Le phénomène Facebook peut être expliqué par sa simplicité, son effectivité et son opportunisme, par Adolfo Vásquez Rocca
Nous avons l’habitude de promouvoir l’opinion des experts, puisque normalement nous considérons que seule une personne ayant de l’expérience et des connaissances est capable d’émettre des jugements adéquats dans un domaine ou une matière en particulier.
Cependant, il y a des études montrant que les décisions collectives sont souvent plus efficaces que celles prises sur base des connaissances d’un seul expert.
Facebook est un état de « conscience environnementale », un moyen de tuer le temps (ou de le perdre, naturellement), un réseau de connexions qui répond à la logique de l’hypertextualité, de l’hyperlien, des moteurs de recherche sponsorisés et du « postage » compulsif. Un engrenage puissant de l’industrie globale qui trafique des bases de données, statistiques, rating télévisuels et profils psychologiques, dans un processus exhaustif de stratification, cherchant à tout prix - comme n’importe quel consultant - que le business tourne.
Bien que le projet ait été conçu par Mark Zuckerberg, le véritable visage derrière Facebook est celui de Peter Thiel, investisseur de capital à risque et philosophe futuriste. Il est aussi un activiste vigoureux du néo conservatisme. Il a obtenu son diplôme de philosophie à Stanford et il est coauteur du livre Le mythe de la diversité, attaque minutieuse contre le multiculturalisme et le libéralisme.
Le mentor philosophique de Thiel est René Girard [1], de Stanford, qui propose une théorie selon laquelle le comportement humain fonctionne par désir mimétique. Girard prétend que les gens se comportent essentiellement en « moutons » et copient les autres sans réfléchir. La théorie semble être correcte dans les mondes virtuels de Thiel : l’objet de désir est insignifiant. Tout ce qu’il importe de savoir est que les êtres humains ont tendance à se mettre en troupeaux. Ce qui explique les bulles financières, ainsi que l’énorme popularité de Facebook.
Pour Thiel, internet est très séduisant car il promet un type de liberté dans les relations humaines et les affaires, et une liberté des lois dans les pays. Internet ouvre un monde d’expansion du libre marché et du laisser faire. Thiel adore également les paradis fiscaux - comme les Îles Cayman - où se trouve 40 % de l’argent du monde.
Toutefois, si on analyse bien la politique de confidentialité de Facebook, on se rend compte qu’elle est ambiguë, voire même pratiquement inexistante. Facebook semble plutôt constituer un régime totalitaire virtuel, idéologiquement motivé, avec une population qui croît d’environ deux millions de personnes par semaine et qui a déjà surpassé les soixante-cinq millions. Thiel et ses partenaires ont créé leur propre pays. Un pays de consommateurs.
Facebook est devenu une expérience exceptionnelle, à la fois « machinale » et virtuelle globale, où nos relations et amitiés sont devenues des biens qui se vendent aux grandes marques globales. Sur Facebook, nos vies sont un livre ouvert, où nos données sont l’objet d’une transaction financière.
Au début des années 2000, nous assistions déjà au développement des réseaux décentralisés contre le paradigme du contrôle hiérarchique. Maintenant, le cyberspace est devenu dense ; le concept d’une sagesse des foules s’est imposé, ainsi que le « journalisme citadin » des blogs. Cela pourrait encourager l’idée que le web finira par se transformer en un système nerveux global, un cerveau dans lequel chaque internaute constitue un neurone, et par générer une sorte d’intelligence collective produisant des pensées et des idées au-dessus des capacités de chacun de ses petits constituants. Cette vision de l’intelligence rappelle celle qui a été décrite par Philip K. Dick, « Sivaini » [le Système de vaste intelligence vivante] qui, d’une certaine manière, se définit comme la somme de plusieurs intelligences individuelles, subalternes, occultes, fondues en une seule et unique intelligence collective (dépersonnalisée ?) ; intelligence qui, malgré tout, est définie entre les réseaux du web - et également en dehors de ceux-ci - comme la nouvelle panacée de la connaissance. Il conviendrait dès lors de se demander ce que c’est, comment cela fonctionne, et pourquoi - comme les sirènes - cela attire et attrape les navigateurs entre les fils tourmentés du web [2].
L’intelligence collective - toujours à l’intérieur de contextes globalisés - requiert, pour sa constitution, de l’interactivité et du dialogue au sein du web. Ce dialogue tend à favoriser les nouveaux modèles discursifs accessibles à tous, dont les expressions - toujours à caractère public - se glissent à travers les voies de l’information, à la recherche de participations collaboratives dans un espace mutant et délocalisé connu comme le web 2.0.
Nous devons comprendre l’hyper-connectivité et le cyberespace comme une réalité simulée, un « non-lieu », qui agit comme un réseau de transmission d’information, où nous développons nos interactions communicatives médiatiques dans le paroxysme des nouveaux réseaux sociaux et le développement de nouvelles formes de cyber-subjectivité ; et où nous voyons que des concepts comme celui de citoyenneté, intimité et lieu (non-lieu) sont redéfinis dans ce nouvel environnement de pouvoirs anonymes, d’empires techno-financiers implacables et d’implosions sociales.
Le terme web 2.0 est né en 2004, et a été popularisé à partir de ses applications les plus représentatives (Wikipedia, Youtube, Flickr, Wordpress, Blogger, Myspace, Facebook, Ohmynews), ainsi que de la suroffre de centaines d’outils, en essayant d’attirer les utilisateurs - générateurs de contenus.
Selon O’Reilly [3], principal promoteur de la notion du web 2.0, celle-ci contient sept principes constitutifs : le World Wide Web comme plateforme de travail, le renforcement de l’intelligence collective, la gestion des bases de données comme compétence de base, la fin du cycle des actualisations des versions du logiciel, les modèles de programmation légère allant de pair avec la recherche de la facilité, le logiciel non limité à un seul dispositif et les expériences enrichissantes des utilisateurs.
C’est ainsi que se renforcent les effets de réseau conduits par une « architecture de participation », une innovation et des développeurs indépendants, ainsi que les petits modèles d’affaires capables de syndiquer des services et contenus. Sous le concept de web 2.0 peuvent se regrouper alors « toutes ces utilités et services Internet qui se nourrissent dans une base de données, qui peut être modifiée par les utilisateurs du service, que ce soit dans son contenu (en ajoutant, en changeant ou en biffant une information ou en associant des données à l’information existante), ou dans la façon de le présenter » [4].
Une fois la révolution des systèmes de publication de contenus assumée comme avec weblogs et wikis, dans le web 2.0, l’attention se déplace depuis l’information jusqu’à la méta information. La quantité de données générées commence à se faire si dense qu’elles ne servent plus à rien si elles ne sont pas accompagnées par d’autres qui leur assignent une hiérarchie et un signifié. La stratégie de doter les utilisateurs d’outils pour classer l’information collectivement a été définie comme folksonomie, dont l’implémentation la plus populaire sont les tags ou étiquettes. Si les blogs ont démocratisé la publication de contenus, les folksonomies démocratisent l’architecture de l’information. Les utilisateurs de Flickr, par exemple, ne partagent pas seulement leurs photos à travers le service : après leur avoir assigné des étiquettes multiples avec lesquelles ils associent un signifié aux images, ils construisent une grande structure sémantique d’images qui peut être parcourue dans tous les sens. Dans le service de « bookmarks » Del.icio.us social, les utilisateurs étiquètent grâce à différents concepts les liens intéressants qu’ils trouvent dans le réseau, générant ainsi une classification thématique très précise de la croissance quotidienne du web. La communauté de Del.icio.us est en train de mettre en œuvre le simulacre le plus efficace du vieux rêve du « web sémantique », un web qui puisse soi-même se comprendre.
La sagesse des foules est une autre manière d’appeler les masses à entrer en scène, maintenant dans le cyberspace. À ce sujet, James Surowiecki remarque que « les groupes fonctionnent mieux que les individualités si et seulement si quatre conditions s’accomplissent : une diversité d’opinions, de décentralisation, d’indépendance et des mécanismes d’addition de la multitude ; sous les dites circonstances, chaque individu apporte et évalue une partie de l’information pour, auprès du reste des individus, atteindre un verdict collectif ». Malgré cela, il reste encore à démontrer que l’intelligence collective promue par les théoriciens de l’essaim - somme de beaucoup d’intelligences - est plus effective que celle des élites réduites.
Surowiecki débute son argument avec une anecdote du scientifique britannique Francis Galton. En 1906, lors d’une foire agricole, Galton s’est proposé de vérifier jusqu’à quel point un groupe de 787 personnes pourrait déterminer le poids exact d’un bœuf. Quand le poids du bœuf a été révélé -543 kilogrammes-, il en est ressorti que l’estimation de la multitude avait été de 542,5 kilogrammes.
Le livre de Surowiecki s’est transformé en best-seller et le concept de « la sagesse des foules » (The wisdom of crowds, en anglais) s’est popularisé dans le monde corporatif. De fait, l’opération de lieux comme Yahoo, Google, Myspace et Netflix est basée sur cette opportunité de collectivisme en ligne et, récemment, Netflix, l’entreprise leader pour la location de films, a fait appel à un concours international ayant recours à cette « sagesse des foules » pour perfectionner son système de recommandations.
Aussi attirant que le pari d’une intelligence supérieure des foules puisse résulter, il est intéressant de considérer l’avertissement de Charles MacKay, dans son fameux livre Les délires collectifs extraordinaires et la folie des foules, où l’auteur se pose la question suivante : pourquoi donc des individus d’habitude sensés et intelligents se transforment-ils en masses idiotes quand ils agissent collectivement ? « Les gens, on le sait, pensent en troupeaux ; on peut également voir qu’ils deviennent fous en troupeaux et récupèrent seulement la sagesse lentement, un à un ».
Facebook a permis l’entrée en scène des masses, bien qu’il n’ait pas été le premier à horizontaliser le réseau. D’autres réseaux sociaux existent sur internet comme HI5 et Myspace qui sont arrivés avant, ou des phénomènes ponctuels comme Orkut qui sont plus populaires que Facebook dans certains pays comme l’Inde ou le Brésil. Le phénomène Facebook peut être expliqué par sa simplicité, son effectivité et son opportunisme. Il est arrivé au bon moment en offrant ce qui est approprié à l’utilisateur commun et d’une manière facile, expliquant son incroyable succès dans nos pays. Les gens qui affirmaient que la seule manière de participer au web était grâce aux blogs, c’est-à-dire dans ce qu’est écrire aujourd’hui, voient en Facebook leur opportunité d’écriture, puisque le schéma a été simplifié avec des fonctions préétablies. Facebook facilite l’interaction et la présence télématique ; cependant, en tant que technologie de l’information, elle se trouve chaque fois davantage liée aux sujets inutiles ou au simple passe-temps, plus qu’à l’information importante.
Facebook est un réseau à l’intérieur du réseau qui devient chaque fois plus grand et puissant ; les possibilités d’échange d’information sont illimitées. Il n’y a pas non plus de limite pour les applications ajoutées au système : les guerres de vampires, les loups-garous, zombies, etc. Certaines sont si « attirantes » qu’elles causent une dépendance.
Il y a un flux constant d’information réclamant notre attention, ainsi que des invitations qui exigent une réponse. Ainsi, sans que nous le remarquions, notre compte commence à être saturé à cause de ces applications qui sont une extension de l’oisiveté, ne permettant pas de distinguer les invitations aux applications réellement utiles.
Cet article, jusque là inédit, publié partiellement dans Manuscrits de Blog – Cabinet de Travail – de l’auteur, a été écrit pendant le printemps 2010 ; récemment inclus dans une section anthologique de la Revue Almia, Margen cero, de Madrid :
Vásquez Rocca, Adolfo, « Facebook ; del desprecio de las masas a la « sabiduría de las multitudes », dans Revista Almiar – nº 66, – 2012 – Margen cero, Madrid.
Traduction de l’espagnol de Daniel de la Fuente
[1] René Girard (Avignon, 1923) : À plus de quatre-vingt-quatre ans, il est considéré comme le plus grand anthropologue vivant, proche de ce qu’était Lévi-Strauss. Remarquable par sa théorie de la mimésis, qui a premièrement surgi pour analyser les œuvres littéraires dans lesquelles se montrent les relations interpersonnelles mimétiques. Par la suite, elle a été appliquée à l’analyse de la violence dans les sociétés primitives qui reposent sur le sacré ; et par extension, à la violence dans les sociétés contemporaines.
[2] Idalia Rivera, Mario Toache, « La desconcertante sabiduría de las multitudes : De la teoría de los enjambres a la teoría de los borregos y otras cosas parecidas », RECA, 4 (2012), UNAM.
[3] Le terme web 2.0 a été utilisé par Tim O’Reilly en 2004 pour se référer à une seconde génération dans l’histoire du web, basée sur des communautés d’utilisateurs et une gamme spéciale de services, comme les réseaux sociaux, les blogs, les wikis ou les folksonomies, qui promeuvent la collaboration et l’échange d’informations entre utilisateurs.
A l’origine du concept se trouve le web 1.0, s’agissant de pages statiques html qui n’étaient pas actualisées régulièrement. Le succès des point com dépendait de webs plus dynamiques (parfois dénommés web 1.5), qui offraient des pages html dynamiques créées au vol à partir d’une base de données actualisée. Dans les deux sens, l’esthétique visuelle et le fait d’obtenir des hits (visites) étaient considérés comme des facteurs très importants.
Les propulseurs de l’approche au web 2.0 croient que l’usage du web est orienté vers l’interaction et les réseaux sociaux, pouvant offrir un contenu qui exploite les effets des réseaux en créant ou non des webs interactifs et visuels. Ainsi, les sites web 2.0 agissent plutôt comme des points de rencontre ou webs dépendants des utilisateurs, que comme webs traditionnels.
[4] Xavier Ribes, Web 2.0 : « El valor de los metadatos y de la inteligencia colectiva », En Telos. Revista de Comunicación, tecnología y sociedad, 73 (octobre-décembre 2007).