En Algérie, la guerre de position continue

Mise en ligne: 5 mai 2020

Le processus révolutionnaire algérien s’inscrit dans la longue durée parce qu’il est la continuation d’une histoire révolutionnaire, commencée le 1er novembre 1954 et continuée par une série de soulèvements populaires en octobre 1988, entre avril et juin 2001, et en janvier 2011, par Thomas Serres

Le Hirak algérien a officiellement fêté son premier anniversaire le 22 février dernier. Pour l’occasion, des milliers d’Algériens sont descendus dans les rues du pays, dans les grandes villes du littoral (Alger, Oran, Annaba…), mais aussi dans les villes moyennes de l’Est du pays qui sont devenues des hauts lieux de la mobilisation et autant de capitales non-officielles du Hirak (Bordj Bou Arreridj, Khenchela, Béjaïa). Les protestataires ont réitéré leur demande de changement politique profond et confirmé leur rejet du nouveau président Abdelmajid Tebboune, élu en décembre après une élection marquée par des soupçons de fraude et une abstention massive. Au cours de l’année écoulée, l’espoir d’un changement rapide a néanmoins laissé la place à une confrontation de longue durée, une guerre de position qui traduit autant la résilience du régime que la profondeur historique du processus révolutionnaire en cours.

Présenté durant les premiers mois comme une révolution « du sourire » ou « de l’espoir », le mouvement s’est heurté depuis la mi-juin 2019 à la résistance de la coalition bureaucratico-militaire qui contrôle toujours l’état algérien. Après avoir opté pour une approche de plus en plus répressive pendant l’été, le régime emmené par le Chef d’état-major Ahmed Gaïd Salah (depuis décédé) a ensuite imposé l’élection de Tebboune comme nouveau président, afin de rétablir un ersatz de légitimité constitutionnelle.

Depuis décembre, le Hirak a essuyé des critiques de plus en plus acerbes, certaines allant jusqu’à verser dans un complotisme décomplexé. Avec sa condescendance caractéristique, l’éditorialiste Kamel Daoud a affirmé dans une tribune largement débattue que le Hirak se trouvait dans une situation d’échec, résultant d’un mélange d’entre-soi algérois et de fascination pour « l’épopée de la lutte » [1]. Dans un genre plus paranoïde, le chercheur Mohammed Hachemaoui a pour sa part suggéré que le Hirak était en vérité le produit d’une manipulation militaire, revenant ainsi à la vieille rengaine de la toute-puissance de l’état-profond et de la suggestibilité des masses [2]. Une ligne plus anti-impérialiste et souverainiste s’est également dessinée sous la plume du sociologue Ali Ben Dris, lequel a dénoncé un détournement du Hirak pour servir des intérêts néocoloniaux liés aux réformes néolibérales [3]. Ces trois prises de position ont plusieurs points commun. D’abord, elles reproduisent des analyses circulant de longue date en Algérie, d’inspiration anticolonialiste ou libérale, qui tendent à dépeindre une population immature ou manipulée. De plus, ces trois prises de parole ont été publiées depuis la France (respectivement dans Le Point, La Croix, et sur le site du très souverainiste Comité Valmy), ce qui témoigne de la place toujours centrale de l’ancien puissance coloniale dans la production et la diffusion de ces discours infantilisants.

Il est cependant important de rappeler que les attaques contre le Hirak proviennent d’abord d’Algérie. Elles émanent du régime et de ses relais dans la presse publique et privée, bien sûr, lesquels s’efforcent de limiter les conséquences du Hirak à l’entourage de Bouteflika et dénoncent un radicalisme de rue nourris par les ennemis de la nation. Les critiques proviennent toutefois également d’opposants de longue date dont les efforts afin prendre langue avec Abdelmajid Tebboune ont été dénoncés en des termes virulents par les contestataires. C’est le cas par exemple du libéral Soufiane Djilali (parti Jil Jadid) qui parlait à la fin janvier d’une appropriation du Hirak par une minorité [4].

Ces reproches font certainement écho aux difficultés persistantes auxquels le mouvement s’est heurté depuis plusieurs mois. Les propos de Soufiane Djilali illustrent la fragmentation persistante des mouvements d’oppositions algériens. En plus d’être vus avec suspicion par la population, les différents partis ont poursuivis des stratégies très différentes, entre partisans d’un Hirak réformiste et défenseurs d’un Hirak révolutionnaire. Certains, notamment les islamistes modérés du MSP-HMS et les libéraux de Jil Jadid, se sont montrés intéressés par les offres de dialogue formulées par le nouveau président. D’autres, comme la coalition de mouvements de gauche et d’associations de défenses des droits de l’homme réunis au sein du Pacte de l’Alternative Démocratique, poussent pour un changement de régime complet et une assemblée constituante.

En miroir, les élites bureaucratico-militaires ont surmonté leur habituelles divisions pour rester en contrôle du processus de transformation politique. Les militaires ont imposé l’élection présidentielle et leur rôle tutélaire reste incontestable. Abdelaziz Djerad, un ancien directeur de l’école nationale d’administration, a été nommé au poste de premier ministre par Abdelmajid Tebboune, lui-même un ancien élève de l’ENA. Sous les contrôles des services de sécurité [5], les technocrates restent donc à la manœuvre pour mettre en œuvre les réformes par en-haut : révision de la constitution, réformes économiques, décentralisation, autant d’enjeux majeurs sur lesquels le régime garde la mainmise.

Pendant ce temps, les partisans d’un Hirak révolutionnaire sont toujours les cibles des blocages bureaucratiques et de la répression policière. L’homme politique Karim Tabbou, le militant associatif Abdelouahab Fersaoui et d’autres manifestants pacifistes demeurent emprisonnés pour des motifs fallacieux [6]. Quant aux milliers d’Algériens mobilisés chaque mardi et vendredi depuis plus d’un an, ils sont logiquement confrontés aux problématiques inhérentes à toute mobilisation de longue durée : lassitude, répétitivité, incertitude.

Il ne faudrait pourtant pas que les nombreux obstacles qui se dressent sur la route du Hirak ne fassent oublier des acquis bien réels. Les premiers mois de mobilisation ont poussé le régime a une série de concessions, notamment à la démission d’Abdelaziz Bouteflika et à l’annulation de deux élections présidentielles. Des hommes qui semblaient intouchables il y a un an et demi dorment désormais en prison : l’ancien chef des services de renseignement militaires Mohamed Médiène, dit Toufik, les anciens premiers ministres Ahmed Ouyahia et Abdelmalek Sellal, et le patron des patrons Ali Haddad. Avec eux, de nombreux anciens ministres, technocrates et affairistes passent les uns après les autres sous les fourches caudines de la justice. Ces procès, largement commentés dans la presse, sont l’occasion de révéler les rouages d’un système qui avait atteint des sommets de corruption à la fin de l’ère Bouteflika [7].

Le Hirak a aussi et surtout profondément changé l’image de l’Algérie et du peuple algérien, longtemps caricaturé comme traumatisé par la guerre civile, désorganisé et prompt à la violence. Après plus d’un an de mobilisation, les contestataires ont rénové l’image du pays et de la population, en démontrant par l’action l’existence d’une masse critique de citoyens responsables, organisés et solidaires. Par leur mobilisation pacifique, ils ont aussi prouvé que la demande de changement radical pouvait aussi se faire sans précipiter le pays dans le chaos, malgré les prédictions apocalyptiques de dirigeants accrochés au pouvoir [8].

Finalement, et ce n’est pas la moindre des choses, le Hirak continue dans sa version révolutionnaire, en dépit de la répression, de la fatigue, et des critiques venant des oppositions plus portées au compromis. Cette mobilisation maintient le régime sous pression et continue de poser les jalons d’une transformation sur le long terme. Elle crée les conditions d’un rassemblement en articulant les efforts de nombreux groupes : militants, étudiants, féministes, journalistes, avocats défenseurs des droits-de-l’homme, habitants des métropoles du Nord et des villes des haut plateaux.

Le journaliste Mohamed Benchicou expliquait récemment que « le hirak n’est pas une partie de belote » dont on peut décréter la fin à heure fixe [9]. Répondant à ceux qui se désolent de l’évolution du mouvement depuis la démission de Bouteflika en avril 2019, celui qui fit l’expérience des geôles du président déchu répondait avec l’énergie d’un révolté : le Hirak ne se terminera pas. Car si c’est bien un processus révolutionnaire qui est en cours, il est impossible de lui fixer avec exactitude une date de départ et une date d’arrivée.
Situer le début du Hirak avec exactitude est une gageure. Il est plus juste de réfléchir dans la longue durée. Les différentes composantes de la contestation algérienne s’organisent en effet à leur rythme depuis une dizaine d’année. Les partis politiques de gauche ont enfin leur pacte de l’alternative démocratique mais les étudiants se sont depuis longtemps organisés en comités autonomes. Plusieurs syndicats autonomes se sont réunis dans une confédération avant même le soulèvement de février 2019. En octobre dernier, les organisations féministes algériennes se sont réunies en comité à Oran et diffusent désormais un journal sur les réseaux sociaux.

Le processus révolutionnaire algérien s’inscrit dans la longue durée parce qu’il est la continuation d’une histoire révolutionnaire, commencée le 1er novembre 1954 et continuée par une série de soulèvements populaires en octobre 1988, entre avril et juin 2001, et en janvier 2011. L’idée d’une guerre de mouvement éclair, qui verrait le démantèlement des réseaux de corruption, la domestication de la technocratie et le retrait de l’armée tient donc du mythe plutôt que d’une quelconque réalité politique.

Alors que le régime s’est adapté pour survivre aux soulèvements successifs, la guerre de mouvement est depuis longtemps accompagnée par une guerre de position. Cette dernière a été menée par les militants politiques et associatifs dispersés sur l’immense territoire national, lesquels n’ont cessé de concevoir des moyens pacifiques pour exprimer leur mécontentement depuis la fin de la décennie noire [10]. Elle a aussi été menée par des associations culturelles qui se sont attelées de longue date à maintenir en vie l’esprit critique et l’idéal de liberté artistique. C’est dans le prolongement de ce long combat pour l’émancipation qu’il faut comprendre le Hirak, et non comme une solution instantanée et pour ainsi dire miraculeuse à tous les maux du pays. Sous cet angle, l’inscription dans la durée continue l’effort de construction et de formulation des alternatives. On ne peut donc que souhaiter longue vie au Hirak, pour ce qu’il a déjà accompli et ce qu’il rendra possible dans le futur.

[1Kamel Daoud, « Ou en est le rêve Algérien ? », Le Point, 12 Janvier 2020.

[2Marie Verdier, « L’armée est-elle derrière le soulèvement du ‘hirak’ ? », La Croix, 21 Février 2020.

[3Ali Ben Dris, « Algérie. Quels enseignements tirés à chaud de l’élection présidentielle ? », Comité Valmy, 23 Décembre 2019.

[4Nabila Amir, « Soufiane Djilali. Président du parti Jil Jadid : « Certains se sont psychologiquement approprié le hirak », El Watan, 23 Janvier 2020.

[5Le nouveau chef d’état-major, Saïd Chengriha, est un vieil oligarque de l’Armée National Populaire et le général-major à la retraite Abdelaziz Medjahed a été nommé conseiller à la présidence pour les questions de sécurité.

[6Amnesty International, « Algérie : Les manifestant.e.s pacifistes détenus arbitrairement doivent être libérés », Amnesty.org, 6 mars 2020.

[7Salima Tlemçani, « Mahdjoub Bedda au procès en appel de l’affaire des indus avantages liés à l’automobile : ‘Le ministère de l’Industrie était un nid de guêpes’ », El Watan, 3 mars 2020.

[8« Gaid Salah : s’écarter du cadre constitutionnel, ‘c’est basculer dans le chaos’ », Algérie Presse Service, 27 juin 2019.

[9Mohamed Benchicou, « Le Hirak n’est pas une partie de belote », Le Matin, 20 janvier 2020.

[10La « décennie noire » ou « tragédie nationale » est la période d’extrême à laquelle le pays a été confronté entre entre 1992 et 1999, marquée par la multiplication des maquis jihadistes et les exactions des forces de sécurité.