’emballe, résonne, sonne, le violon sonne étrangement comme si une corde traversait les autres, tout se mélange et une euphorie se dégage. Mon humeur change aussi. Un sentiment me parcourt : il y a des Peuples dont la puissance dégagée pour prendre soin, d’amener du soin, de « guérir » est tellement forte qu’on s’en méfie ici aujourd’hui. Avec quelques notes de musique, tout s’égaye, change, devient fou extatique. Merci à celles et ceux qui prennent soin de ce qui est humain et vibre en nous, sans demander leur dû.
(Ce numéro a été réalisé dans le cadre du projet Equal de Bruxelles et avec son soutien).
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