Ces extraits ont été rédigés et parfois mis en forme par Chafik Allal, suite à la présentation sur le sujet des aires d’accueil en France et donnée par William Acker et organisée par ITECO et le CMGV (Centre de Médiation des Gens du Voyage et des Roms en Wallonie) en mars 2022. Les propos, quand ils sont justes et bien compris, sont donc du conférencier.
Que retirer de la présentation de William Acker ? d’abord le fait que son identité est traversée par les questions qu’il choisit de traiter et sur lesquelles il réfléchit : issu d’une famille de voyageurs, il a choisi de travailler depuis cinq ans sur la question des voyageurs, et sa contribution est liée à l’habitat et à l’accueil.
Les situations d’accueil des gens du voyage sont décrites de manière assez sombre parce qu’elles sont assez sombres ; tout en reconnaissant qu’en France, il y a plein d’acteurs, à plein de niveaux – travailleurs sociaux, accompagnateurs, politiques, personnes à des pouvoirs de décision – qui font tout pour que la situation s’améliore. Dans la suite ses paroles sont citées verbatim.
« Depuis 2017, je tente de documenter des discriminations en parlant sur les réseaux sociaux de ce que c’est que d’être voyageur, et j’ai parlé également de l’internement des gens du voyage dans les camps pendant la seconde guerre mondiale, dont mes grands-parents. J’ai commencé alors à rencontrer des chercheurs et des chercheuses qui travaillaient sur des questions qui nous concernaient, nous les voyageurs, ou étaient annexes à nos situations. C’est ainsi que j’ai rencontré en 2018 une chercheuse qui s’appelle Lise Foisneau qui s’intéressait à la question de pollutions autour d’aires d’accueil, en particulier celle de Saint Menet, près de Marseille sur laquelle elle travaillait. Ayant grandi dans une aire d’accueil, je voyais et comprenais les questions qui l’intéressaient, parce qu’on était systématiquement à côté de déchetteries, d’autoroutes ou d’usines etc. mais je ne pensais qu’il y avait des personnes, chercheuses de surcroît que ça pouvait intéresser. Cette aire d’accueil est la seule réservée aux gens du voyage dans la grande métropole de Marseille et elle a la particularité d’être située à l’intersection de points particulièrement « dramatiques » en termes de répercussions sur la santé : elle est située à cinq (5) mètres de l’autoroute A56 qui est très fréquentée – c’est d’ailleurs assez impressionnant en termes de bruits et de nuisances quand on y est en heures de pointe ; il y a une décharge de BTP, pour les déchets de travaux publics avec d’immenses nuages de poussières ; il y a des lignes de TGV, des terrains de motocross, des installations haute tension (un transformateur électrique directement en l’air émettant des bourdonnements incessants), et enfin une usine classée « SEVESO seuil haut » très dangereuse. Les gens du voyage qui vivent dans cet(te aire d’accueil sont donc exposés aux risques d’incendies, d’explosions etc. en plus de tous les agents polluants, vu la situation décrite.
Mais cette situation n’est pas inédite, je vais vous donner un exemple : si on regarde au niveau d’un département, la Moselle par exemple, quand on fait le bilan de la quinzaine d’aires d’accueil qui s’y trouvent, il y a quand même une récurrence pour certaines caractéristiques, comme par exemple 1/ l’isolement : les aires d’accueil ne sont pas situées à proximité des espaces urbains ou des villes ; 2/ les installations entourant ces aires ne sont pas des installations qu’on retrouve dans des zones d’habitations, particulièrement les installations industrielles ou techniques, elles-mêmes situées en dehors des villes ; 3/ la proximité de cimetières : en effet, en France, à partir du XIXè s. les cimetières ont été « sortis » des villes et éloignés des zones d’habitations (par peur de contaminations en périodes d’épidémies particulièrement). Il y a une logique très claire même si je ne pense pas qu’il y ait une intention de nous mettre dans les poubelles, ce n’est pas le but. Mais il y a évidemment des intentions de nous éloigner des villes pour éviter toutes formes de contestations locales.
En France, ces questions sont très compliquées à problématiser. A ce sujet, il est intéressant de partager l’anecdote suivante : suite à l’incendie survenu dans une autre usine SEVESO (de pétrochimie) située à côté d’une autre aire d’accueil, près de Rouen, avec des habitants de cette aire d’accueil et d’autres personnes, nous avions écrit une tribune parue dans Libération, journal largement lu en France ; cette tribune a semblé intéresser les lecteurs et a été lue et repartagée largement, à un point tel que les personnes en charge de l’administration gérant ces questions se sont senties obligées de nous répondre. Et qu’est-ce qu’elles ont donné comme réponses à notre message qu’en France, les aires d’accueil étaient situées sur des sites pollués, isolés et faisaient face à des risques industriels ? Elles ont simplement écrit que nous étions démagogiques de parler sans preuves ni chiffres. Or, à l’époque, les sites des aires d’accueil n’étaient pas recensés, autre anomalie. La bonne nouvelle c’est qu’à partir de ce moment-là, j’ai décidé de mener un recensement des lieux d’accueil, département par département, de les localiser et d’analyser ce qu’il y a autour en termes de conditions environnementales. Ce travail a été très compliqué car il s’est avéré être un travail d’orfèvre, en partant uniquement des adresses des aires d’accueil, qui sont souvent très floues ou inexistantes. Je me suis mis dans la peau d’un enquêteur en me basant d’abord sur une recherche de pétitions contre la mise en place d’aires d’accueil, sachant qu’en France toute tentative d’installation d’une aire d’accueil de voyegeurs est accompagnée de pétitions en opposition avec de tels projets ; ceci m’a souvent permis d’avoir la commune et le lieu approximatif. J’ai ensuite affiné en utilisant Google Maps. J’ai également consulté la presse locale qui écrit beaucoup sur ces aires d’accueil. J’ai ainsi pu constituer en un an et demi de temps un inventaire de 1400 aires d’accueil et des descriptions de situations du point de vue environnemental, qui s’avèrent être des situations d’inégalités flagrantes qui s’exercent sur les gens du voyage.
Ces inégalités s’ajoutent évidemment à de multiples inégalités vécues par les gens du voyage à travers les difficultés ou les impossibilités dans l’accès à la propriété (par opposition de maires via des préemptions), au crédit bancaire, logement, travail salarié, éducation, assurances, aides, territoires, droits et aides juridictionnelles. Certaines communes ont même été jusqu’à définir les terrains des gens du voyage comme inondables pour pouvoir les expulser plus facilement (et en laissant tous les terrains autour de l’aire d’accueil comme non inondables).
Les conséquences sanitaires d’une telle politique de discrimination, qui rajoute la problématique des situations des aires d’accueil au reste des inégalités vécues par les gens du voyage, peuvent être illustrées par le cas de la cité de l’Espérance à Berriac : c’est une cité habitée exclusivement par les gitans de la ville qui ont été tous regroupés là, à proximité d’une centrale électrique. Cette cité est connue comme étant l’espace en France ou il y a le plus grand taux de cancers (certainement majoritairement liés au fait de vivre à proximité d’une centrale et sous des lignes haute tension). Depuis des décennies, les habitants luttent pour être relocalisés et relogés ailleurs, mais ils n’ont pas beaucoup de réponses.
De façon générale d’ailleurs, l’espérance de vie à la naissance des gens du voyage est inférieure de 15 ans à la moyenne nationale française. Malheureusement, il y a peu d’études pour expliciter les raisons et les indicateurs de mauvaise santé et de courte espérance de vie à la naissance en lien avec les nuisances environnementales, au sein des communautés de gens du voyage. De plus, on ne connait même pas les effets désastreux sur la santé mentale des habitants de ces aires d’accueil.
Il faut savoir que ce traitement inégalitaire vis-à-vis des gens du voyage est assez ancien en France, où il y a toujours eu un comportement spécifique avec les voyageurs. Cela commence dès la fin du XIXè s. quand les autorités décident d’organiser de grands recensements et de grands « fichages » des « bohémiens » et « romanichels » (termes utilisés à l’époque) et ces fichages ont abouti en 1912 à un statut : le statut des Nomades ; c’est supposé être un statut ethnique qui ne dit pas son nom parce que la loi ne parle pas d’ethnicité, mais s’intéresse particulièrement aux « bohémiens » et aux « romanichels » et les différencie des autres voyageurs. Les « nomades » seront donc fichés par différents documents, entre autres à travers un carnet anthropométrique de fichage individuel (photos de face et de profil, mensurations du nez, des cheveux, des jambes etc. toutes les mensurations du corps, les empreintes digitales) et un carnet de vaccination avec une partie réservée au visa ; les nomades avaient en effet besoin d’un visa pour entrer dans une ville (passeport de l’intérieur) pour une durée maximale de 24 ou 48 heures. Il y avait également une fiche par « tribu » ou par « bande », termes utilisés pour les nomades, un semblant de livret de famille qui obligeait les familles à rester tout le temps groupées car un défaut de présentation d’un de ces papiers impliquait l’emprisonnement. Ce sont ici les premiers papiers d’identification (avant la carte d’identité) en France. En plus de ces papiers, il y avait des signes distinctifs spécifiques : par exemple, les plaques d’immatriculation des nomades étaient bleues ce qui permettait à tout le monde de reconnaître les nomades dès qu’on en voyait un. Ce qui fait qu’il y a eu la création d’une catégorie ethnique à partir de ce fichage. A partir des années 40, le gouvernement français a conçu des camps de concentration, rebaptisés camps d’internement pour les distinguer des camps allemands. On y a interné des milliers de nomades en réussissant même la prouesse de les présenter presque de façon positive aux populations et en prétendant que les nomades y venaient par choix. D’autres nomades étaient assignés à résidence et finissaient par souffrir de la faim. Enfin, certaines grandes entreprises françaises ont utilisé des nomades comme main d’œuvre gratuite.
Les internements ont continué jusqu’à l’été de l’an 1946, soit un an après la fin de la guerre. Suite à la libération des nomades de ces camps d’internement, il y a eu convocation d’une commission interministérielle pour décider de la suite à donner à cette politique d’internement, dont les effets ont été jugés très positifs (le Ministre de l’Intérieur ayant même envoyé une note à l’ensemble des préfets de France, leur demandant de « continuer à profiter des résultats heureux de l’internement »). La commission interministérielle va rendre un rapport en 1949 « pour le redressement des personnes d’origine nomade » et dont l’objectif clair était l’assimilation des nomades.
Cette question de l’appellation et de l’évolution de l’appellation est cruciale et non neutre, on est passé de bohémien et romanichel, à un statut juridique de nomade, à une race nomade, à des personnes d’origine nomade.
Puis vient la réforme de 1969 qui, revenant sur l’Histoire terrible vécue par les nomades, et en vue d’effacer ce qui s’est passé, on crée la catégorie administrative des « gens du voyage ». Cette avancée n’a pas occulté des dispositions discriminatoires de fait comme la durée minimale nécessaire pour être domicilié dans une commune (3 ans alors que pour d’autres citoyens elle est de 3 à 6 mois).
Depuis 1990, puis 2000, la loi Besson (sur le droit au logement) oblige chaque commune de plus de 5000 habitants à prévoir une aire d’accueil pour les gens du voyage et prévoir un schéma départemental déterminant les secteurs pour ces aires d’accueil.
En 2000, on va revenir sur la définition de la catégorie des gens du voyage : on
définit une catégorie de gens du voyage qui vivraient dans un habitat traditionnel, ce qui refait un virage et revient dans une forme d’hérédité de fait. Il persiste donc cette tension entre reconnaître une citoyenneté française aux gens du voyage et continuer à entretenir des discriminations.
En 2012, il y a eu enfin une annulation par le conseil constitutionnel, des dispositions discriminatoires datant de 1969 concernant la domiciliation. Cette mise en contexte historique montre à quel point, en France, les discriminations à l’égard des populations de gens du voyage viennent de loin. Pire, on arrive à voir comment la construction sociale, juridique et administrative d’une ethnie « nomade » ou « gens du voyage » a créé un véritable phénomène de racisme large à l’égard des populations gens du voyage.
En conclusion, j’aimerais renvoyer aux cartes des aires d’accueil en France : on y voit, en particulier 70% des aires d’accueil qui sont complètement isolées des villes (plus de 40 km de distance) et plus de la moitié qui sont à côté de sources de pollution et sur des sites pollués. Mon travail a consisté et consiste à documenter le racisme par satellite. Ce qui est assez saisissant a également été de découvrir qu’énormément d’aires d’accueil sont situées à proximité directe d’une mosquée, ou à proximité directe d’un centre de rétention administrative, ou encore d’asiles psychiatriques. En recensant les aires d’accueil, j’ai recensé par la même occasion tous les lieux où les autorités françaises placent les indésirables : les gens du voyage, les Maghrébins, les personnes en déficiences psychologiques ou psychiatriques, les personnes en situations jugées irrégulières, etc.
La question est quand même : comment l’état français arrive-t-il encore à poser d’aussi mauvais choix et à organiser une gestion de l’accueil qui soit aussi mauvaise (les pires choix à chaque fois ?) pour les personnes et communautés concernées ? Et comment se prémunir contre les choix à venir qui risquent de continuer à être répressifs et punitifs ?
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