EDITO

Mise en ligne: 25 janvier 2024

La culture d’un groupe est un construit qui devient référent pour définir les normes, les valeurs, les croyances qui, à leur tour, construisent (de) la culture et produisent de nouvelles transformations culturelles en lien avec ce qui se passe comme (nouveaux) défis dans la société.

Tout ceci permet aux individus composant les groupes d’avoir des clefs pour donner du sens à leurs actions. En particulier, ceci leur indique ce qu’ils doivent trouver bon, beau, vrai et juste de faire, de dire, de penser et de ressentir. Et là, nous traçons les contours de la notion de « modèle culturel », qui peut être défini comme un ensemble plus ou moins structuré de principes éthiques qui proposent aux membres d’une collectivité humaine le sens de leurs conduites et de leurs actions.

Dans la société, les cultures sont liées aux rapports de domination : en effet, le gout, le « classe », le « trendy » ou le « stylé » est souvent défini par les dominantes, même quand c’est « pris », « piqué » diraient des plus jeunes, chez les dominés, avec ou sans adaptation. Lela dominée peut certes être impliquée et même être invitée à adopter les bons réflexes d’appréciation de la culture dominante, souvent bourgeoise.

La médiation, telle qu’elle est envisagée et encore pratiquée largement et par beaucoup d’institutions se voit comme ayant pour mission de satisfaire les présupposés besoins de catégories de publics dits « publics fragilisés », « publics orphelins », « publics empêchés », appellations aussi « minorisantes » les unes que les autres ; bref des personnes provenant de groupes dominés. Vue comme cela, la définition se base sur deux implicites qui peuvent induire un type d’actions. Le premier implicite est de voir les personnes comme des publics en attente de réponses à des besoins, le plus souvent plutôt des « projections de besoins » ; partir sur une sociologie du manque est une erreur fondamentale dans la construction du rapport à l’Altérité. Le second implicite est de les voir comme « publics », certainement pas sujets-acteurs.

Les deux implicites mis ensemble impliquent une vision pédagogique spécifique, plus proche de l’éducation bancaire que d’une vision d’émancipation qui les renforce comme acteurs producteurs de culture et de sens.

Ainsi, un curieux exemple qui a le vent en poupe : les formations « parcours d’intégration » données aux personnes immigrées nouvellement arrivées, constituent un cas assez radical et désormais politiquement « assumé » : il y est parfois question de production artistique, mais rarement pour impliquer des personnes des groupes en question, sinon pour leur « apprendre » ce qui est beau, le sens de l’esthétique, « à la Belge ». Souvent, lorsqu’il est question d’intégration, c’est comme s’il s’agissait de faire rentrer un groupe dans le modèle culturel régnant, créations culturelles et artistiques comprises. Ce qui est également le cas avec d’autres groupes dominés [1]. Souvent, des institutions ou des administrations identifient des vraies « fractures », « exclusions » et « tensions » à dimensions sociales et elles tentent de résorber via des actions qui vont dans un sens de « rapprochement » - plus ou moins forcé – de publics dominés des pratiques, produits, grand-messes organisées par des établissements culturels. « Faire coller » est une vision dans le meilleur des cas paternaliste pour « éduquer à » (« éduquer à l’image » souvent entendu dans le sens de « éduquer à comprendre les codes symboliques dominants et des dominants quand ils font des images »).

Le souci est que de telles démarches ne pourront jamais interroger les rapports de pouvoir, ni symboliques, ni culturels, ni sociaux, ni économiques. Au mieux, elles permettront à un.e transfuge de classe d’être la preuve vivante et l’alibi que « ça peut fonctionner » et entretenir ainsi les illusions d’une mobilité par le biais du culturel et de l’artistique. Cette force du récit « singulier » comme preuve est surutilisée dans le système néolibéral. Regardez ça a marché pour UtopiaWoman ! ce qui est sous-entendu, c’est surtout que si ça ne marche pas pour toi, c’est que tu devrais t’en prendre à toi-même. Le système de reproduction des inégalités a de l’avenir dans un tel système.

C’est d’ailleurs à se demander si cet engouement de mouvements progressistes pour changer le récit n’est pas un énième piège culturel du système néolibéral dans lequel ils tombent ; en effet, il y avait déjà les explications sur la force du storytelling. Comme si changer le storytelling pouvant changer facilement le rapport de force. Ceci évite de questionner les dispositifs, empêche de se décentrer, oriente l’angle de vue vers autre chose. Ainsi, peu ou personne ne se posera la question importante du « pourquoi » : pourquoi doit-on obliger des publics à aller consommer des activités ? pourquoi veut-on uniformiser les goûts et les centres d’intérêt ? Pourquoi travaille-t-on à effacer les diversités possibles ?

Alors, que faire ? doit-on éviter toute médiation si elle risque d’uniformiser ?

Non, certainement pas.

Repolitiser et créer les conditions pour que les personnes des classes dominées et des classes populaires deviennent actrices et médiatrices culturelles, ainsi que soutenir par les autorités publiques leurs projets de création, de diffusion et de médiation culturelles, sont vraiment importants. Ce n’est qu’à cette condition initiale que quelque chose pourra bouger et que l’empouvoirement des groupes issus de classes populaires pourra se réaliser.

Pour ce faire, le pédagogue brésilien Paulo Freire et l’éducation populaire sont d’excellentes références. En effet, Freire a repris au philosophe marxiste américain Herbert Marcuse la vision de « la culture comme processus d’humanisation », ce qui amène comme point d’entrée de la problématisation la différence ou la « distance » entre « valeurs et faits » : quelles valeurs sont affichées et prônées ? Lesquelles sont défendues dans les faits ? Ces questions éthiques et sociales touchent aux rapports de dominations et à l’accès inégal à la culture. Ainsi, on peut prôner « l’accès de toustes à la culture » mais si le prix et les tarifs pour y accéder restent élevés, dans la pratique on ne peut alors que retrouver ces mêmes inégalités contre lesquelles nous sommes révoltés. La question de l’accès à la culture se pose également en termes d’accès aux financements pour légitimer la production d’une culture autre que celle dominante. Sous des vernis de « qualité » et de « format » souvent définis par les dominants, et parfois très vagues ou fluctuants au gré des demandeurs, on se fait parfois une idée de la culture « bonne », de la culture « légitime », et on perd de vue d’autres pratiques culturelles qui n’ont pas vocation à être « représentées », à un moment donné dans un contexte donné.
Un telle situation peut devenir une situation-limite dans le sens donné par Paulo Freire : l’identification d’obstacles difficilement surmontable, seule.
C’est à travers des situations-limites concrètes problématisées collectivement par et avec des personnes issues de classes dominées qu’on pourra se mettre en mouvement afin de chercher ensemble les moyens de construire des inédits viables, c’est-à-dire comportant la conscience utopique d’un possible dépassement de ces situations-limites par la co-construction de nouvelles solutions pratiques. Et ces nouvelles solutions pratiques permettront la production et la légitimation de culturelles et artistiques chez les groupes dominés aussi.

La construction de puissances d’agir collectives peut être aussi simple que remarquable avec parfois un fort potentiel de changement de la société. Ainsi, le fait de considérer les productions culturelles des groupes dominés comme potentiellement aussi valeureuses et de les légitimer aussi, pourrait créer tout un espace de médiation et de rencontre.

Une autre proposition serait de construire des médiations à partir de productions artistiques de dominants et sur lesquelles les dominés auraient ou bien pourraient développer un regard « critique » politique pour réfléchir aux rapports de pouvoir et de domination. Il en va ainsi pour les visites décoloniales ou des visites genrées de ville [2].

Préalables pour la construction des médiations

Tout ceci doit s’inscrire également dans des démarches de médiation via des points de vue encore peu entendus dans la société : l’exemple des visites décoloniales représente des expériences d’un groupe de personnes qui se sont formées pour faire une lecture de villes comme Bruxelles à travers le prisme colonial ou post-colonial. Cette « lecture » de la ville est une médiation pertinente et s’est avérée d’une forte puissance politique. A travers elle, de nouvelles questions d’urbanisation, et de constructions de l’espace public sont posées. Et les réponses sont parfois largement discutées par différents groupes avec l’invention collective d’inédits viables plus ou moins suivis d’effets. Ce sont là les germes de développement de puissances d’agir collectif. Dans ce sens, une telle médiation est pertinente.

En effet, la médiation culturelle et artistique est également un noeud de politisation : une médiation prise en charge par la société, pour interpréter toute oeuvre ou ouvrage avec des points d’entrée multiples et divers. Cette approche peut aussi donner lieu à des lectures conflictuelles : conflictualiser engendre un questionnement dynamique des cadres de référence - les nôtres, ceux des Autres et ceux de la société. Et construire cette conflictualité permet d’approfondir une démocratie effective, où chacun.e a le droit d’être sujet, acteur et producteur dans la société, pas simplement objet récipiendaire de cadres, de règles et de lois. L’approfondissement de la démocratie, avec des pouvoirs renforcés pour les citoyen.ne.s ne peuvent que rajouter à la société et à l’intérêt de la collectivité.

Il est également impératif de construire des médiations adaptées aux contextes de dominations : par exemple, la politique décoloniale, d’égalité de genres et anticapitalistes. De telles médiations pourraient être qualifiées d’« intersectionnelles ».

Enfin, reconnaitre notre non-savoir est également une façon intéressante de rencontrer d’autres groupes : à quel moment pourra-t-on dire que nous sommes les héritierères de cette civilisation, sinon en reconnaissant notre non-savoir avec les groupes et au sein de groupes ? Non-savoir ne veut pas dire ignorance, mais plutôt une acceptation d’un vide momentané qui pourrait être repeuplé avec d’autres. Il peut être le signe de la reconnaissance d’une fragilité due à ce qui a été construit en notre nom (avec nous ou sans nous). Car faire preuve de non-innocence sur de tels sujets peut permettre de créer du lien [3].

Pour cela, nous sommes toutes appelées à réfléchir et à changer nos postures : le monde de l’arrogance et de l’égocentrisme est en train de mourir. Voici venu le monde du conflit certes, mais également celui de l’humilité, de la fragilité et de la sensibilité. Car c’est dans ces enjeux liés à l’intime et au politique, que viendra se nicher l’embryon de l’autre monde ; à portée de main.
L’humilité permettrait d’utiliser un parler « ouvert » : celui qui n’est pas caractérisé par le besoin impératif et immédiat de donner des réponses, mais qui est plutôt caractérisé par la nécessité de se poser des questions avec les autres.

La proposition de prendre soin de sa fragilité se met, quant à elle, dans l’apprivoisement, la domestication d’un état humain qui peut nous apprendre beaucoup : le contexte et l’époque ont tendance à nous fragiliser par plein de côtés. Ne pas reconnaître nos fragilités c’est également prendre le risque de ne pas en prendre soin (fragilité est entendu dans le sens individuel, interindividuel et collectif).

Enfin, la sensibilité serait peut-être l’instrument qui nous permettrait de sortir du dogme de la supposée « rationalité » qui régirait le monde, et qui s’inscrit de plus en plus souvent dans des rapports de pouvoir. Donner de la place au côté sensible d’une personne ou d’un groupe, c’est également se reconnaître humain au sein des humains et de résister à la brutalité possible du règne absolu de la rationalité.

Ainsi, augmentent à mon sens, les possibilités de rapprocher des publics éloignés de nous et de faire de la culture ensemble, et qui sont les publics vivant des inégalités socio-économiques et culturelles qui les précarisent. Ils pourraient en tirer y compris un bénéfice économique, si l’engagement des autorités publiques le permet.

En tant que citoyen.ne.s, défendons nos convictions pour participer au basculement des valeurs à partir du modèle culturel dans lequel nous évoluons. C’est peut-être avec ce changement de modèle culturel que l’humanité peut se hisser à son meilleur niveau et réussira à faire basculer son destin collectif.

PS. Les illustrations sont l’oeuvre de Salam Yousri, qu’il en soit remercié.

[1Songer par exemple à certains groupes en Alpha ou en Français Langue Etrangère.

[2L’exemple intéressant des visites « l’architecture qui dégenre »