Des réfugiés syriens et nigériens, des gardes grecs, une gestionnaire de camps française et une famille d’accueil allemande se croisent dans la série « Eden », par Cecilia Díaz Weippert
« Eden » est une mini-série du réalisateur Dominik Moll qui parle de la crise migratoire en Europe à partir de plusieurs histoires personnelles qui s’entrecroisent. Autour d’expériences de migration, la société européenne -autant les mieux placés que ceux qui bataillent pour faire tourner la marmite- se retrouve impliquée dans cette réalité tellement actuelle et fort dramatique, si bien que nous sommes tous concernés de près ou de loin par les vécus des réfugiés.
En six chapitres, les spectateurs vont suivre la vie de plusieurs personnes et voir que le sort de certains est bien pire que celui d’autres. L’origine, ainsi que la situation économique de chacun, sont déterminantes dans l’inégale distribution d’opportunités pour vivre une vie meilleure.
Dans cette série, deux types de réfugiés cherchent leur Eden en Europe : ceux qui fuient la misère ou la pauvreté sans avenir. Et ceux qui essayent d’échapper aux démons d’une dictature qui détruit corps et âme.
D’abord, on suit deux frères originaires du Nigeria qui arrivent dans une embarcation de fortune en Grèce. Ils ont le ferme espoir d’arriver à leur El Dorado. Hélas, toucher le sol européen n’est qu’une des multiples épreuves qu’ils devront encore traverser pour arriver en Angleterre.
C’est ainsi que juste après avoir débarqué, les deux frères nigérians se retrouvent enfermés dans un camp de candidats-réfugiés en Grèce. Les employés grecs du camp doivent suivre les ordres d’une arrogante femme d’affaires française qui veut à tout prix montrer que le camp qu’elle a conçu comme une entreprise privée, grâce au financement de hauts placés, est une bonne manière de gérer la crise de réfugiés. « Son » camp respire la modernité et a des chances de devenir un modèle de gestion capitaliste qui traite et récupère tout y compris la crise des réfugies. Mais, cette femme doit encore le démontrer face à la Commission européenne. Le film laisse entrevoir que son arrogance est peut-être due au fait qu’à l’échelle des tout-puissants, être une femme est un véritable frein pour mener à bien un entreprise de cette envergure.
Alors, pour que cette conceptrice du camp-entreprise ait une chance de faire accepter son modèle de gestion, on ne peut se permettre aucune mésaventure dans ce territoire à équilibre précaire. Elle est prête à tout, ou à presque tout, pour convaincre la Commission européenne. C’est ainsi que le sacrifice des jeunes africains ou celui des employés grecs qui survivent comme ils peuvent au milieu de la crise économique de leur pays, sont les moindres des préoccupations prioritaires de cette femme. Quoique, à la fin de la série, la question de son implication personnelle dans les drames des réfugiés reste posée et le spectateur pourra librement penser que, pour finir, cette dame haut placée, ambitieuse et bien capitaliste a quand-même un cœur.
Sans dévoiler la trame de la série, on peut affirmer que dans le film il est clair que le sort des pauvres (les Africains, les Grecs) est bien plus tragique que celui des personnes plus riches, plus puissantes, plus instruites. C’est une évidence, mais dans « Eden » le désarroi et le risque d’échec sont présents chez les riches et puissants autant que chez les pauvres et impuissants.
Les employés grecs du camp essayent à tout prix de trouver la joie de vivre, de manière simple, en famille et avec l’espoir d’un futur meilleur, bien qu’ils vivent dans un pays économiquement ruiné. La situation pour eux est également asphyxiante et, pour ne pas compromettre leur avenir, ils doivent faire abstraction de leurs valeurs de base. Certains pourront vivre avec le sentiment de culpabilité de s’être trahis eux-mêmes, d’autres ne le supporteront pas.
Il ne fait aucun doute que les sympathies des spectateurs iront vers le cadet des frères africains, coincé entre une envie de bien faire, d’être gentil avec son frère et avec sa mère qui, depuis l’Afrique, les pousse à envoyer vite de l’argent ; avec les employés du camp qui l’encouragent à étudier ; avec la famille paysanne grecque qui l’aide. Au milieu des horreurs que le frère cadet, Amare, doit vivre –non pas en Lybie comme on pourrait le croire, mais bien dans la riche Europe et à cause des Européens —un couple grec de paysans pauvres est un baume pour le jeune africain, et pour nous aussi d’ailleurs. On ne les idéalise pas, ils s’attachent à Amare car ils ont besoin de main-d’œuvre ; les jeunes du pays ont déserté les campagnes. Mais ils le font avec un grand fond d’humanité et, peut-être aussi d’empathie, même s’ils ne savent pas tout ce que le jeune africain a dû traverser car ils n’ont pas de langue commune pour se comprendre.
Mais la force qui a poussé les frères à quitter leur pays est bien plus puissante que la gentillesse du vieux couple. Le jeune nigérian suit son chemin, même s’il ne sait pas comment il pourra arriver à destination. A vrai dire, nous, spectateurs, nous ne savons pas non plus. On voit que son parcours est semé de larmes et de souffrances. Ce qu’il vit se passe non loin de nous. Les endroits où il évolue nous sont familiers : on reconnait la mer, les plages, Paris, Bruxelles. Cette souffrance a lieu au coeur de l’Europe.
Parallèlement, on suit l’histoire d’une famille allemande de classe moyenne qui passe paisiblement ses vacances au soleil, et qui décide, après avoir vu les deux nigérians arriver apeurés, s’échappant des gardes, de recevoir chez elle un réfugié syrien. Avec la meilleure des intentions, ils tentent de faire vivre l’esprit démocratique et solidaire de la « bonne » Europe. Ils accueillent un jeune syrien, avec un comportement bizarre aux yeux d’européens, ce qui crée des conflits familiaux menaçant de faire éclater cette cellule bienveillante. On a l’impression qu’en Europe, les familles sont si fermées sur elles-mêmes qu’un élément externe qui s’intègre au système peut vite semer le doute des uns envers les autres, éveiller la jalousie et les suspicions et le faire basculer. Trop vite, on fait appel à des stéréotypes bien ancrés dans nos mentalités qui nous font voir dans chaque musulman un terroriste potentiel. Malgré le fait que la famille et l’étudiant syrien sont des personnes « bien » (famille accueillante, jeune syrien sage de type intellectuel), les mésententes culturelles sont bien là pour nous montrer que nous venons de réalités fort différentes. Que nous ignorons mutuellement ce qu’autrui a dû vivre pour arriver là où il se trouve aujourd’hui. C’est triste de voir que les bonnes intentions peuvent échouer. Mais, heureusement pour cette partie de la série, le goût final n’est pas amer.
Pas facile non-plus l’histoire des autres réfugiés, ceux qui échappent à une dictature. Dans « Eden », on parle de la Syrie, une forme de dictature tristement universelle qu’on retrouve dans différents coins du monde. Nous voyons évoluer un famille où tous sont beaux, bien éduqués, fins d’esprit. Ils montrent aussi beaucoup de courage quand il faut s’adapter à une vie plus rudimentaire que celle qu’ils avaient dans leur pays. On voit bien qu’il s’agit d’une classe sociale aisée et instruite. La famille arrive à Paris dans de meilleures conditions que les réfugiés économiques subsahariens, mais elle sait qu’il ne sera pas facile de s’intégrer dans la société française. La famille semble bien disposée pour ce faire, mais, il y a un mystère, un malaise que l’on sent dans le couple. La femme s’occupe principalement de l’intégration de sa petite fille à cette nouvelle vie, et elle essaie aussi de comprendre la véritable raison de leur séjour à Paris. Le mari est visiblement au coeur du mystère que ni sa femme ni les spectateurs ne peuvent percer. Par des circonstances fortuites, la femme commence à découvrir petit à petit les horreurs de la dictature, et comprend que son mari est à la fois une victime tout en ayant participé à ces horreurs. Il est intéressant de signaler un détail de la série : un des acteurs dont le personnage est impliqué dans cette intrigue politique, joue -en partie- son propre drame. Dans la réalité, l’acteur est un réfugié syrien et son frère est un détenu-disparu de la dictature syrienne.
Nous ne dirons rien de plus de la trame qu’on encourage à découvrir. Pour nous, cette série mérite d’être vue. Des sujets tels que les relations entre riches et pauvres, entre puissants et impuissants ; entre personnes de cultures différentes ; entre une Europe fermée et les autres continents, sont ici abordées d’une manière quasi documentaire. Et le fait qu’ils soient racontés à partir de la vie de différentes personnes nous permet de nous y impliquer davantage.
Quelques journalistes critiquent la série car les histoires racontées seraient trop prévisibles. Sont-elles peut-être trop réelles pour être montrées en tant que fictions ? D’autres critiques trouvent qu’il y a trop d’histoires entremêlées, ce qui empêcherait de s’identifier à l’un ou l’autre personnage. Mais, peut-être ce qui dérange c’est qu’on accorde trop d’attention à des personnes non-européennes ?
« Eden » parle d’une réalité qui nous touche tous. La série aborde la difficulté des relations Nord-Sud d’un point de vue un peu différent de celui auquel nous sommes habitués à montrer dans les ONG de coopération. On n’y fait pas référence aux causes de la pauvreté et des dictatures dans le monde, mais on y parle des personnes qui arrivent en Europe, cherchant désespérément à pouvoir vivre, tout simplement. Certes, il y a une raison pour laquelle ces personnes se voient éjectées de leurs milieux. Mais il y a aussi une réalité urgente face à laquelle il faut réagir. Sans slogans, sans une lecture facile sur les bons et les mauvais personnages, et sans trop de dramatisation non plus, malgré le sujet qui est déjà très dramatique. On comprend les migrants, mais on comprend aussi les gardes grecs, la famille allemande, même la conceptrice du camp privé pour les réfugiés. On comprend, on ne les justifie nécessairement pas : chacun est un produit de son milieu et de sa classe sociale, mais chacun est aussi celui qu’il veut être ou devenir, à condition qu’on le laisse au moins vivre pour y arriver.
Le réalisateur Domink Moll dit dans un entretien qu’en faisant cette série il n’avait pas la prétention de changer grand-chose dans ce monde, mais qu’il serait content si, à partir des images qu’il propose, on « arrive à ouvrir des fenêtres et rendre plus proche ce qui nous est inconnu ».