Expériences théâtrales et contestataires

Mise en ligne: 23 décembre 2024

La pratique artistique est souvent perçue comme un outil de lutte et de contestation dans des contextes de violence, d’exil, de crise ou de guerre. Le théâtre en particulier apparaît comme un outil privilégié pour permettre aux populations marginalisées de formuler leurs revendications politiques et se réapproprier leur histoire [1]. Pour essayer de comprendre les liens existants entre pratiques artistiques et contestataires dans des espaces violentés et marginalisés, cet article propose d’étudier le processus de création de différents groupes de théâtre dans des camps de réfugiés palestiniens au Liban et des favelas au Brésil.

Les camps de réfugiés palestiniens et les favelas sont issus de contextes historiques et géographiques extrêmement différents, avec un contexte national dans le cas des favelas au Brésil et un contexte international dans le cas des camps de réfugiés au Liban. Malgré ces différences contextuelles on peut observer des processus sociaux similaires et constitutifs de ces espaces. L’histoire des camps et des favelas est en effet marquée par des processus de ségrégation raciale, de marginalisation socio-spatiale et de criminalisation de la population. Face à ces différentes formes de violences structurelles, ces espaces se sont construits dans une logique de lutte et de résistance populaire. Cet article s’intéresse aux trajectoires individuelles et collectives d’acteurs et d’actrices en essayant d’appréhender les liens entre leur pratique artistique et leur rapport au politique et à la résistance. Les réflexions développées ici s’appuient sur des ethnographies, des entretiens et des expériences théâtrales menées entre 2018 et 2023 avec différents groupes de théâtre dans des camps de réfugiés à Beyrouth et des favelas à Rio de Janeiro.

Le théâtre dans les camps de réfugiés au Liban et les favelas au Brésil

Au Liban, les crises multiples qui touchent le pays depuis 2017, ont peu à peu mené à la disparition des initiatives théâtrales dans les camps de réfugiés palestiniens. La présence massive d’ONGs a donné lieu à quelques projets artistiques et théâtraux mais qui n’avaient pas vocation à perdurer. Les projets de théâtre qui s’inscrivent sur le long terme sont de ce fait peu nombreux. Parmi eux, The Theater of the Women of the Camp, est un groupe de théâtre qui réunit des actrices palestiniennes dans le camp de Burj el Barajneh. Établi en 1948 dans le sud de Beyrouth, le camp de Bourj el Barajneh compte actuellement entre 31 000 et 40 000 habitant·es [2], pour une superficie d’environ un kilomètre carré. The Theater of the Women of the Camp a été cofondé en 2017 par une anthropologue et metteuse en scène danoise, Sophie Hatem et Fadia Lobani, une auteure palestinienne de Bourj el Barjaneh, qui dirige l’un des principaux jardins d’enfants du camp. En dehors de ce groupe, il existait jusqu’en 2022 dans le camp de Shatila, The One Hand Puppet, qui réunissait une dizaine de jeunes syrien·nes et palestinien·es qui travaillaient quotidiennement à la fabrication de marionnettes et à la création de spectacles. C’est principalement sur les processus créatifs et l’organisation interne de ces deux groupes que s’appuient mes réflexions.

Au Brésil, de nombreux groupes de théâtre se sont créés dans des favelas ces dernières années. À Rio, le complexe de la Maré réunit certainement les favelas qui regroupent le plus de projets artistiques et théâtraux. La Maré est un complexe de seize favelas situées dans la zone nord de la ville. Elle compte plus de 140.000 habitants. Parmi les groupes de théâtre présents à la Maré, plusieurs ont été créés par des membres du Théâtre de l’Opprimé (TO). Le TO est une méthodologie de théâtre populaire qui s’est développée au Brésil à partir de 1970 sous l’impulsion du dramaturge brésilien Augusto Boal. Mes réflexions s’appuient principalement sur des ethnographies menées auprès de trois groupes du TO à la Maré : le groupe MaréMoto, le groupe Pantera et le groupe Maré12. Malgré l’usage de méthodologies différentes dans les camps et les favelas, il existe un nombre non négligeable de similitudes dans leurs processus de création.

Conscientisation et déconstruction

La première étape des processus de création observés est celle de la construction du groupe, c’est à dire d’une entité collective. S’identifier et appartenir à un collectif permet généralement aux artistes de construire de nouvelles formes d’entraide. La particularité de chacun des groupes dans les camps et les favelas est qu’ils sont constitués par des personnes qui vivent dans le même endroit et subissent les mêmes formes d’oppression et de stigmatisation malgré des différences certaines selon leur genre, leur orientation sexuelle, leur couleur de peau et leur niveau d’études. À Rio, le groupe Pantera regroupait par exemple uniquement des personnes noires, habitant le même complexe de favelas et issues de la communauté LGBTQIA+ [3]. À Beyrouth, The Theater of the Women of the Camp réunit quant à lui uniquement des femmes palestiniennes qui habitent à Burj el barjaneh et qui travaillent toutes au même endroit. À partir de leurs caractéristiques sociales et de leurs expériences de vies communes, les artistes vont peu à peu construire une identité collective et entamer un « processus de différenciation et de légitimation » [4] en tant que groupe social. C’est souvent un moment charnière dans leur parcours qui vient consolider à la fois leur identité individuelle et collective et qui va leur permettre d’entamer un processus de conscientisation.

La méthodologie du TO, mais aussi les méthodologies mobilisées dans les camps de réfugiés au Liban sont étroitement liées à l’idée de conscientisation critique. Pour beaucoup d’acteurs et d’actrices, la pratique du théâtre les a amenés à prendre conscience du caractère politique de leur histoire individuelle et collective. Le concept de conscientisation prend ses racines au Brésil, grâce au travail du pédagogue Paulo Freire. Selon lui, ce n’est que par une prise de conscience critique que l’oppression peut être surmontée [5]. Il défend en ce sens l’idée que l’émancipation doit passer par une praxis : « une action politique qui se bâtit sur le savoir émergeant des consciences opprimées » [6].

La pratique du théâtre est un outil privilégié pour faire émerger ce lien entre action et réflexion. Dans les groupes de théâtre dans les camps et les favelas, le travail de conscientisation commence généralement par le choix des thématiques de travail. Ces thématiques sont étroitement liées au quotidien des artistes et aux formes d’oppression et de domination qu’iels subissent. À partir de la thématique choisie iels vont à la fois partager leurs expériences personnelles mais vont aussi collecter des témoignages auprès des habitant·es du camp et de la favela. Grâce à cette étape les artistes peuvent prendre conscience que les discriminations qu’iels subiessent au niveau individuel sont en réalité structurelles et peuvent devenir en ce sens un objet de lutte collective.

Le processus de conscientisation amène généralement les artistes à une forme de politisation qui se veut plus ou moins importante selon les personnes et leur capital militant. Le rapport au politique est nettement différent dans les camps au Liban et les favelas au Brésil. Néanmoins, dans les groupes avec lesquels j’ai travaillé la politisation débute généralement lorsque le théâtre permet de questionner les normes sociales préétablies et les systèmes de domination. La prise de conscience de l’être politique est certainement l’étape la plus importante dans ce travail et vient bouleverser le rapport des acteur·rices au politique. Mais il est aussi important de noter que dans des espaces où la résistance fait partie à la fois de l’identité du lieu et de son quotidien, il semble que toute initiative artistique, doivent s’ancrer de facto dans une dynamique politique ou contestataire. Or, de plus en plus d’artistes souhaitent s’émanciper de cette injonction à produire des œuvres nécessairement engagées qui se réfèrent uniquement aux discriminations et aux violences qu’iels subissent. La prise de conscience critique va en ce sens permettre aux artistes de déconstruire les normes sociales préétablies et de développer leur capacité d’agir dans une logique critique.

Capacité d’agir et réappropriation

Habiter dans un camp de réfugiés ou dans une favela signifie pour les habitant·es faire face à des processus historiques de criminalisation et de diabolisation de leur corps et de leur culture. La pratique artistique dans les camps et les favelas est de ce fait souvent mobilisée comme un outil qui va permettre de défier les récits dominants en faisant émerger de nouveaux récits. Cela passe par la réappropriation du récit individuel et collectif. Pour cela les artistes travaillent beaucoup à partir de la mémoire populaire dans leurs créations théâtrales. Cela se traduit notamment par l’utilisation d’entretiens réalisés avec des habitant·es. Au Brésil, ce travail permet de visibiliser et de proposer un nouveau récit sur les favelas, les corps noirs et favelados, leur ancestralité et les religions afro-descendantes. À partir de leurs récits personnels et de ceux collectés auprès des habitant·es, les artistes construisent généralement un discours contestataire qu’iels mobilisent sur scène pour confronter le public aux violences structurelles qu’iels subissent. C’est par exemple le cas du groupe Afro Maré à Rio qui dans leur spectacle Dos nossos por nossos (De nous à nous), énumèrent une longue liste de personnes tuées par la police dans les favelas de Rio. Iels marquent des pauses toutes les cinq minutes et interpellent le public en demandant : « c’est fatiguant hein ? ». À la fin de cette longue et tragique énumération, une actrice tend le papier où sont inscrits tous les noms à une personne blanche dans le public et lui dit : « Pour que tu n’oublies pas ». Dans d’autres spectacles la mémoire est aussi abordée de manière plus festive ou légère de manière à ne pas toujours évoquer la favela dans un registre de mort et de violence.

Dans le contexte palestinien, la question de la mémoire est un enjeu politique majeur. La plupart des sources écrites qui existent sur l’histoire de la Palestine, sur la nakba (la catastrophe), l’exil, les guerres et les massacres, sont principalement des sources occidentales qui invisibilisent souvent le point de vue des palestinnien·nes. La transmission de leur histoire se fait donc historiquement de manière orale, entre autres grâce à la figure de l’hakawati : celui qui raconte des histoires. Ce personnage joue un rôle primordial dans la transmission orale de l’histoire palestinienne mais aussi dans la construction du théâtre arabe et palestinien. Dans les camps de réfugiés au Liban, la mémoire est une question centrale, particulièrement pour les générations de Palestinien·nes né·es en Palestine, qui ont été forcé·es à l’exil.

Dans les camps comme dans les favelas, les artistes s’appuient beaucoup sur des archives orales et visuelles. En réalisant des entretiens avec les habitant·es, iels participent aussi à la création de nouvelles archives. Chaque spectacle devient en ce sens une trace d’histoire individuelle et collective. La création théâtrale permet ainsi de faire vivre les mémoires populaires et de construire un autre récit autour des camps et des favelas qui vient confronter le récit dominant et l’image de violence qu’il véhicule. En visibilisant la mémoire populaire les artistes développent en ce sens leur capacité d’agir. Le théâtre devient en effet un outil pour repenser la manière de se raconter et de se représenter en interrogeant publiquement les schémas sociaux et économiques à l’origine des processus de criminalisation et de marginalisation socio- spatiale.

La capacité d’agir des artistes se développe aussi dans leur pratique théâtrale grâce à la réappropriation de l’espace public et de lieux de visibilité. Jusqu’à aujourd’hui on voit très peu de personnes noires, faveladas au Brésil ou palestinien·nes au Liban, sur des plateaux de théâtre, sur des écrans de cinéma, dans des séries télévisées ou sur des panneaux publicitaires. De manière générale les habitant·es des camps et des favelas subissent un phénomène d’invisibilité structurelle. D’un côté iels sont surmédiatisés dès qu’un évènement violent ou malheureux a lieu dans les camps et les favelas, d’un autre côté leur corps et leur présence sont invisibilisés, cachés derrière des murs et évincés de la sphère médiatique. Donc leurs vies sont rendues visibles uniquement pour servir une logique de criminalisation et alimenter un imaginaire de violence et de peur. En se produisant sur des scènes de théâtre ou dans la rue, les acteurs et actrices se réapproprient des espaces de visibilité pour faire émerger de nouveaux récits sur leur histoire individuelle et collective.

La réappropriation de l’espace public permet par ailleurs de briser les frontières matérielles et symboliques de la ville, en amenant des personnes de classes moyennes à riches à venir dans le camp ou la favela pour assister à une pièce de théâtre. Inversement elles permettent aussi aux artistes de voyager en dehors des frontières qui leur sont imposées pour aller jouer leurs pièces dans d’autres quartiers de la ville ou même d’autres pays.

La réappropriation de lieux de visibilité ainsi que de leur histoire individuelle et collective sont de ce fait des éléments majeurs qui permettent de comprendre une partie des transformations sociales qui découlent de la pratique théâtrale dans les camps et les favelas. Dépasser l’injonction d’un théâtre nécessairement résistant permet en ce sens de repenser les liens existants entre la pratique artistique et les systèmes de domination et de lutte dans des espaces marginalisés. Le regard croisé entre les expériences théâtrales dans les camps de réfugiés au Liban et les favelas au Brésil permet ainsi de faire émerger de nouvelles connaissances sur les pratiques artistiques et contestataires dans des espaces marginalisés au Proche Orient et en Amérique Latine.

Bibliographie

ABUSROUR A., « Histoire d’une belle résistance », Lignes, vol. 46, no. 1, 2015, pp. 95-103.

FREIRE P., Conscientização : teoria e prática da libertação : uma introdução ao pensamento de Paulo Freire. 1979.

PIRET C., La pédagogie des opprimés de Freire, un projet radical pour l’éducation permanente, Publication ARC- Action et Recherche Culturelle, 2019

VOEGTLI M., Identité collective. Dans : O. Fillieule, L. Mathieu, et C. Péchu, Dictionnaire des mouvements sociaux. Les Presses de Sciences Po, 2009.

[1A. Abusrour, « Histoire d’une belle résistance », Lignes, vol. 46, no. 1, 2015, pp. 95-103.

[3Lesbiennes, Gays, Bisexuelles, Trans, Queer, Intersexes, Asexuelles et plus.

[4M. Voegtli, Identité collective. Dans : O. Fillieule, L. Mathieu, et C. Péchu, Dictionnaire des mouvements sociaux. Les Presses de Sciences Po, 2009.

[5P. Freire, Conscientização : teoria e prática da libertação : uma introdução ao pensamento de Paulo Freire. 1979.

[6C. Piret, La pédagogie des opprimés de Freire, un projet radical pour l’éducation permanente, Publication ARC- Action et Recherche Culturelle, 2019