On veut croire que l’intelligence collective est plus qu’une mode

Mise en ligne: 30 novembre 2018

Devenu central dans les pratiques d’intelligence collective en Belgique, Collectiv-A représente bien le dynamisme de ces pratiques. Propos d’ Edith Wustefeld recueillis par Julián Lozano Raya

Qui est Collectiv-A ?

C’est un collectif de cinq facilitateurs et facilitatrices qui faisons de la formation, du soutien, de l’accompagnement, de la facilitation dans tout ce qui est intelligence collective, processus participatifs et gouvernance partagée. On existe depuis quatre ans. A la base, c’est un petit groupe de personnes qui se sont réunies autour de l’envie de pratiquer ce qui commençait à être connu comme des outils et des méthodes d’intelligence collective pour voir ce que cela amènerait dans nos collectifs. Né au sein du réseau Ades, on a soutenu le réseau dans certaines de ces dynamiques, et puis la Beescoop dans le tout début de l’élaboration de sa gouvernance, de manière informelle parce qu’on était plusieurs à réfléchir là-dessus. Et du coup, de fil en aiguille, on a eu des demandes extérieures. D’abord une première, dans le cadre du festival Esperanzah au sein du Village des possibles, on a développé un petit processus participatif, où les festivaliers donnaient leurs avis sur le festival. Comme cela a très bien fonctionné, ils nous ont ensuite invités à faciliter leur mise au vert. De fil en aiguille sont apparues quelques demandes externes ce qui fait que petit à petit, on s’est professionnalisé. On est donc trois à en avoir fait notre activité principale et deux autres qui ont encore un temps partiel à côté. On existe pour le moment sous le statut d’association bien qu’à terme on aimerait peut-être se constituer en coopérative.

Pourquoi une coopérative ?

Pour ce que ça représente. De manière presque naïve parce que c’est la forme juridique actuelle qui permet le plus l’horizontalité et une participation égale. Après, dans les faits, je ne sais pas si c’est la forme qui correspond le mieux à ce qu’on est et à ce qu’on fait. On doit y réfléchir et pour le moment on n’a pas l’énergie d’ouvrir ce chantier. Il y a d’autres priorités. C’était plus simple dans un premier temps de se constituer comme association.

Qui fait appel à Collectiv-A et pour quelle type de demandes ?

On travaille principalement avec des associations et des ONG mais aussi des organismes de travail social, comme des fédérations des services sociaux, des Services d’aide et d’ntervention éducative, des maisons médicales, des pouvoirs publics dans tout ce qui est « quartier durable » et budget participatif. On nous envoie des appels d’offres auxquels on répond parfois. On travaille également avec des universités dans tout ce qui est « co-create » quand cela implique des recherche-actions participatives, des petits collectifs citoyens, des petites entreprises d’économie sociale et solidaire et récemment un parti politique pour des élections sans candidat pour ses listes électorales.

On fait trois types d’interventions : 1) Des accompagnements pour des structures qui veulent travailler leurs manières de fonctionner, mettre un peu d’huile dans les rouages ou qui veulent changer leur gouvernance en allant vers plus d’horizontalité, plus de participation et de partage. 2) On donne des formations à des structures qui existent déjà sur des méthodes, des outils, des postures et des principes de l’intelligence collective, soit pour les utiliser en interne entre eux, soit pour les utiliser avec leurs publics. 3) On imagine et on facilite des dispositifs participatifs, soit des processus, soit des événements du type forum ouvert ou états généraux.

A côté de cela on va bientôt proposer une formation ouverte qui s’adresse à des personnes qui ont déjà entendu parler de l’intelligence collective, qui sont déjà en chemin et qui veulent aller un pas plus loin pour peut-être eux-mêmes la faciliter et la transmettre dans d’autres espaces. Et à côté de tout cela, on fait des « pratiques d’intelligence collective », qui sont des ateliers courts donnés une fois par mois sur une méthode ou un questionnement qui traverse d’une façon ou d’une autre les pratiques d’intelligence collective.

Pourquoi Collectiv-A travaille ces enjeux ? Quels sens vous donnez aux pratiques d’intelligence collective que vous portez ?

A la base on s’est rencontrés dans un milieu autogéré, le réseau Ades. Des manières horizontales de fonctionner ensemble faisaient partie de notre quotidien et donc la conviction que fonctionner comme cela est riche, émancipateur, foisonnant à plein de degrés mais il y avait aussi un sentiment qu’on peut améliorer nos fonctionnements collectifs, horizontaux et autogérés. Du coup, une envie de s’inspirer d’autres endroits. Une des premières sources d’inspiration a été les assemblées du mouvement du 15M en Espagne avec tous ces gestes entre et la façon dont la facilitation était menée.

Au-delà de l’intuition et de la volonté de fonctionner horizontalement qui existe depuis des siècles, nous avons la conviction que mieux fonctionner ensemble est un gros apprentissage personnel et collectif et qu’il y a des choses qui peuvent aider : des modèles, des outils, des méthodes mais aussi toute une réflexion sur la posture. Les outils et les méthodes ne font pas tout, loin de là, ça doit aller avec autre chose. C’est par exemple en ce sens qu’on accorde chaque fois plus d’importance à la question de la posture.

Donc, une conviction que ces manières de faire sont foncièrement émancipatrices et peuvent en soi amener des réponses à des problèmes autres, d’avoir une meilleure prise sur son milieu quel qu’il soit, de mieux communiquer avec les personnes de ce milieu, de construire le pouvoir autrement et que cela ne se fait pas nécessairement tout seul. En tout cas que cela demande une attention particulière pour aller un pas plus loin dans les manières de ne pas reproduire des mécanismes de domination, aussi pour être plus efficaces et prendre des décisions plus justes.

Comment vous expliquez l’augmentation des demandes d’intervention pour des facilitations en intelligence collective ? Pourquoi autant d’acteurs différents se tournent vers ce type de pratiques ? On a presque l’impression que c’est une mode mais qu’en même temps c’est peut-être plus qu’une mode…

C’est en effet une mode mais on veut croire profondément que c’est plus qu’une mode. Et puis, c’est vrai que c’est un peu étonnant —ça fait un peu présomptueux de dire cela— parce qu’on n’a jamais dû lever le petit doigt pour avoir des demandes. Notre communication était globalement catastrophique (rires). On en a toujours eues, de plus en plus et toujours plus diversifiées. Il y a en effet quelque chose d’étonnant sur les demandes qui surgissent de tout côté.

Et pourtant j’imagine que certaines de ces demandes ne participent pas toutes au renforcement du pouvoir d’agir. Vous devez être de temps en temps confrontés à des tentatives d’instrumentalisation par les directions ou les coordinations d’où elles émanent. Comment gérez-vous cela ?

Comme toutes ces pratiques participent à la création et au renforcement de groupes plus alignés et résilients, cela fait des groupes et des personnes plus aptes à remettre en question le pouvoir, plus émancipés, plus puissants et qui seraient plus capables de remettre en question la société et de mener une révolution, c’est-à-dire d’avoir la capacité de cheminer, de décider ensemble, de voir plus clair. Est-ce que ça modifie en profondeur ou de manière superficielle les façons de faire ensemble ? C’est une question qui nous traverse souvent, dans différents milieux, y compris dans les ONG et les associations. Quelle est la sincérité et la profondeur de la demande ? Est-ce que c’est un peu pour faire bouillir la marmite, de mettre un peu d’huile sans changer aucun boulon ? Est-ce que l’enjeu n’est pas trop superficiel, en se cantonnant à des choix à la marge : « la chaise ou le tabouret » ?

Entre travailler au sein d’une ONG qui a une finalité sociale mais qui par ailleurs est organisée avec une hiérarchie claire et cadrée à travers un processus ou une formation qui finalement ne remet pas grand-chose en question et qui donne un pouvoir à la marge ou faciliter une assemblée de travailleurs de Coca-Cola qui s’organisent ? Lequel fait le plus de sens ? Au service de quoi on se met, à quel endroit ? Qu’est-ce qu’on émancipe, qu’est-ce qu’on n’émancipe pas ? Qu’est-ce qu’on valide, qu’est-ce qu’on ne valide pas ? Est-ce que c’est juste de la poudre aux yeux ? C’est une question qu’on se pose sans arrêt… D’où le fait qu’on soit plus « méfiant », plus prudent pour tout ce qui est appel d’offres émanant du secteur public. On cherche à savoir ce qu’il y a derrière et pourquoi ils nous appellent. Quelle est la demande et au service de quoi on est ? Est-ce qu’ils veulent juste cocher la case participation ou permettre par-là l’émancipation des gens ? La première étape est toujours de bien comprendre la demande. Si elle émane par exemple de la direction, on va essayer de rencontrer des travailleurs, vérifier la demande, la nuancer.

Comment faites-vous cela ?

Soit on fait un comité de pilotage si c’est un long processus en essayant qu’il soit représentatif à travers une élection sans candidat par exemple (une personne du CA, de l’AG, de l’équipe, des bénévoles). Soit si c’est un petit processus on essaie de rencontrer les personnes en charge du projet à travers une petite réunion. Mais la question du temps est toujours compliquée. Même ceux qui sont sincères, profonds, justes, sont vite confrontés à la limite du temps. On avait par exemple répondu à un appel d’offre du Community Land Trust par rapport à un gros habitat qu’ils allaient construire à Molenbeek mais les délais étaient ridicules. C’était faire en un mois et demi ce que nous on étalerait sur un an et demi. Et du coup on a rempli une offre qui explosait complètement leurs trucs. Puis on les a rencontrés, il y a eu une sorte de négociation. Finalement, ils ne nous ont pas pris. Et finalement on était d’une certaine façon très soulagés (même si un peu déçus aussi) car même s’il y a des choses qui auraient pu faire sens, les garanties de qualité, de profondeur, de justesse et donc de puissance n’étaient pas réunies. Et ça c’est une révolution dans la révolution que de se rendre compte que ça demande autant de temps de travailler ces questions. Pour nous, un processus participatif profond c’est du temps long. Et ça c’est un combat dans le combat. On essaie également d’accorder beaucoup de temps à notre propre fonctionnement, au sein du collectif, aux processus qu’on met en place, à la prise de décisions, du temps efficace mais du temps.

Quels sont les outils que vous utilisez ? Comment expliquer cette augmentation des demandes pour des outils d’intelligence collective pour lesquels on a l’impression qu’ils vont pouvoir « tout » résoudre (la gestion de conflit, le pouvoir au sein de l’association, la rencontre interculturelle,…) ? On a parfois l’impression que ces « nouveaux » outils sont surtout des habits neufs pour des choses qui existaient déjà avant. Est-ce que l’outil par son aspect neutre, froid, presque mécanique ne participe pas à une certaine dépolitisation de la question du pouvoir et d’autre part au renforcement d’une certaine fabulation sur les résultats qu’ils nous permettent d’atteindre ? Comment vous travaillez ces possibles décalages entre ces attentes qui sont parfois très ambitieuses et la réalité de terrain ?

Effectivement, il y a parfois une tentation de croire que les outils et méthodes vont tout régler. « Donnez-nous des outils et des méthodes ». Comment on travaille cela ? En y accordant de plus en plus de temps et en travaillant la question de la posture. La posture c’est aussi du temps long. Du coup en relativisant cela, en essayant d’ouvrir les yeux chez les personnes, en se demandant ce que cet outil permet et ne permet pas, qu’est-ce qu’il amène de différent par rapport à d’habitude ? Par exemple l’élection sans candidat ou la gestion par consentement au-delà des résultats que ces outils amènent sont des méthodes riches pour travailler la posture. Ça demande de voir clair sur les objections, ce à quoi on tient vraiment, c’est quoi une clarification, une réaction, ce que j’ai besoin de dire, de ne pas dire…

En essayant de rendre à Cléopâtre ce qui appartient à Cléopâtre, il y a des méthodes qui sont vraiment très utiles. Par exemple : la gestion par consentement, l’élection sans candidat, les chapeaux de Bono. Mais qui, en effet, pour celui-ci, n’est rien de sorcier. Les meilleurs outils sont ceux qui en soi n’ont rien de sorcier mais qui proviennent de bonnes recettes. Les chapeaux de Bono en est un bon exemple. On l’utilise énormément même pour nous au quotidien presque comme une grille de lecture. On l’utilise comme outil d’évaluation mais aussi pour y voir clair avant de prendre une décision. Dans tout processus, il faut d’abord un temps d’émergence puis de divergence pour approfondir le contexte et pour aller chercher des idées ailleurs, puis on creuse, on problématise, on fait émerger du sens ; et puis on converge, on choisit, on décide, on trie.

Tout ceci nous amène à la place du conflit. Quelle place donne-t-on au conflit, aux points de vue divergents au sein d’un groupe ? Comment vous, Collectiv-A, vous traitez cette question du conflit au sein des groupes ? Qu’est-ce qu’on fait avec tous ces désaccords et comment on avance en tant que groupe ?

On essaie souvent de commencer par travailler sur la raison d’être du groupe comme le phare qui éclaire l’action. Cela permet de poser le cadre de ce qu’on fait ici, ensemble et de ne pas nourrir de fausses attentes. Si au sein d’un processus, lors de la phase de divergence, on ouvre trop, c’est le chaos. Et généralement on fuit ce chaos, parce que c’est très inconfortable et on n’arrive plus à avancer. On vise fort la maturité des décisions prises. On essaie de ne pas aller trop vite à la prise de décision, de défaire les nœuds qu’on rencontre en chemin mais ça demande de nouveau un certain temps. C’est très important de donner constamment la possibilité de dire non à une décision non mûre. Cela implique d’être à l’écoute du groupe. Le conflit, on le gère beaucoup sur l’« écoute du centre ».

Qu’entendez-vous par « écoute du centre » ?

Très majoritairement, on fonctionne en cercle. Tout ce qui se dit est déposé au centre du groupe. Comme c’est entendu on n’a pas besoin de le répéter. Au moment de prendre une décision, d’émettre une objection, on va essayer de se décentrer de son propre avis, de se mettre à l’écoute du centre, de tout ce qui a été dit de l’intérieur du groupe et de voir ce qui émerge de là sans pour autant évacuer les objections pour être sûr que ça va et qu’on peut améliorer ce qui ne va pas. C’est une manière de gérer les conflits.

On accorde aussi de plus en plus d’importance au cadre de sécurité des espaces qu’on facilite. Au début j’avais encore un malaise à le faire avec certains groupes en me disant que ça va passer pour la charte des bonnes intentions, mais maintenant plus du tout. On se rend compte de l’importance pour les personnes mais aussi pour nous. Car c’est clairement un outil qui nous permet de lutter contre les discriminations et les rapports de domination au sein du groupe.

On instaure aussi des temps de régulation pour traiter les conflits avant qu’ils n’en soient vraiment. On est des humains, on fait beaucoup de choses ensemble, c’est normal qu’il y ait des tensions. Il faut savoir gérer cela aussi. Ce sont donc des espaces de parole avec parfois des objectifs précis comme par exemple un espace de régulation sur les rôles visibles et invisibles au sein du groupe.

On a parfois l’impression que les outils d’intelligence collective sont des outils d’éducation populaire remis à la mode. Est-ce que vous vous sentez dans cette filiation ?

Oui, clairement. Et d’ailleurs je crois qu’on devrait plus s’inspirer du côté de l’éducation populaire, de ses méthodes et des outils qui existent déjà. Par contre, je crois aussi qu’il y a de vrais nouveaux outils et méthodes. Même si la politisation est moins explicite dans les démarches d’intelligence collective que dans l’éducation populaire, pour nous elle en fait par défaut partie parce que fonctionner horizontalement, prendre des décisions en intelligence collective c’est s’émanciper et se politiser individuellement et collectivement. Et là où l’éducation populaire pourrait plus nous inspirer c’est du côté de la mixité et de l’adaptation des outils pour travailler avec les milieux populaires. Je sais qu’avec la manière dont on fait ne pourrait arriver dans certains groupes comme ça. Les nôtres, ce sont des outils à adapter, à réfléchir autrement. Il y a des processus très mentaux, voire très intellectuels. Pour le moment on ne travaille pas beaucoup avec les milieux populaires. On est très ouverts à aller vers ça mais pour le moment on n’a pas beaucoup de demandes.

Comment vous voyez l’avenir de Collectiv-A ?

Dans le cadre d’un travail sur l’échange conscient, c’est-à-dire sur la pratique qui veut que ce soit le « client » qui après intervention décide en conscience de combien il nous rémunère, on a un peu identifié les acteurs avec qui on aimerait le plus travailler selon une grille à trois entrées (coups de coeur, rémunération, impact). Parmi ceux-ci, il y avait les partis politiques car pour avoir déjà travaillé avec certains d’entre eux à travers des élections sans candidats, c’était vraiment très intéressant. Il y a donc une envie collective d’aller plus vers ça. A voir ce que l’avenir de l’intelligence collective nous réserve…