Do it for Africa !

Mise en ligne: 16 décembre 2015

Les jeunes sont-ils de moins en moins attirés par la coopération, l’humanitaire, la vie associative ?, par Abraham Franssen

C’est la question inquiète adressée par une ONG d’éducation au développement et dont la mission – on dit le core business – a été, au fil des cinquante dernières années, de conscientiser les candidats volontaires « à la coopération au développement » des pays du « tiers monde » aux enjeux des « rapports Nord-Sud ». Ecrivant ces termes, j’ai l’impression d’utiliser un message codé —enigma— que seuls les plus de 40 ans peuvent comprendre.

Question paradoxale dans la mesure où la visée de cette ONG n’a jamais été de faire du chiffre, mais toujours de donner du sens ; n’a jamais été d’envoyer un maximum de volontaires et de coopérants « là-bas », mais d’indiquer que l’on pouvait d’abord agir « ici », n’a jamais été de renforcer les belles âmes dans leurs élans humanitaires et compassionnels, mais d’instiller le doute et la conscience réflexive pour un véritable engagement politique.

Dès lors, ceux qui avaient les ressources pour accéder et résister à ces séances de désintoxication —en fait, parce qu’ils en partageaient déjà les attendus— pouvaient avoir le sentiment de faire partie des élus, d’une avant-garde alternative et progressiste. « Un tiers-mondiste, deux tiers mondains » disait-on avec un sourire en coin.

Il y a 25 ans, j’ai fait partie, avec gratitude, de ces élus. Nourri des lectures de Jean Ziegler, des maximes de Tomás Borge —« la solidarité est la tendresse des peuples »— et des cantiques des Quilapayún « El pueblo unido jamais sera vencido », je suis donc parti sur les traces de Conrad Detrez et de Guy Bajoit. Encore assez tôt pour en sentir les dernières braises rougeoyantes, déjà trop tard pour ne pas en ressentir les cendres.

Opportunément, cela permettait également de trouver une alternative au service militaire obligatoire, de faire de nécessité vertu, dans un mouvement d’équilibre où l’action rationnelle en valeur (agir selon ses convictions) rejoignait l’action rationnelle en finalité (agir en fonction de ses intérêts).

Revenu de cette expérience enrichissante au contact des pauvres, j’ai donc tenté d’en transmettre la flamme vacillante à mes fils, bien nés et nés bien après l’estompement des promesses de lendemains qui chantent. A leurs yeux, sans doute, la transmission mémorielle s’est réduite à un folklore paternel kitsch.

C’est donc avec soulagement que j’ai accueilli l’intérêt d’un de mes fils adolescents pour un voyage au Burkina Faso (la patrie de Thomas Sankara tout de même !). Scolarisé dans une bonne école du Brabant wallon, il avait en effet bénéficié d’une séance d’information organisée par une ONG d’éducation au développement dont le core business consiste à envoyer chaque année près de 300 adolescents (des bons collèges du BW et de Bruxelles ; il est vrai qu’il faut un budget de 1000 euros pour le voyage et le séjour) trois semaines au Burkina, à Madagascar, au Sénégal et en Inde – pour ceux qui parlent anglais. Avec un message direct – ce n’est pas parce que vous êtes jeunes que vous ne pouvez rien faire : do it for Africa !

Il fallait voir l’immense salle du réfectoire de collège catholique de Bruxelles pleine à craquer d’ados —à 70 % des filles— intimidés ou excités et de parents réjouis ou anxieux. PPT de sensibilisation contrastant images de luxe obscène et de misère noire, témoignages de parents disant comme cette belle expérience avait épanoui leur progéniture.

S’étant rendu utile en reboisant le désert, ayant partagé une journée de la vie d’un cireur de chaussures, s’étant fait un tas de potes, mon fils comme les autres en est revenu regaillardi. C’est chouette.

Le marché du volontariat

Ce n’est qu’une offre parmi beaucoup d’autres, associatives, publiques ou marchandes, de coopération au développement personnel, proposant séjours de courte ou moyenne durée, partage du quotidien d’une communauté guarani du Chaco, entretien d’une réserve naturelle à Madagascar ou trekking humanitaire au Ladakh.

« Vivre dans une famille béninoise pendant un mois, animer des enfants de milieux fragilisés au Népal, monter une pièce de théâtre au Burkina, mieux comprendre les défis auxquels font face les communautés mayas au Guatemala… Autant de possibilités que recouvre la participation à un projet international ! » (Quinoa).

« Etudier, travailler et faire du volontariat à l’étranger », « séjours linguistiques, job et travel, tour du monde, projets sociaux, chantiers nature » (WEP).

Il y en a presque pour presque toutes les bourses et tous les publics —même pour les enfants du juge, à qui sont proposés des séjours de dépaysement en alternative ou en complément d’un placement en IPPJ.

Jamais sans doute, autant de jeunes n’ont eu l’occasion d’expérimenter ce tourisme de découverte. Le séjour alternatif s’est massifié. Au point que le SCI (Service civil international, qui organise des « chantiers internationaux »), jadis pionnier et missionnaire du volontariat conçu comme vecteur de pacifisme, ne sait comme dire que eux sont vraiment alternatifs.

Valorisation de l’interculturalité, sentiment d’utilité, développement des compétences, découverte de l’altérité dans un cadre sécurisé et encadrés par des professionnels compétents…Pour une part, ces dispositifs d’immersion portés par des associations sont promus dans le cadre du Service volontaire européen (SVE), et à l’échelle de la Belgique francophone par les politiques « jeunesse et d’éducation au développement ». Ils sont l’expression d’une volonté politique de former, selon l’acronyme consacré, des jeunes CRACS : Citoyens -responsables - actifs - critiques et solidaires. Ces finalités altruistes et citoyennes ne sont pas incompatibles avec des finalités plus instrumentales.

« Jeunesse en action est le programme que l’Union européenne a établi pour les jeunes. Il entend inspirer auprès des jeunes Européens un sentiment de citoyenneté européenne active, de solidarité et de tolérance, tout en les impliquant dans la construction de l’avenir de l’Union. Il vise à promouvoir la mobilité au sein et au-delà des frontières de l’Union, l’apprentissage non formel et le dialogue interculturel, ainsi qu’à encourager l’employabilité et l’intégration de tous les jeunes, quels que soient leur niveau d’instruction et leur milieu social et culturel. Le programme Jeunesse en action est un programme destiné à tous ! » [1].

Ces expériences qui se veulent initiatiques regroupées sous le label du « volontariat » sont désormais à distinguer des « coopérants » des ONG pour leur part soumis à des exigences accrues de professionnalisation. On relèvera que sur les 1158 expatriés répertoriés comme coopérants des ONG belges en 2014, 714 le sont dans le cadre de Médecins sans frontières et 205 pour Handicap international. Parmi eux, pas un seul jeune de moins de 24 ans, mais dans leur grande majorité des adultes entre 25 et 45 ans.

Transitions biographiques

Pour une partie de la jeunesse, ces dispositifs et ces expériences participent désormais de leur « transition » vers l’âge adulte.

Si au début des années quatre-vingt, certains observateurs pouvaient encore considérer l’adolescence comme une « création artificielle » des sociétés capitalistes et consuméristes [2], celle ci n’a cessé de s’affirmer comme une « tranche de vie » spécifique, tout en prenant sans cesse de nouvelles formes et de nouvelles expressions, tandis qu’entre la fin de l’adolescence, la fin des études et l’acquisition des attributs associés au statut d’adulte (indépendance économique, vie de couple plus ou moins stabilisée, premier enfant...), s’intercale une période de plusieurs années durant laquelle les jeunes doivent se construire une identité et se trouver une place dans la société.

C’est bien dans cette perspective que la chercheuse Clémence Bosselut [3], sur base d’une recherche auprès de jeunes entre 20 et 34 ans ayant participé au Volontariat de solidarité internationale (VSI) en France, analyse le volontariat à la fois comme un moratoire sur l’âge adulte, permettant à ceux qui s’y engagent de faire durer la jeunesse —l’expérience de volontariat devient donc une prolongation de la post-adolescence et un vecteur de transition vers l’âge adulte, assimilable pour certains aspects à une rite de passage traditionnel : on y témoigne une première phase de séparation (c’est à dire, le détachement des repères habituels), une deuxième de « marge », donc, de temps passé dans un lieu retiré, dans un temps propice à l’exploration de soi et de la relation avec les autres et finalement une dernière phase où le jeune est réintégré au groupe et reconnu comme adulte.

En décembre, j’emmène mes fils au Nicaragua. Il paraît qu’on peut déguster d’excellentes langoustes à Little Corn Island.

[1Jeunesse en action : Guide du programme, 2013.

[2Gérard Lutte, Supprimer l’adolescence. Essai sur la condition des jeunes, Editions Vie Ouvrière, Bruxelles, 1982.

[3Clémence Bosselut, Ce que partir veut dire : la transformation identitaire des volontaires de solidarité internationale, Thèse de doctorat, Ehess, Paris, 2009, cité par Roberta Strebel, Les transitions vers l’âge adulte de jeunes belges ayant expérimenté le volontariat long terme, mémoire Fopes, UCL, septembre 2015.