Presque deux milliards de personnes dans le monde utilisent des points d’eau contaminés par des matières fécales. Les gens ne meurent pas de soif, c’est l’eau impropre à la consommation qui les tue, par Seydou Sarr
L’eau, marchandise ou bien commun ? Marie Tsanga Tabi, ingénieur à Strasbourg, estimait récemment que « l’eau en fin de compte, n’est assurément pas un bien comme les autres. Son statut intrinsèque de ressource naturelle et de bien essentiel à la vie lui confère une valeur et une utilité sociale qui s’apprécient au regard de la capacité des systèmes de gestion de l’eau à satisfaire l’objectif de bien-être des communautés ». Ce point de vue rejoint celui de nombreux acteurs de l’eau, qui s’accordent à considérer cette ressource naturelle comme une nécessité vitale quotidienne et indispensable pour avoir une bonne santé et pour mener une vie digne.
Depuis 25 ans, des progrès importants ont été réalisés pour améliorer l’accès à l’eau potable et à l’assainissement de base, avec près de 2,6 milliards de personnes ayant accès à un point d’eau améliorée, selon un aide-mémoire publié en novembre 2016 par l’OMS. Mais il reste encore beaucoup à faire, surtout dans les pays en développement. Les chiffres de l’OMS révèlent que dans le monde, 663 millions de personnes n’ont pas accès à l’eau potable et 1,8 milliards de personnes utilisent des points d’eau contaminés par des matières fécales. L’OMS rappelle que l’eau contaminée peut transmettre des maladies comme la dysenterie, la typhoïde, mais encore plus la diarrhée, qui tue plus d’un demi-million de personnes chaque année. Les gens ne meurent pas de soif, c’est l’eau impropre à la consommation qui les tue.
L’Assemblée générale des Nations unies a adopté en juillet 2010 une résolution dans laquelle elle affirme que le droit à une eau potable, salubre et propre est « un droit fondamental, essentiel au plein exercice du droit à la vie et de tous les droits de l’homme ». Le texte de la résolution insiste sur la responsabilité des Etats dans « la promotion et la protection de tous les droits humains qui sont universels, indivisibles, interdépendants et intimement liés qui doivent être traités globalement, de manière juste et égale, sur un pied d’égalité et avec la même priorité ».
Cette résolution a été saluée comme une évolution politique importante mais sa formulation dans un cadre législatif et juridique n’est effective que dans très peu de pays au monde. Pour la mise en application du droit à l’eau et à l’assainissement, il faut, selon Marc Despiegelaere de l’ONG belge Protos, trois éléments : que la mesure soit adoptée dans la législation de chaque pays, que des structures étatiques soient créées pour la mise en pratique de ce droit et, enfin, qu’il y ait des financements pour assurer l’accès à l’eau potable et à l’assainissement de base pour tous. « Si on prend le cas de la Belgique, les infrastructures existent et les investissements permettent l’accès à l’eau potable et à l’assainissement de base. Mais le droit à l’eau n’est pas inscrit dans la constitution », affirme-t-il. En comparaison, il cite le cas de l’Equateur qui a reconnu ce droit dans sa constitution mais les installations techniques publiques et les financements manquent cruellement. « Dans beaucoup d’autres pays en développement, aucun de ces trois éléments n’est mis en place », indique encore Marc Despiegelaere.
Pour de nombreux acteurs de l’eau, les avancées majeures dans la reconnaissance du droit à l’eau ne doivent pas rester une formulation politique. Il faut évoluer vers un statut juridique de l’eau.
La Slovénie est le premier Etat membre de l’Union européenne à inscrire le droit à une eau potable dans sa constitution. L’amendement, adopté en novembre 2016, insiste sans ambigüité sur la non privatisation de l’eau potable : « l’approvisionnement en eau de la population est assuré par l’Etat via les collectivités locales, directement et de façon non-lucrative. Les ressources en eau sont un bien public géré par l’Etat. Elles sont destinées en premier lieu à assurer l’approvisionnement durable en eau potable de la population, et , à ce titre, ne sont pas une marchandise ».
Le statut de l’eau et son caractère vital pour tout être humain en font un bien dont la finalité n’est pas seulement économique mais aussi sociale et solidaire. Selon les points de vue, les définitions et les contextes, l’eau est un bien commun, un bien collectif, un bien public, un bien dont tout le monde doit disposer mais que chacun a la responsabilité de préserver, pour le bien de tous.
« L’eau est un bien économique, oui, mais pas seulement : c’est aussi un bien environnemental, social et symbolique. De plus, son caractère vital et non substituable empêche de la soumettre aux lois du marché, qui supposent l’existence d’un choix et la possibilité de remplacer le bien échangé par autre chose. Or, on ne peut pas choisir de ne pas consommer d’eau (sauf à vouloir se suicider) et, pour la majorité des usages, l’eau ne peut être remplacée par rien d’autre », écrit Isabelle Franck.
Dans de nombreux pays, aussi bien en Europe que dans les pays du Sud, des associations de solidarité portent des revendications pour soustraire l’accès à l’eau potable aux lois du marché. En Italie, des groupes de citoyens se sont mobilisés pour s’opposer à la privatisation de l’eau à Naples, revendiquant son inscription dans la catégorie des biens communs.
En France, les batailles juridiques menées par les acteurs de l’eau en 2013 ont conduit à l’interdiction de coupures d’eau pour impayés dans tout le pays. Les condamnations de distributeurs d’eau et le soutien des juges et du Conseil constitutionnel sont considérés comme une victoire pour le droit à l’eau.
Emmanuel Poilane, directeur de France libertés, réfute l’argument économique et défend plutôt une approche sociale de l’eau, rappelant au passage les propos de Danielle Mitterrand, fondatrice de France Libertés, à l’endroit des multinationales de l’eau : « Je demande le droit à l’eau pour tous. Vous, les entreprises, vous demandez le droit à l’eau pour tous… ceux qui peuvent payer ». Selon lui, le droit à l’eau doit devenir une réalité, par la loi, mais aussi par l’engagement de tous les acteurs.
Comme l’Initiative citoyenne européenne qui a recueilli en 2014 plus d’un million de signatures pour une pétition invitant l’Union européenne à faire en sorte que « l’approvisionnement en eau et la gestion des ressources hydriques ne soient pas soumis aux règles du marché intérieur et que les services des eaux soient exclus de la libéralisation ». Les principales revendications se font sous la bannière de Right2Water.
Le secteur public ne peut pas complètement se dessaisir de la gestion de l’eau, car il incombe à l’Etat la responsabilité d’assurer l’accès aux services de base dans les domaines de la santé, de l’éducation, du logement et naturellement, de l’eau. Marc Despiegelaere confirme que « l’approvisionnement en eau potable est aussi une question de santé publique et nécessite par conséquent une approche publique. Un partenariat Etat-secteur privé ne doit pas être exclu d’office, à la condition que le secteur public garde le leadership et le contrôle sur les conditions de réalisation du service ».
Il redoute surtout ce qu’il appelle la full privatisation, quand un partenaire privé est propriétaire des installations et de l’ensemble du réseau de distribution de l’eau. L’option de la privatisation doit, dans tous les cas, être conditionnée à la mise en place d’un système de régulation et de contrôle de la tarification. Le cas de la Grande Bretagne est cité en exemple, l’Etat ayant imposé aux opérateurs privés un système de tarification qui garantit l’accès à l’eau potable pour tous. Autre exemple, en Irlande et au Canada, où le système est privatisé et la fourniture d’eau financée par un impôt direct. Ce qui, en théorie, laisse croire que l’eau potable est gratuite pour les ménages.
Les défenseurs du droit à l’eau n’ont pas tort dans leur combat contre le modèle marchand. Le marché obéit à des lois impitoyables, et ses règles, basées sur le capital, le profit et la spéculation. Toute tentative de marchandisation de l’eau conduirait inévitablement à l’exclusion des personnes vivant dans la précarité ou dans l’extrême pauvreté, en Europe ou dans les pays en développement.
L’approche de Protos repose sur la gestion intégrée des ressources en eau. L’eau étant un bien collectif, « tous doivent avoir le droit de participer à sa gestion. Un comité de gestion composé de représentants des divers usagers, des autorités locales et des services concernés, est responsable de l’orientation de tout le processus. C’est la seule façon de tenir compte de tous les aspects, de concilier des intérêts contradictoires et d’éviter des conflits. Mais les changements climatiques sont un défi supplémentaire. Leurs effets —notamment l’imprévisibilité, la variabilité et les phénomènes extrêmes— menacent l’accès durable à l’eau ». La gestion collective suppose donc la prise en compte des aspects économiques, sociaux et environnementaux de l’accès à l’eau et la participation des citoyens, collectivités locales et communautés de base.
Cette vision de la gestion démocratique du bien commun va au-delà de la traditionnelle opposition secteur public-secteur privé et propose une « approche triangulaire, avec comme piliers l’Etat, le secteur privé et les communautés ou collectivités », précise Marc Despiegelaere.
Par cette approche, Protos stimule la prise de responsabilités locales, la transparence et la collaboration, conditions de base pour la démocratie locale et une bonne gouvernance. La bonne gouvernance et la régulation sont en effet essentielles pour assurer le respect des règles et des décisions arrêtées pour le partage et la préservation du bien collectif qu’est l’eau. C’est même nécessaire, pour gérer, le cas échéant, les légendaires et inévitables querelles de bornes fontaines.