L’éducation populaire face a la question roms et gens de voyage

Mise en ligne: 23 février 2023

L’histoire des peuples roms et des gens du voyage montre la tragédie souvent silencieuse vécue par ces peuples. Avec l’adhésion des pays de l’ancien bloc socialiste à l’Union européenne en 2004, le problème de ces populations est devenu un "problème" européen, de sorte que chaque État a dû élaborer sa stratégie d’intégration des Roms. La question des Roms est ainsi devenue un problème transnational, ce qui, en fait, les stigmatise davantage.

Essayer de comprendre cette question suppose de se demander tout d’abord de qui nous parlons [1]. Dans cet article, plutôt que de répondre directement à cette question, j’essaie d’y apporter une réponse indirecte en réfléchissant à certains problèmes "particuliers" auxquels les Roms et les gens de voyages sont confrontés, mais qui nous aident en fait à comprendre nos sociétés, et donc les défis auxquels nous sommes tous et toutes confrontées.

À la fin de l’article, je voudrais également avancer quelques idées sur le rôle que l’éducation populaire peut jouer, en tant que proposition politico pédagogique pour l’émancipation, dans les processus qui cherchent à transformer la réalité vécue des peuples roms et des gens du voyage.

Violence et préjugés

L’histoire de ces populations est marquée par de nombreuses violences, entre asservissement prolongé et génocide. Tout cela a laissé des traces indélébiles, mais malgré l’étendue dans le temps et l’espace, et la grande douleur causée, cela n’a pas généré une solidarité globale, une reconnaissance positive à leur égard, comme cela a été le cas par exemple avec le peuple juif. De plus, cette population est marquée par de nombreux préjugés et stéréotypes, associés à son histoire, sa culture, son mode de vie. En fait, certains des mots utilisés pour les désigner, comme le mot Tsigane, ont une de leurs origines dans la langue roumain, car ce mot signifie esclave [2]. Ainsi, à la violence physique exercée pendant des siècles et jusqu’à ce jour, s’ajoute une violence symbolique.

Malgré la grande diversité des cultures, des origines, des religions et des modes de vie des Roms et des gens de voyage, il existe une idée fausse selon laquelle ils sont tous nomades ou mendiants et vivent dans la rue. Cependant, une grande partie d’entre eux sont sédentaires et, malgré la forte tendance actuelle à la paupérisation, on les retrouve à tous les niveaux de la société et dans diverses activités.

C’est un préjugé majeur, celui de les considérer comme des populations nomades. Ainsi, en mettant tout le monde dans le même sac, nous finissons par cacher, rendre invisible, l’énorme diversité qui compose ce que nous pensons connaître et que nous appelons les Roms et les gens du voyage. Mais ce n’est pas seulement une façon de les voir, c’est devenu quelque chose de structurel dans nos sociétés, et pour cette raison, on promeut des politiques publiques au niveau des pays, mais aussi au niveau de l’Union européenne, qui ne sont pas adaptées à une réalité aussi diverse que celle des Roms et des gens du voyage.

La modernité hégémonique considère le mode de vie nomade comme quelque chose du passé, d’arriéré, et associe leur mode de subsistance à la mendicité, au vol, alors que leurs économies de subsistance dépendent souvent d’une mobilité constante (le commerce par exemple). Le regard porté sur ces populations est porteur d’une violence symbolique qui s’exerce lorsqu’on pense que le mode de vie moderne est sédentaire, et qu’il est finalement la seule option valable.

Toute cette situation est incohérente avec le discours politique, au niveau de l’Union européenne, qui reconnaît ce mode de vie comme un habitat mobile, qui essaie de promouvoir une législation pour le protéger, et en même temps ce que vivent ces populations dans chaque pays, c’est la précarité de leur vie, qui les oblige progressivement à se sédentariser, éliminant ainsi leurs modes de vie et leurs cultures.

Contrôle de la mobilité

S’il est vrai que les Roms et les gens du voyage sont considérés comme vivant dans un habitat mobile, c’est-à-dire qu’ils sont constamment en mouvement, comme nous le verrons, leur mobilité est en pratique entravée, voire interdite. La mobilité de ces populations n’est pas simple. Avant les années 1960, quand on les appelait nomades, ils étaient obligés d’avoir une fiche anthropométrique où ils mettaient leurs caractéristiques physiques (taille du nez, couleur de la peau, entre autres) et cela les définissait comme appartenant à un groupe racial avec une culture spécifique.

Concrètement, si vous êtes issu de cette population, pour pouvoir vous déplacer vous disposez d’un document qui vous identifie comme tel, et qui véhicule également un ensemble de préjugés et de stéréotypes en fonction de vos caractéristiques physiques et des activités qui vous sont associées : vol, parasitisme, saleté, mobilité glissante. Tout cela peut avoir pour conséquence que vous ne soyez pas autorisé à entrer, comme cela s’est produit après la guerre en Yougoslavie où, à un moment donné, les frontières ont été fermées et l’entrée interdite.

Ces familles pouvaient auparavant se déplacer, on pourrait dire où elles voulaient, mais comme elles sont devenues un "problème" pour les États-nations, des espaces ont été créés pour elles, les zones d’accueil, c’est-à-dire que les personnes considérées comme des roms ou des voyageurs devaient se rendre dans des endroits spécifiques si elles voulaient voyager. Dans de nombreux cas, il est même sanctionné par des amendes et/ou des arrestations si vous quittez ces zones.

C’est pourquoi le voyage en caravane est devenu une nécessité. Pour William Acker, auteur du livre « Où sont les gens de voyage ? » et qui fait partie de cette communauté en France, ils avaient l’habitude de voyager en famille, et entretenaient ainsi un réseau de relations sociales et économiques qui leur permettait de soutenir cette mobilité. Mais comme leur mobilité a été limitée et qu’ils ont de moins en moins d’endroits où aller, les caravanes, des groupes de familles qui se déplacent ensemble et arrivent dans certaines régions à certaines périodes de l’année, ont été une façon d’établir un rapport de force, une façon d’obliger les autorités du pays d’arrivé, à être acceptés, à leur attribuer un espace et à pouvoir rester. C’est aussi une façon de résister, de continuer à pratiquer leur culture, leur mode de vie.

Le paradoxe est qu’une sorte de mobilité constante qui doit être contrôlée ou délimitée est rendue visible au maximum, tandis que le discours et les politiques publiques dissimulent le fait qu’en réalité, beaucoup de personnes sédentaires modernes sont plus mobiles que celles qui vivent dans un habitat mobile. Cela montre dans quelle mesure certaines mobilités sont acceptées, promues et d’autres interdites.

Le contrôle de la mobilité des groupes sociaux est une question d’actualité. Nous le voyons dans les discours sur les crises migratoires, mais lorsqu’il s’agit des Roms et des gens de voyage, nous sommes confrontés à un problème qui ne se pose pas seulement pendant une crise, mais au quotidien.
Comme l’affirme Doreen Massey [3] : « La mobilité et le contrôle de la mobilité semblent refléter et renforcer le pouvoir. Il ne s’agit pas simplement d’une répartition inégale, certains étant plus mobiles que d’autres et certains ayant plus de contrôle que d’autres. C’est que la mobilité et le contrôle de certains groupes peuvent activement en affaiblir d’autres. La mobilité différentielle peut affaiblir l’influence de personnes déjà faibles. La compression spatiale et temporelle de certains groupes peut miner le pouvoir des autres. »

Racisme environnemental

Enfin, un autre point qu’il nous semble important d’analyser est la localisation de ces aires destinées à accueillir les populations roms et les gens du voyage et tout ce que cela implique. Dans le cas de la France, comme le montre clairement William Acker dans ses dernières recherches [4], une grande partie de ces zones sont situées dans des endroits insalubres et pollués, loin des centres-villes. Cela montre que plutôt que de chercher réellement à apporter des solutions à ces populations, on cherche à les repousser, à les cacher, à les rendre invisibles, et finalement à ne rien faire.

L’utilisation de ces zones rend leur existence plus précaire, car il leur est plus difficile d’accéder aux services et à l’éducation, et aussi, en raison des conditions environnementales de ces zones, leur santé est mise en danger. Toute cette situation, vécue par des populations telles que les Roms et les gens du voyage, populations racisées et discriminées, est connue sous le nom de racisme environnemental. Le problème en Belgique s’aggrave, car si c’était le problème il y a 20 ans, aujourd’hui le problème est que ces zones n’existent même plus, et la lutte aujourd’hui est de créer des zones d’accueil.

En revanche, pour les personnes les plus privilégiées aujourd’hui dans nos
sociétés (souvent hommes, blancs, hétéro, du Nord, bourgeois), des gens qui, comme nous l’avons vu, ont souvent une plus grande mobilité que les Roms et les gens du voyage, lorsqu’ils décident de vivre de manière itinérante, ils ont accès à des aires avec des conditions bien meilleures pour rester pendant des périodes de temps, comme les campings et autres aires. D’ailleurs, ces zones sont souvent interdites aux Roms et aux voyageurs. C’est une preuve supplémentaire que nous avons affaire ici à un racisme environnemental.

Ce que l’on dit, et ce que l’on fait, à ces populations, c’est que pour être acceptées dans la société, elles doivent disparaître en tant que culture, elles doivent s’assimiler. C’est une façon d’éliminer les gens du voyage et les roms par l’assimilation. Cette discrimination structurel promu par les État-nation « confond » à son profit égalité et uniformité.

L’éducation populaire face à la question des Roms

La question des Roms et gens de voyage présente de nombreux aspects et, comme j’ai essayé de le montrer, il s’agit de problèmes qui semblent spécifiques à ces populations, mais ce sont aussi des problèmes et des défis mondiaux auxquels sont confrontées de nombreuses populations racisées, appauvries, précarisées et discriminées. Je crois que face à cette réalité, l’éducation populaire en tant que proposition politico pédagogique pour l’émancipation peut jouer un rôle important.

En premier lieu, la pédagogie promue par l’éducation populaire, basée sur le dialogue et la participation, peut promouvoir des processus visant à comprendre les préjugés et les stéréotypes envers ces populations comme des constructions sociales et donc, à travers ces processus, nous pourrions les déconstruire. Il s’agirait d’un premier grand pas, qui va au-delà des processus de sensibilisation à l’information. Il s’agit de reconnaître l’autre comme notre égal, de reconnaître les différences et les diversités comme des éléments importants d’une société démocratique.

Deuxièmement, l’éducation populaire en tant que proposition politique cherche à faire des populations opprimées, racisées, appauvries, précaires et discriminées les sujets de leur propre émancipation. En ce sens, l’aspect politique de cette proposition vise l’action, la mobilisation et l’articulation des sujets opprimés afin de transformer la réalité et de s’émanciper.
Il s’agit d’un élément clé, puisque pour environ 350 millions d’Européens, dont 13 millions de personnes seraient des Roms et des gens du voyage, ils seraient des citoyens européens du simple fait de leur présence en Europe. Mais comment cette citoyenneté peut-elle devenir effective si l’on n’est désiré nulle part en Europe ? Comment vivre selon sa propre culture, comment être considéré comme égal aux autres si l’on est considéré comme marginal, une exception, une antiquité ? Et alors, comment pouvons-nous être les sujets de notre propre émancipation ?

C’est pourquoi nous affirmons qu’il faut promouvoir des processus qui vont au-delà de la sensibilisation et de l’information. Nous devons remettre en question nos pratiques, en tant qu’individus et en tant qu’institutions, ces pratiques qui, souvent inconsciemment, reproduisent et perpétuent la discrimination à l’égard des Roms et des voyageurs. C’est à partir de ça que l’on pourrait affronter ces problématiques qui nous impactent, donc nous concernent, tous et toutes pour transformer la réalité.

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[1Pour plus d’informations, lisez l’article d’Alain Reyniers dans le présent numéro d’ANTIPODES.

[3Massey, Doreen, 1994. « Global Sense of Place ». University of Minnesota Press. États Unis.

[4William Acker. Où sont les gens du voyage ? (éd. Du Commun, 2021)