Cet article a été rédigé en écriture multigenre, avec le masculin, la féminine et læ neutre. Les -x, -æ, accent tréma, -fv et l’accord de proximité sont des variantes neutres utilisés en fonction des mots employés.
ils sont heureux devient iels sont heureüxses ils sont historiens devient iels sont historiænnes ils sont enchantés devient iels sont enchantéëes navetteurs devient navetteurës Congolais devient Congolaisxes auteurs devient auteurices intellectuels devient intellectuælles anticoloniaux devient anticoloniæles peut-on être naïf ? devient peut-on être naïfve ?
C’est la première fois que cette écriture est utilisée pour un article d’ANTIPODES,
et nous en sommes raviës. Nous espérons qu’il y aura de plus en plus de
tentatives et d’expérimentations pour faire transparaître par des actes les différentes luttes contre les inégalités de pouvoirs, y compris par des domaines
comme l’écriture où cela semble créer des polémiques à n’en plus finir. Nous
ne nous en sentons proches et en même temps n’avons jamais adopté ce type
d’écritures à proprement parler car nous tenons à ne pas changer le choix des
personnes qui écrivent avec nous dans ANTIPODES.
Enfant, j’ai passé mes plus beaux étés dans le parc de Tervuren.
J’ai pratiqué l’aviron dans le lac où, cent ans auparavant, des adolescentxes de mon âge étaient exhibéëes pour jouer le rôle des dénommés « Peuples de l’eau », forcéëes de prétendre pêcher et naviguer pour le plaisir des visiteurs en chapeau haut de forme. Venu de ma banlieue bruxelloise où les espaces verts étaient rares, je n’avais aucune idée de la mémoire de ce lieu. À mes yeux, la vastitude de ce parc en faisait l’un des plus accueillants et confortables de la ville.
Sans travailler à l’AfricaMuseum [1] en tant que guide-conférencier, je n’aurais jamais compris que les fantasmes que l’on projette sur moi en tant que personne noire en Belgique prenaient racine ici même.
Une obsession léopoldienne
Si l’on s’intéresse à la création du musée, on retrouve l’ambition de Léopold Ier, premier roi des Belges, de faire entrer la Belgique dans l’entreprise coloniale.
Ce projet contredit le principe originel de la Belgique indépendante, reconnue en 1830 comme un État diplomatiquement « neutre » à la suite de sa révolution, laquelle scelle sa séparation d’avec le Royaume uni des Pays-Bas [2]. Léopold Ier reçoit la couronne de Belgique en 1831 à la faveur de ses liens diplomatiques avec plusieurs familles royales européennes. Il accède ainsi à une importante fortune familiale, qui lui permet d’établir une première colonie belge au Guatemala en 1842, mise en échec en 1850 après une épidémie de grippe.
Léopold II, son fils, intronisé en 1865, hérite de cette convoitise coloniale et cherche à établir une colonie d’exploitation de ressources vivantes. Depuis la Conférence de Berlin en 1885, il est reconnu par les États européens participants comme le souverain de fait de l’État indépendant du Congo (EIC), un territoire de plus de 2 millions de kilomètres carrés, correspondant à l’actuelle République démocratique du Congo (RDC), considéré comme sa propriété privée. Il faut toutefois fabriquer le consentement de la population et de la bourgeoisie industrielle belges à son entreprise impérialiste. Léopold II lance donc la construction, à partir de 1894, du palais des Colonies (renommé palais de l’Afrique en 2018) à l’emplacement de l’ancien pavillon du parc de Tervuren, domaine hérité de son père en 1853. En 1897, treize ans avant l’inauguration du musée du Congo belge, cet édifice abrite la section coloniale de l’Exposition universelle de Bruxelles. À cette occasion, un zoo humain est installé dans le parc, où 267 Congolaisxes, enfants et adultes, sont déportéës, enferméës et exposéës à la curiosité des visiteurës. Sept d’entre elleux, dont on ne connaît que les prénoms – Ekia, Gemba, Kitukwa, Mpela, Zao, Samba et Mbange – succombent d’une pneumonie due aux mauvaises conditions de vie sur place. En 1919, sept corps, attribués à ces défuntxes, sont exhumés d’une fosse commune et transférés dans des sépultures individuelles. Celles-ci sont déplacées en 1953 et se trouvent désormais alignées le long de l’église Saint-Jean-L’Évangéliste du village de Tervuren, à moins d’un kilomètre du parc. Depuis les années 1990, des visites commémoratives sont organisées chaque 1er novembre par des membres de la diaspora congolaise, manière de libérer les âmes des captifves. On y pratique des libations pour intercéder auprès des ancêtres, les apaiser afin qu’iels les guident vers leur terre. En vue d’un rapatriement institutionnalisé des dépouilles, il est aujourd’hui nécessaire de pratiquer une autopsie pour déterminer si ces personnes étaient mélaninées ; un travail techniquement impossible au moment où ces défuntxes furent exhuméëes et possiblement identifiéëes. Devant son succès et malgré les critiques suscitées par le décès des déportéës, la première exposition coloniale de 1897 est rendue permanente dès l’année suivante. Le palais des Colonies s’avère trop exigu pour contenir l’abondance d’objets pillés dans la colonie personnelle de Léopold II, si bien que le monarque initie l’édification d’un nouveau musée colonial, financé par l’exploitation du Congo. Après l’annexion de l’EIC par la Belgique (1908) et la mort de Léopold II (1909), le musée du Congo belge est finalement inauguré en 1910 par son successeur et neveu, le roi Albert Ier. Esthétiquement, on pourrait le comparer au Palais de la Porte-Dorée à Paris, autrefois musée des Colonies. Les figures de l’apport civilisationnel de la Belgique au Congo sur ses façades sont de la même teneur. Reste que le musée du Congo belge demeure un lieu unique au monde car tout le projet colonial qu’il représente émane de la volonté d’un seul homme, Léopold II. Son influence y est omniprésente, de ses initiales (« LL ») placardées au plafond aux nombreuses statues en or, classées, à son effigie.
Le musée du Congo belge mobilise des sciences coloniales comme l’anthropologie, l’anthropométrie et la phrénologie pour quantifier et catégoriser les êtres vivants, humains et non humains, présents sur ce territoire. À l’indépendance du Congo en 1960, l’institution prend le nom de musée royal de l’Afrique centrale (MRAC), ce qui marque l’élargissement de son champ d’études. Il s’agit d’un véritable musée de l’information du Congo, puis de l’Afrique centrale ; une fonction encore en vigueur aujourd’hui puisque l’AfricaMuseum est un centre de recherche scientifique. Le MRAC doit son nom aux études sur la faune et la flore de tout le continent qui y sont menées : il demeure un lieu d’information capital à l’échelle de la Belgique. Mais à l’époque du Congo belge, il s’agit avant tout de fabriquer le consentement des Belges à la domination coloniale en symbolisant l’infériorité culturelle des habitantxes de l’Afrique pour impliquer personnellement chaque Belge dans le développement de l’empire colonial.
De la « contre-modernité » belge
Comment naviguer dans cette institution prétendument emblématique d’une « culture congolaise » qui, finalement, ne semble exister nulle part ailleurs que dans l’imaginaire colonial ?
Mon père étant issu du peuple kusu, ma mère du peuple mongo, je n’ai jamais réellement rencontré cette culture, surtout pas au Congo. J’ai appris à l’appréhender à travers le filtre des approximations, pourtant hégémoniques, de l’histoire du Congo élaborée en Belgique, le musée du Congo ayant fondé la modernité belge en lui opposant sa « contre-modernité ».
La contre-modernité belge est le soubassement d’une vision fantasmagorique du Congo, légitimée par les fausses sciences racistes et le zoo humain, le lieu où tout Belge avait l’opportunité de se façonner une idée préconçue du Congo, de son Congo. C’est, en quelque sorte, l’épicentre de la fake news du Congo, qui a irrigué tous les champs de l’innovation et de la culture en Belgique. Des gâteaux dénommés « Congolais » à la figure du « Sauvage » dans le carnaval populaire de la Ducasse d’Ath [3], la culture de la négrophobie découle de l’imaginaire véhiculé par le musée du Congo belge. Dans le champ de l’architecture, le courant de l’Art nouveau, porté par des figures belges comme Victor Horta, présente une stylisation de la forêt du Congo, figée dans des arabesques. Je pourrais résumer le geste politique du musée du Congo belge en un mot : Tervuren est un lieu d’épistémicide [4]. On y altère les valeurs de peuples colonisés pour en faire un fantasme de contre-modernité qui alimente, par la négative, la construction moderne du pays colonisateur.
Face à cet héritage pernicieux, mon choix d’être guide en étant noir, volontairement décolonial dans ce temple de l’occidentalisme, me donne la chance d’endosser l’un de mes plus beaux rôles, celui de passeur intergénérationnel des mémoires de luttes, de résistances, de savoirs ancestraux dégradés entre ces mêmes murs. Un passeur de réajustements historiques, sociologiques et anthropologiques, à contre-courant de sciences conçues à l’origine pour soutenir l’hégémonie occidentale. Car avant d’être guide, je suis artiste : comédien, acteur, danseur et chanteur. J’ai grandi avec la croyance naïve que le changement social était possible par l’art. Ma pratique scénique m’a éveillé à ma condition raciale, par le biais des représentations projetées sur ma personne dans le milieu du spectacle. Enfant-soldat, esclave, escroc, réfugié, marabout, chanteur de gospel, serveur, portier ; j’avais le physique de l’emploi avant d’avoir un imaginaire propre, je jouais un rôle avant d’avoir passé le casting. J’ai vite compris que j’habitais un corps perçu comme noir et que, de ce fait, noir serait mon métier [5].
Pourtant, j’ai trouvé dans les textes de Jean Genet, Léonora Miano, Sony Labou Tansi, James Baldwin, Aimé Césaire, Bernard-Marie Koltès, Koffi Kwahulé, Nadia Yala Lisukidi, Joëlle Sambi, Felwine Sarr, ce qu’Ahmadou Kourouma appelle « les soleils des indépendances », une forme d’espoir dans une nouvelle utopie africaine transatlantique. Mon premier voyage artistique au Congo, en 2010, l’année du cinquantenaire de l’indépendance du pays, m’a permis de découvrir une pratique radicalement différente de la scène, loin des assignations raciales auxquelles l’Europe m’avait habitué. Muni de ces références, j’ai saisi ma propre colonialité et me suis confectionné une armure intellectuelle attestant de mon expertise décoloniale. C’est un outil très utile à l’AfricaMuseum et aux publics que je guide dans l’espace du musée, pour peu que celleux-ci soient ouvertxes au décentrement de la pensée hégémonique blanche.
« Quelle éloquence ! Quelle connaissance ! Vous êtes né au Congo ? Quelle est votre formation ? Où avez-vous appris tout cela ? » Ces marques d’étonnement face à ma conscience de l’histoire coloniale – qui devrait être partagée par toustes les Belges – reflètent l’amnésie collective qui entoure la colonisation du Congo depuis les années 1960. Un dicton populaire exprime ce déni de la nature profondément délétère de l’entreprise coloniale : « Tout ça ne nous rendra pas le Congo » [6].
Cet adage est utilisé pour relativiser les maux du quotidien, par comparaison à la « perte » du Congo, forgée comme un drame dans la culture populaire belge. Dans ce contexte, le musée est d’abord devenu un lieu de nostalgie où l’on allait retrouver son Congo perdu. En témoignent les trois objets exposés préférés des visiteurës [7] : une pirogue, un éléphant et une girafe empaillées. Le musée était éprouvé comme un lieu d’évasion et d’exotisme, de voyage en Afrique par procuration, notamment aux yeux des anciens colons.
En revanche, du point de vue des Congolaisxes et de leurs descendantxes, privéëes de leurs cultures pendant plus d’un siècle, visiter le musée du Congo belge est un point de contact avec son héritage. Grande injustice patrimoniale, l’AfricaMuseum est le lieu qui contient le plus grand nombre d’artéfacts et d’objets volés en Afrique à l’échelle mondiale [8]. De surcroît, seuls 3 % des objets accumulés dans la réserve du palais de l’Afrique sont accessibles aux publics. À l’origine, la collection est constituée dans un geste de dissimulation de trésors de guerre jalousement gardés, et non dans le cadre d’une politique de recension, contrairement au message affiché par l’institution. Les informations concernant la circulation des objets, leur provenance et le fonctionnement économique de leur modalité d’acquisition sont d’ailleurs les plus difficiles d’accès. C’est au contact des visiteurës qui connaissent l’histoire ancestrale de ces pièces que je découvre les rumeurs sur la supposée présence de puissants artéfacts enfermés à Tervuren. L’AfricaMuseum, quant à lui, ne dispose pas d’une telle compréhension de son propre inventaire. Une étude financée par le centre scientifique du musée [9] a révélé récemment que 57 dépouilles de chefs congolais, assassinés pendant la conquête et déportés en tant que trophées de guerre, se trouveraient à Tervuren. Nous sommes aux prises avec une injustice épistémique, qui s’applique aux membres de la diaspora congolaise comme à celleux qui ont grandi au pays : l’âme culturelle du Congo est emprisonnée à Tervuren alors qu’elle devrait être préservée au Congo. L’AfricaMuseum est, d’autorité, un lieu incontournable pour voir des objets originaires du Congo précolonial.
Un néomusée « postcolonial »
La scénographie exotisante du musée n’a pas beaucoup évolué entre les années 1960 et le début de la rénovation du musée en 2013. L’institution s’est orientée vers la « décolonisation » de son image, une politique comparable à celle menée par le musée de l’Histoire de l’immigration-Palais de la Porte-Dorée à Paris, même si elle est revendiquée comme plus aboutie par l’AfricaMuseum. Contrairement au Palais de la Porte-Dorée, l’AfricaMuseum reconnaît son origine d’organe de propagande coloniale et affiche la volonté de s’en détourner. En 2014, le Comraf (Comité de concertation MRAC-Associations africaines [10]) a mandaté un groupe de six expertxes, surnommé « G6 », pour évaluer le caractère « postcolonial » du projet de rénovation, singulièrement celui de la nouvelle exposition permanente du musée. Les conclusions du G6 mettent en relief les critiques formulées par la société civile belge à l’encontre de l’AfricaMuseum. Dans un entretien paru en mai 2019 [11], l’anthropologue Gratia Pungu, membre du G6, souligne que l’attachement de l’institution muséale à se limiter au contenu de sa collection, pourtant constituée pendant la période coloniale à des fins de propagande, a fortement entravé la possibilité de renouveler la ligne curatoriale de l’AfricaMuseum [12]. Celui-ci invoque ses propres impensés pour justifier l’impossibilité d’aborder des questions jusqu’ici volontairement omises, faute d’éléments renvoyant à ces sujets dans son inventaire. Gratia Pungu relève un refus manifeste de fournir aux publics des clés de lecture explicites lui permettant de comprendre la réalité matérielle des activités coloniales et leur dimension criminelle, de façon à corriger les discours apologétiques inscrits sur les murs du palais. Dans la salle du Mémorial (réalisée en 1934), on découvre une liste de 1 508 noms d’hommes belges morts pendant les expéditions de conquêtes de l’EIC entre 1876 et 1908, accompagnée d’une citation d’Albert Ier leur rendant hommage13. Gratia Pungu déplore la place minime accordée à l’histoire économique et sociale du Congo belge. Un manque qui aurait pourtant permis de mettre en évidence la correspondance des intérêts patronaux et des modèles économiques paternalistes entre la métropole et la colonie. Pour l’anthropologue, insérer de nouvelles oeuvres créées par des artistes africainxes contemporainxes ne peut contrebalancer un décor surchargé de colonialisme. L’AfricaMuseum délègue sa responsabilité en matière d’autocritique aux artistes africainxes exposéëes ainsi qu’à des publics composés majoritairement de familles peu sensibilisées aux codes de l’art contemporain.
L’une des demandes émises par le G6 fut l’instauration d’une médiation obligatoire pour rendre le parcours du musée plus intelligible. Or, l’organisation du nouvel AfricaMuseum, réaffirmant sa fonction de centre de recherche, demeure profondément scientiste, en adhésion avec une vision de la science comme une connaissance apolitique et segmentée en spécialités.
Chaque salle est dédiée à une discipline, sous l’égide d’unxe scientifique qui en conçoit la scénographie. On y trouve un foisonnement d’informations et de thématiques sans que le lien entre celles-ci n’ait été significativement établi et travaillé. Comme Françoise Vergès l’a exprimé lors de sa visite, il semble impossible de comprendre l’effort de décolonisation de ce musée sans penser la réparation et la transformation profonde de la structure et sans informer les visiteurës de l’histoire de l’institution et des liens à tisser entre son passé et son présent. Outre les descriptions actuelles, un effort supplémentaire d’explication du contexte d’acquisition ou de production des objets exposés, de leur fonction, de leur trajectoire spatio-temporelle et de leur mémoire me paraît indispensable pour construire une grille de lecture critique, et donc décoloniale. Un exemple de cette nécessité de médiation est la salle du dépôt des sculptures, l’une des premières que l’on découvre en entrant au musée. La pièce est censée réunir des oeuvres déclassées pour leur caractère dégradant vis-à-vis des Africainxes. Pourtant, la scénographie actuelle donne l’impression d’une galerie quelconque, puisqu’elle ne signale pas les stéréotypes racistes qu’elle est censée disqualifier.
L’échec du processus de décolonisation de l’AfricaMuseum caractérise l’impossibilité matérielle de refondre un lieu dont les murs, les façades, les ornements, les statues célèbrent en choeur les idéaux du colonialisme. Il eût été plus adéquat de détruire ce musée et d’en créer un autre, dont les espaces et la scénographie seraient conçus à des fins décoloniales. En investissant les failles et les défauts de l’institution, nous, guides-conférenciërxes, pouvons néanmoins opérer un travail fondamental sur l’histoire coloniale belge et sa propagande. L’inclusion des militantxes décoloniæles afrobelges dans les équipes de médiation fut mise en oeuvre en réaction aux critiques formulées par celleux-ci. En amont de l’inauguration, certains collectifs ont mis en lumière les impensés du projet de rénovation du musée, comme la restitution des objets et artéfacts volés en Afrique. Le collectif afroféministe Bamko, dirigé par Mireille-Tsheusi Robert, a organisé un colloque à ce sujet le 18 octobre 2018. On pense aussi au collectif Mémoire coloniale et lutte contre les discriminations (CMLCD), groupe panafricain qui sensibilise au décryptage des symboles du colonialisme dans l’espace public – dont Tervuren fait partie – avec une trentaine de visites décoloniales proposées à travers la Belgique. Côté francophone, on peut citer l’action de Change, centrée sur la jeunesse afrodescendante des quartiers populaires, et, en région flamande, Black History Month Belgium. À la faveur du momentum international créé par le meurtre de George Floyd et les manifestations de soutien au mouvement Black Lives Matter en 2020, ces enjeux ont connu un regain de visibilité. La stratégie d’investir l’AfricaMuseum pour y organiser des visites indépendantes a émergé comme un moyen efficace de diffuser des approches décoloniales auprès des publics.
Là encore, nous sommes face à un paradoxe car notre participation est dans l’intérêt de l’institution : l’inclusiondes personnes concernées est absolument nécessaire à l’absolution « postcoloniale » de l’AfricaMuseum et au maintien de ses relations avec les diasporas africaines et la société civile belge. Il s’agit d’un prérequis pour que l’institution puisse performer sa décolonialité. Or, cela ouvre la voie au rapt des savoirs des guides critiques au bénéfice de l’AfricaMuseum qui se positionne à travers ce biais comme un haut lieu des résistances anticolonialistes, où s’ouvrir aux méthodes décoloniales. Fonction qui s’ajouterait volontiers à son caractère exceptionnel d’un point de vue quantitatif. Les réussites de ce modèle muséal « postcolonial » pourraient être reproduites dans des entités similaires, sans modifier leur fonctionnement structurel.
Entre griot et token
Lors du recrutement de ses guides, le futur AfricaMuseum recherchait des personnes intéressées par l’anthropologie, la sociologie, la politique et les arts. Nous étions 300 candidatxes francophones et néerlandophones, une soixantaine d’entre nous fut retenue pour des entretiens, parmi lesquælles nous étions une dizaine de personnes racisées. Nous avons suivi une formation de deux ans à partir de 2016, pour comprendre les différentes salles et le fonctionnement du musée. À l’approche de l’ouverture, en 2018, nous craignions que notre connaissance de l’histoire coloniale soit insuffisante et appréhendions la rencontre avec les nostalgiques du Congo belge. Nous imaginions un public antagoniste, maîtrisant le sujet mieux que nous. Une seule visite a suffi pour prendre conscience du savoir-faire que nous avions constitué. Nous sommes comme des dynamos, capables de convertir les manifestations du racisme et du capitalisme, d’origine coloniale, en grille de lecture émancipatrice lors de nos visites. Je cite volontiers Mame Fatou Niang, qui nous a décritxes comme des « navigateurices de l’horreur » car nous oscillons sans arrêt entre dévoilement de la colonialité et mise en valeur du patrimoine culturel du Congo.
La concentration du butin colonial confère à l’institution à la fois un pouvoir d’attraction et de répulsion chez les visiteurës. Nous sommes en première ligne pour accueillir l’admiration ou recevoir la répugnance des celleux-ci.
Nous devons interagir avec elleux en les situant non seulement du point de vue de la racialisation, mais aussi de leur histoire familiale. La grande majorité des Belges ont un lien de parenté, direct ou indirect, avec un colon. Nos échanges sont souvent l’occasion d’entrevoir des tabous familiaux liés à la colonisation. Nous construisons une sociologie des gestes, des regards et des questions posées lors des visites. En dehors du musée, bon nombre de ces intéractions pourraient être qualifiées de micro-agressions. En tant que guide-gestionnaire des émotions, celles-ci me renseignent sur la marge de discussion à ma disposition avec mæon interlocuteurice. Décrivons un cas typique : une sortie scolaire d’un établissement huppé, où se trouve unxe seulxe élève noirxe, congolaisxe, au sein d’une classe majoritairement blanche. Je perçois immédiatement, dans sa posture, une certaine appréhension de la réaction de ses amiës au récit qu’iels s’apprêtent à entendre. Il suffit de quelques minutes pour s’en rendre compte, je profite souvent des interstices de la visite, des moments d’installation ou de rangement du matériel pour observer la disposition des personnes. Face à cela, j’adopte une optique de revalorisation du patrimoine culturel congolais, de mise en avant des résistances anticoloniales et d’explication du paternalisme imposé par les colons belges en territoire conquis. Je choisis d’axer de cette façon ma visite pour redresser cette personne racisée, qu’elle se sente incluse et à l’aise dans ce contexte. Examiner la position du groupe permet de mieux travailler, en adaptant le contenu aux besoins des visiteurës, notamment celleux susceptibles d’avoir intériorisé des stéréotypes racistes et les contrevérités du récit colonialiste belge.
Je me positionne dans ce rôle comme un griot, à la fois transmetteur et metteur en scène des mémoires face à des publics changeants. D’où qu’ils viennent, ma mission est de faire résonner la mémoire des artéfacts. Ce cap me permet de me protéger de la violence symbolique du lieu, de prendre plaisir à pratiquer mon métier et d’apprendre constamment sur la métaphysique des objets que je côtoie. Je peux d’autant plus assumer mon rôle de « guide marron » que l’AfricaMuseum octroie une totale liberté quant au contenu des visites guidées, à la seule condition de réaffirmer le caractère non neutre du musée et de son histoire [13]. Lorsque j’accompagne un groupe particulièrement soucieux de comprendre les biais du musée, je commence ma visite par un élément d’apparence anodine, la plaque d’inauguration où figure la liste des principæles mécènes et investisseurës du musée. En suivant la piste de l’argent et en rappelant les activités de ces entités pendant la période coloniale, la continuité de la fonction néocoloniale de l’AfricaMuseum émerge de façon édifiante. Y compris dans les situations toxiques que je peux rencontrer au quotidien, j’ai l’intuition que me trouver à la source du mal, au coeur de la fabrique des stéréotypes qui ont jalonné mon parcours, me permet de mieux en saisir les mécanismes.
N’étant pas titulaires, mais rémunéréëes sous forme de prestations unitaires dans le cadre de conventions annuelles, nous ne sommes cependant pas reconnuës à notre juste valeur. Nos compétences devraient être admises au même titre que celles des chercheurës puisque nous développons une ethnographie quotidienne du musée. En permanence, nous synthétisons l’actualité, les comportements sociaux observés sur le terrain et nos connaissances scientifiques pour les vulgariser et les réinjecter dans des narrations complexes et incarnées.
Jouer du mvett et du berimbau
Si je devais retenir deux objets issus de la collection démesurée du musée, je choisirais, dans la salle « Langues et musiques », le mvett et le berimbau. Ces deux instruments de musique à cordes ressemblent à des arcs, assortis de calebasses qui permettent la résonance des sons. Issu des cultures fang, béti et bulu (Gabon, Bénin, Guinée équatoriale, RDC et Cameroun), le terme « mvett » renvoie à une tradition narrative orale que l’on accompagnait de cet instrument. Le berimbau est utilisé pour exécuter la capoeira, cet art martial élaboré par les personnes esclavisées originaires de l’actuel Angola, déportées au Brésil.
Ces deux objets m’apparaissent comme un symbole de la résilience des cultures africaines et du marronnage. Le combat pour reconstituer un monde en-dehors de la plantation est un savoir noir transmis par les arts et la musique. Il continue de circuler, donnant vie au panafricanisme.
« Tout passe sauf le passé » écrit le sociologue Luc Huyse et, comme le dit Aliou Baldé, à mes yeux le meilleur guide décolonial de Bruxelles : « À force de cacher la poussière sous le tapis du salon, on oublie qu’un jour il faudra déménager de la maison. » Les mémoires et les traumatismes coloniaux hantent Tervuren. Mais aujourd’hui, le corps des guides-conférenciërxes investit les interstices et les failles du néomusée qu’est l’AfricaMuseum. Griottxes autant que pions aux avant-postes d’un échiquier mémoriel et politique, nous poursuivons notre agenda décolonial dans une forme de marronnage culturel face aux musées néocoloniaux et à leurs tentatives de rebranding.
Article extrait de "Traces et Tensions en terrain colonial Bruxelles et la colonisation belge du Congo" de Nicholas Lewis,2023, Shed Publishing - ISBN 978-2957749829.
[1] L’institution a changé d’appellation plusieurs fois au cours de son histoire. En 1910, elle ouvre sous le nom de musée du Congo belge, puis musée royal du Congo belge en 1952 et musée royal de l’Afrique centrale (MRAC) à partir de 1960. Le musée ferme en 2013 pour
rouvrir en 2018 sous le nom d’AfricaMuseum.
[2] Le Royaume uni des Pays-Bas est reconstitué en 1815 par les puissances européennes alliées pour endiguer l’impérialisme français, à la suite de l’ultime défaite de Napoléon Ier lors de la bataille de Waterloo.
[3] À la suite de la reconnaissance de son caractère raciste, cette tradition a été déclassée de la liste représentative du patrimoine culturel immatériel de l’humanité de l’Unesco en 2022.
[4] Le terme épistémicide est attribué au sociologue portugais Boaventura de Sousa Santos. Il désigne la destruction de systèmes de connaissances de populations ou de communautés.
[5] En référence à l’essai Noire n’est pas mon métier, dans lequel seize actrices afrodescendantes françaises dénoncent les stéréotypes racistes et la misogynoir endémique présentes dans l’industrie du spectacle en France. Voir : collectif, Noire n’est pas mon métier, Seuil, 2018
[6] NDE : Tout ça (ne nous rendra pas le Congo) est aussi le titre d’un magazine documentaire diffusé par la chaîne de télévision belge RTBF depuis 2002. Pour expliquer ce choix de titre, la page en ligne dédiée à l’émission évoque « une expression ironique typiquement belge pour se lamenter sur l’absurdité de notre petit pays ».
[7] Selon plusieurs enquêtes d’opinion annuelles du musée.
[8] L’AfricaMuseum déclare posséder 120 000 objets ethnographiques, 17 000 échantillons de minéraux, 180 000 échantillons de roches, 18 000 spécimens de fossiles, 8 000 instruments de musique, 10 millions de spécimens biologiques, 500 000 images. À titre d’exemple, le musée du quai Branly-Jacques Chirac à Paris inventorie 370000 objets (dont 70000 objets d’Afrique) et 700000 pièces iconographiques.
[9] Une étude menée entre 2019 et 2021 dans le cadre du projet HOME (Human remains Origin(s) Multidisciplinary Evaluation).
[10] Conseil consultatif faisant partie du comité de pilotage du MRAC, créé en 2004 à l’appel de l’Afrikaans Platform, un groupement d’associations afrobelges.
[11] Gratia Pungu, « Tervuren, décolonial ? », Ensemble, no 99, 2019, p. 22-76.
[12] Gratia Pungu considère d’ailleurs le choix même de ce nom comme « désastreux » et révélateur de l’ambition démesurée et fallacieuse de proposer une vision englobante et encyclopédique de l’Afrique.
[13] En anticipation de l’échec annoncé par la société civile décoloniale belge, le département du service aux publics a misé sur la formation de guides à l’esprit critique afin de pallier les manques, leur conférant la liberté d’argumenter la non neutralité de l’histoire du musée.