Pour raconter un peu le début de cette aventure de la Navire Collective.
Ça commence en fait il y a assez longtemps pour moi, en 2012, je suis au conservatoire d’art dramatique de Nancy. Je suis apprentie comédienne, c’est ma dernière année, je passe mon diplôme et les concours des écoles nationales de théâtre pour continuer dans le métier.
Cette année là, on a « la chance » de travailler avec Michel Didym qui est alors directeur de la scène nationale de Nancy, le Théâtre de la Manufacture. Il nous a proposé de participer à sa création « Confessions » (bien sûr nous ne sommes pas payés mais nous avons « l’honneur » de jouer sous sa direction). Nous avons la vingtaine, nous sommes fiers. Et moi encore plus parce qu’il m’a proposé de m’aider à répéter mes scènes pour les concours des écoles nationales. Il dit que je vais devenir une grande comédienne, qu’il croit en moi…
J’aime travailler avec lui, je me sens valorisée. Je ne me rends pas compte à cette époque qu’il est en train de mettre en place un système d’emprise. Je me retrouve prise au piège. A plusieurs reprises, il me fait venir plus tôt, toute seule aux répétitions, tente de m’embrasser, de mettre sa main dans ma culotte. Je le repousse, je ne veux pas de ce vieux. Je me dis qu’il a essayé mais qu’il va me lâcher. Et puis un soir il me dit qu’il a un projet dont il voudrait me parler. Lui, le metteur en scène me propose un projet.
Bien sûr, je me dis, je vais travailler, je veux travailler, être comédienne. Il m’invite chez lui pour en parler mais je ne comprends rien à ce projet, c’est flou, et de plus en plus la conversation se resserre sur moi et mes épaules crispées. Il me faut un massage, je suis tendue, il dit. Et je repousse la proposition jusqu’à finir, après plusieurs verres de vins qu’il m’a servi, par céder. Le massage, c’est sur son lit, et puis je ne maîtrise plus rien, je suis un bloc de pierre, je suis nue et il me viole. Jusqu’à ce que je sorte de la tétanie et réussisse à m’enfuir.
Alors voilà comment ça commence La Navire. Ça commence par la solitude avec cette histoire, et l’oubli pendant plusieurs années. Ça commence par ne pas savoir ce que c’est un viol, ne pas savoir nommer ce que j’ai vécu. Ça commence par l’errance, par refaire du théâtre avec des amis, en collectif, ne plus vouloir en faire mon métier, passer des concours et m’auto-saboter à la dernière épreuve. Faire du théâtre avec des bouts de ficelles mais avec des gens de confiance. Faire des décors pour être plus loin de la scène. Arrêter complètement de jouer. Devenir chanteuse. Écrire.
La Navire ça commence par ça, ça commence par écrire. Ça commence en 2018 l’écriture de « Tu ne seras jamais trop déterminée pour cesser de parler leur langage ». Ça a été déclenché par le récit d’une amie victime d’inceste. Ça a fait un miroir avec mon histoire. C’est là que le politique commence. Nos histoires en miroir. Et puis metoo qui bouleverse. Tout à coup il y a des mots et on peut les dire. On peut tout dire et il y a des échos et il y a des oreilles ouvertes.
La Navire ça commence par ça. MOI AUSSI. L’expérience individuelle qui en fait est une expérience collective. C’est vraiment vrai ce qui m’est arrivé et c’est une réalité commune. Nous sommes une meute. J’écris cette pièce de théâtre. Au départ elle parle de la chasse aux sorcières en Lorraine.
C’est mon cadre. Et puis je me rends compte que c’est moi. Ce que j’écris c’est mon histoire. C’est moi la sorcière en Lorraine qui va mourir sur un bûcher parce qu’elle a été violée. C’est moi qui me sens sale, qu’on va accuser de mensonge, de lynchage. C’est moi. Je dis : MOI AUSSI et tout-à-coup les gens autour se mettent à écouter. Il s’est passé quelque chose avec les oreilles. L’attention
soudain, j’y ai droit. Pour cette histoire que je raconte, en même temps que je l’écris, en même temps que j’écris la chasse aux sorcières en Lorraine. MOI AUSSI.
La Navire c’est quand un jour j’ai décidé que ça suffit de raconter l’histoire aux amies, ça suffit de découvrir que ce même metteur en scène a violé, abusé, agressé, une quarantaine d’autres personnes. Ça suffit, il faut que publiquement les témoignages sortent. Il faut dire à voix haute. Alors je porte plainte en novembre 2020 et nous écrivons l’article avec Cassandre Leray qui sera publié en octobre 2021 dans Libération et qui est à l’origine du #metoothéâtre. Puis, le livre #Metootheatre sort chez Libertalia quelques temps après. J’écris dedans, je prends un pseudonyme : « Alice Cerf ». J’ai peur des représailles. Michel Didym m’accuse de lynchage.
Comme tous les autres. Nous sommes des sorcières. Nous sommes mêmes des inquisitrices ! La culpabilité s’inverse. Nous faisons peur.
La Navire c’est continuer d’écrire cette pièce avec mon amie Jade qui écrit les chansons. C’est mettre en chœur. Écrire pour 9 comédiennes chanteuses. Se donner de la puissance.
Cette pièce en forme de théâtre c’est un lieu pour dire nos oppressions, les dénoncer, les transformer. Un lieu pour dire des mots, donner à entendre, dire à voix haute, mettre les mots dans la bouche d’autre, dire les mots des autres. Choisir ce qu’on dit, ce qu’on joue. Le choix de la fiction théâtrale pour ce texte est un moyen de documenter, d’analyser, de décaler. L’écriture théâtrale y devient un jeu d’emboîtement et de mises en abîme, le lieu des possibles et de rencontre des impossibles. Les époques se percutent donnant une idée de sororité au-delà des siècles.
La Navire c’est en janvier 2022, la première lecture de ma pièce de théâtre finie à la Parole Errante à Montreuil. C’est Jade Gomes mon amie chanteuse lyrique qui a écrit la partition musicale qui a dit, il faut la montrer maintenant. Il faut la lire et la chanter. Alors je demande à mes amies comédiennes, celles en qui j’ai confiance, celles qui sont là, celles que je ne connais pas encore bien mais qui sont portées par cette vague de parole. Je leur demande si elles veulent bien dire, lire, participer à porter ce texte. Je n’arrive plus à porter mon corps. À ce moment là, je suis un fantôme. Je pleure beaucoup et je porte à bout de bras la pile de texte pour les comédiennes.
La Navire Collective c’est Céline Langlois que j’ai rencontrée au lendemain du déclenchement du #metoothéâtre. C’est elle qui a posté le premier témoignage. Je la rencontre au café avec deux autres comédiennes. Je la rencontre et quand je la vois je m’entends. C’est mon amie Itto Mehdaoui que je rencontre en 2014 à la Quincaillerie, qui fait partie du Collectif Marthe, qui raconte l’histoire de la prise de possession du corps des femmes par le capitalisme patriarcal dans le monde renversé. C’est Chloé Bégou, militante et directrice de HF Rhônes-Alpes qui m’a soutenue quand j’ai décidé de porter plainte. C’est elle qui a proposé à l’autrice Béatrice Bienville, avec qui nous partageons un bout de révolte commune contre cet ancien directeur, de se joindre à notre équipe hétéroclite de comédiennes. C’est Luiza Richter que j’ai rencontré à la veille du rassemblement #metootheatre et qu’on était tellement lasses et cassées qu’on n’a pas réussi à écrire un mot sur les pancartes. C’est Rik Da Silva et Luce Amoros que j’ai rencontrées au Projet D, avec qui je suis devenue amie, avec qui on peut parler de tout ça, à qui ça fait écho. C’est Marie Herfeld, Camille-Nina Rouchon et Eli Chauleur, rencontrées sur la route des collectifs militants et féministes. C’est Pauline Rumen, l’amie de toujours avec qui on a fait des films et du théâtre pendant plusieurs années.
Après cette première lecture, où il y a 150 personnes dans le public, elles disent toutes qu’il faut continuer à lire ce texte. On nous dit ce format de lecture c’est très beau, c’est intense. Les comédiennes veulent continuer et moi je dis que je suis fatiguée. Mais à ce moment là elles ont la force. On nous propose de venir refaire la lecture, c’est le planning familial qui nous invite dans la creuse. Et puis c’est une évidence que c’est une bonne idée alors on y va.
Car finalement c’est ça qu’on veut, raconter pour témoigner et raconter pour rencontrer. On essaye d’imaginer des formes de discussions après la pièce. Comment cette pièce devient un outil pour aborder ce sujet tabou du viol ? Comment on parle ensuite, après cette lecture éprouvante ? On ne sait pas. On n’a toujours pas trouvé la forme dans laquelle c’est possible. Sans doute il faudrait se revoir. Faire des ateliers ensemble. Sans doute, de but en blanc après la pièce on est un peu sonné déjà. Ce n’est pas un théâtre forum. On arrive avec une forme dense. Quelles traces cela laisse-t-il au spectateur ? Comment on ne laisse pas les spectateurices seules avec ce lourd partage ? On se demande. Je me demande comment faire pour que les questions après la pièce ne soient pas adressées seulement à moi de la mise-en-scène ? Comment on remet en question ce pouvoir ?
Cette parole ? Cette place ? J’ai peur du pouvoir. J’ai peur de ce que le pouvoir autorise certaines personnes à faire. J’ai peur de détenir ce pouvoir. Je pense sans cesse à la phrase de Monique Wittig, écrivaine féministe qui dit : « Si je m’approprie le monde, que ce soit pour m’en déposséder aussitôt, que ce soit pour créer des rapports nouveaux entre moi et le monde. »
Le planning nous écrit suite à la lecture : « Pour le planning familial qui travaille au quotidien à l’écoute et l’accompagnement des personnes ayant subi ou subissant des violences sexistes et sexuelles, le fait de passer par le récit théâtralisé de ces violences et de formes de résilience et de reprise de pouvoir sur des situations subies est très précieux, car il permet de porter au grand jour des thématiques qui restent encore trop souvent réservée à des espaces privés. »
Nous rejouons la lecture encore 2 fois en Festival en 2022 puis en 2023 avec le planning familial de Dijon. A chaque lecture, il y a des nouvelles comédiennes qui rejoignent l’aventure, d’autres qui partent et reviennent. Nous rejoignent, Améthyste Poinsot, Noélie Lepers, Maëlle Le Gall, Léa Hubner et la musicienne Maria Nieves de las Caballero Espinosa. On travaille de plus en plus les chants. On a une costumière à présent, Morgane Japhet. On essaye de faire des résidences avec l’aide d’amies. Les copain-e-s viennent faire la cuisine. On travaille bénévole, parfois on arrive à se défrayer. On se dit que l’important c’est de dire le texte. Moi je pense que j’aimerai bien qu’on arrive à ne pas dépenser des sous au moins, d’autres ont besoin d’argent. On se pose la question de demander des aides, d’avoir un peu d’argent pour l’écriture au moins qui a duré si longtemps. Et cette création musicale. La Navire Collective se structure alors en compagnie avec les comédiennes qui ont rejoint. On demande de l’argent, on cherche des lieux dans l’institution, on voudrait que ce texte soit dit dans les théâtres qui nous ont meurtries. Qu’il résonne là où l’on ne veut habituellement pas que l’on crie.
Suite à une dernière lecture à Montreuil, nous obtenons l’aide de la DRAC pour 2 résidences de créations. On est assez étonnées que notre provocation aie fonctionné, on leur a dit : « On ne pense pas que le milieu théâtral soit prêt à parler de la culture du viol à l’intérieur même de son institution ». Ça les a piqué au vif ? On ne saura jamais. On essaye d’ouvrir des portes, d’aller dans des théâtres. On se prend des murs, on ne sait pas comment faire, on n’a pas les moyens de payer quelqu’un pour nous aider à la production. On a avancé dans la création, je ne veux plus porter la pièce et on échange de rôle. C’est Luce et Béatrice qui reprennent la mise-en-scène et je jouerai. Il y a beaucoup de travail pour la production, on tente de répartir mais ce n’est pas facile. Personne
n’a vraiment le temps de suivre tout ce qu’il y a à faire. Il y a beaucoup de papiers. Ça provoque des burn-out, il faut repenser les choses.
Parfois la difficulté de trouver des lieux et des aides donne envie d’arrêter, mais il y a cette force quand on se retrouve. L’évidence que c’est juste, que ce groupe est puissant, qu’ensemble on peut tout fracasser le vieux monde. Alors à chaque fois on continue. On repart.
Derrière le mot politique, nous entendons féministe, en premier lieu. Cette lutte qui a toujours été reléguée dans le rang des luttes secondaires. Nous la plaçons en premier et bien sûr nous tentons de ne pas oublier le reste. C’est notre point de départ, notre point de convergence à toutex.
Comment faire un théâtre féministe ?
C’est un questionnement qu’on se pose au moment même du processus de création et pas seulement dans ce que le texte dit. A la base, dans la forme même du théâtre, il y a la présence du corps en scène. Cette présence peut à la fois être l’expérience d’une émancipation corporelle, ce que nous essayons de faire, mais malheureusement c’est également un outil d’exploitation des corps. Nous avons toutes expérimenté la difficulté à dire stop face à un metteur-en-scène qui exigeait de nous des choses que nous ne voulions pas faire. Comment on ne reproduit pas ça ?
Comment il peut y avoir du consentement dans le jeu ? Comment on parle des violences sans les montrer ? Sans les rejouer ?
La mixité choisie sans hommes cisgenre est pour nous un outil d’émancipation, pas suffisant, mais nécessaire à l’expression de nos doutes et à notre affirmation. Ces temps sans eux nous donnent la force de dire non, de parler de sujets qui ne font pas partie des sujets intéressants à leurs yeux et qui sont centraux dans nos oppressions, de rire de nos souffrance et d’en pleurer, d’avoir du temps sans agression machiste.
Mathilde Larrère, historienne des mouvements révolutionnaires, dit que : « Toute organisation d’un groupe dominé oblige les dominants à réfléchir à leur statut et à le remettre en cause. Cela peut créer des frictions car tout le monde n’est pas prêt à réfléchir sur la place qu’il occupe. ». Et c’est vrai, tout-à-coup, les gens se demandent pourquoi ? Pourquoi cette nécessité de faire sécession ? Et c’est violent ce qu’on nous renvoie. La réaction machiste est à la hauteur de la révolution féministe. On devient celles qui excluent alors que nous nous protégeons. Celles qui lynchent alors que nous dénonçons. Celles qui veulent prendre le pouvoir alors que nous voulons juste une place pour exercer notre pratique sans crainte. L’incapacité en général des dominants à remettre en question leur hégémonie nous prouve qu’il faut nous tenir fortes et soudées.
Pour la Navire Collective, la forme théâtrale est un outil de lutte féministe qui se lie à un engagement dans des luttes concrètes, des bibliothèques féministes, des profession de soutien aux victimes, des planning familiaux. La Navire tente de créer des ponts, de faire avec, les personnes du collectif ont aussi des implications militantes et féministes à d’autre niveaux.
La Navire Collective est une tentative de réparer par la création, un lien au théâtre qui nous a été ôté, d’ouvrir la porte des théâtres qui nous ont été fermées parce que nous étions assignées femmes et que nous ne voulions pas nous soumettre.