Peut-on mettre sur un pied d’égalité les gaz à effet de serre émis par les rizières sud-asiatiques et le CO2 émis par les 4x4 des riches citadins ?, par Valéry Paternotte
Récemment, un de mes amis les plus proches s’offusquait que l’information relative à l’achat par la Belgique de droits de pollution au Salvador ne fasse pas la une des journaux. Je ne partageais pas cette analyse. Après tout, il s’agit d’un sujet assez technique. Non que le sujet ne comporterait aucune dimension politique, évidemment, mais dans le sens où tout jugement un peu sensé procède d’un minimum de connaissances factuelles, ce qui pourrait le rendre peu sexy aux yeux du journaliste moyen qui aurait tendance à sous-estimer son lecteur moyen. Ensuite, et c’est là que ça devient intellectuellement plus stimulant, parce qu’il n’y a peut-être rien de scandaleux à cela ! Certes, il y a de nombreuses objections possibles, d’ordre politique ou purement techniques, de pur principe ou pragmatiques. Mais y a-t-il de quoi, forcément et a priori, être scandalisé par la récente concrétisation d’une décision gouvernementale belge (par ailleurs pas si neuve) ?
Je le disais, ce débat suppose quelques prérequis. Au-delà de la problématique des changements climatiques (quels sont les gaz à effet de serre et quelles activités humaines les produisent ?), le journaliste doit supposer que le lecteur possède une connaissance suffisante de la convention signée à Rio en 1992 et des nombreuses négociations ultérieures qui ont permis d’aboutir finalement à l’accord international connu sous le nom de Protocole de Kyoto. Mais surtout, il s’agit de comprendre ce que sont les « mécanismes de flexibilité » prévus par ledit accord international.
Partant du principe -non contesté- qu’une molécule de CO2 a un certain pouvoir de réchauffement de la planète, où qu’elle soit émise, les parties ont tenu à se donner les moyens de remplir leurs obligations en réduisant les émissions là où c’est le plus facile, le moins cher, le plus efficace. Car après tout, si les gaz à effet de serre peuvent rester des dizaines voire des centaines d’années dans l’atmosphère et qu’ils peuvent rapidement se retrouver à l’autre bout de la planète, peu importe finalement où ils ont été émis. Et pour réduire les émissions de ces gaz, peu importe également où ces réductions ont lieu.
Suivant ce principe, trois types de mécanismes dits « de flexibilité » ont été pré
vus : les « permis d’émissions négociables », la « mise en œuvre conjointe » et les « mécanismes de développement propre ». Les deux premiers s’appliquent entre pays s’étant engagés à réduire leurs émissions (de, mettons, 5% en 2008-2012 par rapport à 1990), autrement dit ceux qui ont accepté de se soumettre à une forme de quota d’émissions de gaz à effet de serre (leur quota serait donc de 95% de leurs émissions de 1990). Imaginons rapidement deux exemples pour illustrer les deux premiers mécanismes : le Danemark, grâce aux nombreuses éoliennes installées sur son territoire, est parvenu à réduire ses émissions davantage encore que ce à quoi il s’était engagé (7% au lieu de 5%, par exemple). Ces droits non utilisés peuvent être cédés à un pays, mettons la France, qui aurait, elle, dépassé son quota. Autre cas de figure, mettant en œuvre non plus des droits cessibles mais des projets. La France investit dans un système accroissant l’efficacité énergétique en Pologne. Elle pourra ainsi bénéficier des crédits d’émission correspondants aux gaz non émis par la Pologne. Le troisième type de mécanisme de flexibilité, qui nous concerne plus particulièrement dans le présent article, a lieu entre un pays soumis aux quotas et un pays tiers. Notre fameux contrat signé entre la Belgique et le Salvador en est un exemple. La Belgique, en aidant le Salvador à réduire les émissions là-bas, obtient le droit d’augmenter ses propres émissions.
Ces mécanismes de flexibilité ont fait l’objet de nombreuses et très diverses critiques. La première concerne les permis d’émissions négociables et s’avère, sans doute à cause de la malheureuse expression « droit de polluer », tout simplement infondée. La planète ne devra pas absorber davantage de CO2 sous prétexte que les pays payent. Ceux qui payent peuvent émettre le CO2 que le vendeur aura choisi (accepté) de ne pas émettre. Si le système fonctionne, en particulier si les quotas sont définis suivant une logique environnementale et qu’il n’est pas possible de frauder, la planète absorbera le niveau de CO2 prévu soit, idéalement, un niveau acceptable. Que le Danemark soit parvenu à vendre très chers ses permis à la France n’y change rien. Le plus riche ne pourra jamais, au maximum, que polluer à la place de tous les autres ; il ne pourra pas polluer comme il l’entend.
Une deuxième objection, sérieuse, concerne les mécanismes de flexibilité mettant en oeuvre des projets. Le principe est que le pays bailleur de fonds récupère les crédits d’émissions correspondants aux émissions qui auraient eu lieu en l’absence du projet. S’il s’agit d’un accord entre deux pays soumis aux quotas, se tromper sur l’économie d’émissions imputable au projet est sans importance puisque ce qui est émis par l’un ne le sera pas par l’autre. Mais si le projet est mis en oeuvre avec un pays tiers, non soumis aux quotas, surestimer l’économie reviendrait à dépasser son quota en toute légalité. Ce point est fondamental : le fait que la Belgique investisse dans une centrale peu polluante n’est une bonne nouvelle pour le climat que dans le cas où le pays tiers aurait opté sinon pour une centrale au charbon moins onéreuse mais plus polluante. Il nous faut par conséquent évaluer précisément le niveau qu’auraient atteint ces émissions dans l’hypothèse où la Belgique n’aurait pas fait cet investissement ! Exercice spéculatif par nature, et pour cette raison nécessairement entaché d’une grande imprécision, inacceptable pour certains. Il s’agit en tout cas d’un exercice difficile, nécessitant de minutieuses études et qui ont donc un coût. Ce coût pourrait même, et il s’agit là d’une autre critique, pénaliser les petits projets, éventuellement plus conformes au concept de développement durable. Ce dernier point n’est donc pas une opposition de principe mais une invitation à assouplir les règles d’acceptation pour certains projets dont le bénéfice, à la fois en termes de réduction de gaz à effet de serre et de développement durable pour le pays d’accueil, pourrait être présumé.
Dans le même ordre d’idées, certains soulignent que l’état de la science ne nous permet pas toujours d’établir avec une précision minimale l’économie attendue d’un projet. L’exemple le plus frappant, dans le cadre de ce qu’il est convenu d’appeler les « puits de carbone », est celui de plantations d’arbres destinées à absorber le CO2 émis. Dans ce cas, la Belgique financerait ces plantations pour compenser le surplus de CO2 émis sur son territoire. Or, soulignent de nombreux experts, on ne sait toujours pas combien de CO2 absorbe un arbre tout au long de sa vie. Le calcul des crédits d’émissions s’avère donc extrêmement hasardeux. En outre, il existe de nombreux cas, suivis de près notamment par l’organisation SinksWatch, où ces projets de plantations amènent d’autres problèmes, environnementaux ou sociaux. La critique devient alors : « La Belgique a peut-être partiellement compensé ses émissions de gaz à effet de serre, mais elle a, ce faisant, multiplié localement des problèmes environnementaux et exacerbé les conflits sociaux, ce qui rend l’opération intolérable ».
Plus généralement, l’on peut craindre qu’en compensant ses émissions excessives via des achats ou investissements à l’étranger, le pays industrialisé en question n’initie aucun changement profond à domicile. Tant que la Belgique aura la possibilité de s’en sortir en achetant des permis au Danemark, en investissant en Pologne ou en « aidant » le Salvador, elle ne sera pas contrainte de repenser ses systèmes de transports, ses dépenses de chauffage, sa consommation électrique, sa gestion des déchets ou son système agroalimentaire.
Ce mécanisme de développement propre est-il de nature à favoriser le développement durable ? Va-t-il renforcer les rapports de forces Nord-Sud ? Ou fournit-il au contraire une carte supplémentaire, bien utile au Sud, dans les négociations internationales ?
En réponse à la première question, notons que le Protocole de Kyoto fait explicitement référence au développement durable. On peut même comprendre (art. 12.2) que le mécanisme de développement propre est avant tout un projet visant à un développement durable, permettant en même temps de réduire les émissions de gaz à effet de serre. Bien sûr, il n’existe pas de définition unique pour le concept de développement durable mais même une formule aussi floue que « l’harmonie entre développement économique, protection de l’environnement et équité sociale » devrait permettre d’écarter des projets n’ayant aucun bénéfice pour le pays d’accueil, comme une monoculture intensive d’eucalyptus qui exigerait d’exproprier des paysans et épuiserait l’eau des nappes phréatiques. Les projets doivent donc procurer des bénéfices en termes d’emploi, de cohésion sociale, de gouvernance, de formation, de transferts de technologies, de réduction d’autres types de pollution, etc. La liste des bénéfices possibles pour le pays d’accueil est longue. Et l’impact attendu peut être plus ou moins significatif. Eviter de répéter les erreurs du Nord, et en particulier de s’engager dans une voie difficilement réversible en termes de production d’électricité, d’agriculture ou d’aménagement du territoire, serait une immense victoire. Au minimum, on peut même penser qu’un projet de réduction des gaz à effet de serre qui n’aurait aucun effet négatif en termes de développement durable serait déjà bon à prendre, puisqu’il est communément admis que les pays les plus vulnérables en cas de changements climatiques sont des pays pauvres. Et, dans la pratique, il est indéniable que certains projets ne procurant que peu de bénéfices au-delà de la réduction de gaz à effet de serre ont été approuvés. Réduire la production de HFC23 (puissant gaz à effet de serre et substance appauvrissant la couche d’ozone) en Chine, par exemple, a indéniablement un effet positif sur l’environnement mais ne procure sans doute guère d’autre bénéfice. Le Protocole prévoit en outre (art. 12.8) que pour chaque projet soit reversée une somme destinée à alimenter un fonds pour les mesures d’adaptation (des pays en développement aux effets des changements climatiques). Les parties se sont enfin engagées à ce que ces projets ne se substituent pas à l’aide au développement.
Quant aux deux autres questions, concernant les rapports de force Nord-Sud, disons-le d’emblée : l’essentiel va se jouer dans l’après-Kyoto. Car les négociations futures auront un impact déterminant sur la demande de crédits d’émissions et sur les engagements de réductions futures, y compris l’éventuelle contribution du Sud à ces réductions. Première inconnue : la demande de crédits d’émissions. Moins il sera facile pour un pays industrialisé d’acheter des permis à un homologue et plus il sera coûteux de réduire les émissions à domicile, plus la demande augmentera et donnera par là-même un pouvoir accru aux pays tiers (sauf, évidemment, abandon de Kyoto). Mais d’autres facteurs pourraient limiter la demande. La non participation des Etats-Unis en est un important. Tant qu’ils ne ratifieront pas Kyoto, l’important surplus détenu par la Russie et l’Ukraine notamment (connu sous le nom d’« air chaud ») limitera la valeur des crédits d’émission. Autre facteur : la sévérité des critères pour l’approbation des projets. Si l’on continue d’accepter des projets aux bénéfices douteux (voir le cas du HFC23 évoqué plus haut), l’offre pourrait dépasser la demande et faire baisser la valeur des crédits d’émission.
Notons que le pouvoir est inégalement réparti au sein des pays en voie de développement : les pays qui obtiennent le plus de projets (Chine en tête, Inde, Brésil) ne sont peut-être pas ceux qui en ont le plus besoin. Que feront les autres pays à l’avenir ? Auront-ils les moyens de participer à ce marché potentiellement lucratif ? La question n’est pas uniquement financière car on peut supposer que de la participation à ces mécanismes de flexibilité dépend l’expertise des négociateurs et, in fine, le poids de chaque pays dans les négociations.
La deuxième grande inconnue concerne la date où les pays en voie de développement auront eux aussi des objectifs de réduction (ou de croissance plafonnée). Ce jour-là, le marché sera non seulement influencé par un nombre d’acheteurs potentiels plus élevés mais par une moindre disponibilité d’options bon marché (puisqu’elles auront déjà été épuisées). L’avenir dépend donc, rien d’étonnant à cela, de la répartition future des quotas.
Nous avons jusqu’à présent passé sous silence la question, pourtant cruciale, de l’attribution initiale des « quotas ». Il est évident que la définition d’une répartition « équitable » de ces droits a fait l’objet d’âpres discussions. Sur le plan théorique, on peut imaginer trois grands modes de répartition : (a) égalité par habitant, (b) répartition en fonction des émissions actuelles et (c) correction des inégalités passées. Tout dépend du jugement que l’on porte sur la responsabilité passée des pays industrialisés. L’augmentation de la teneur de l’atmosphère en CO2 est nette à partir de la révolution industrielle (autrement dit de l’utilisation d’énergies fossiles) et peut sans aucun doute être attribuée aux pays développés. Il serait donc normal qu’ils cèdent leurs droits d’émissions actuels aux pays qui ont dans le passé « sous-pollué » (l’option c). Oui, mais aux XVIIIe, XIXe et même XXe siècles, les pays gros émetteurs de CO2 n’avaient pas la moindre conscience de l’effet de leur action sur le climat du XXIe siècle ! Nul ne peut être puni pour un acte qui ne constituait pas un délit au moment où il a été commis. Impensable donc de corriger les erreurs passées. Impensable même de répartir désormais égalitairement les droits (option a) car les pays industrialisés ont emprunté une voie qui les rend désormais dépendants des technologies émettrices de CO2 ; à l’impossible, nul n’est tenu. On voit bien que même sur le plan théorique il n’est pas si facile de trancher cette question. Et il suffit de rappeler que les Etats-Unis ont refusé de s’engager dans le pourtant timide Protocole de Kyoto pour réaliser que la pratique des négociations internationales renvoie aux calendes grecques les scénarios plus égalitaires pour l’ensemble de la planète.
L’honnéteté nous contraint néanmoins de reconnaître que le droit au développement, traduit en tonnes de CO2 émises, a été pris en compte : les pays en voie de développement ou émergents n’ont à ce jour tout simplement pas d’objectif chiffré. C’est d’ailleurs un argument majeur de l’administration Bush : la Chine, en passe de devenir la première puissance émettrice de CO2 n’est soumise à aucune contrainte quantitative, ce qui lui procure un avantage compétitif (supplémentaire). De même, l’objectif de réduction globale de 8% pour les pays de l’Union européenne est décliné par pays suivant le niveau d’émission attendu ou facilement atteignable : moins 21% pour l’Allemagne contre plus 27% pour le Portugal. On a donc, dans les négociations, davantage (trop diront certains) tenu compte des besoins en développement que d’une éventuelle urgence dictée par la survie des écosystèmes connus. En termes de négociations, nous n’avons donc pas encore assisté au plus dur. La question de l’allocation des permis d’émission ne deviendra un enjeu social considérable que le jour où la communauté internationale sera obligée de reconnaître l’urgence environnementale.
La répartition du gâteau forcera peut-être les négociateurs à aborder une question encore largement passée sous silence : celle des « besoins » et de leur plus ou moins grande légitimité. Car peut-on mettre sur un pied d’égalité les gaz à effet de serre émis par les rizières sud-asiatiques (sous forme de méthane, puissant gaz à effet de serre) et le CO2 émis par les 4x4 des riches citadins, occidentaux ou non ?
Désapprouver a priori la politique belge suppose sans doute de se placer dans un scénario assez noir, où la Belgique n’adopterait aucune mesure à domicile, où le Salvador serait victime d’un projet lui étant imposé et n’apportant aucun bénéfice local, où les pays du Sud n’auraient aucun moyen d’influencer les négociations internationales sur le climat... S’il est encore trop tôt pour écarter ce scénario pessimiste, cela signifie aussi qu’il est encore possible de croire que les mécanismes de développement propre peuvent jouer un rôle positif pour l’ensemble de la planète.