Comédienne-animatrice au Collectif 1984, une compagnie de théâtre-action, je travaille avec divers publics, d’âges, d’origines et de milieux sociaux et culturels très différents, chacun avec une vision singulière de la société dans laquelle nous vivons. Nous travaillons majoritairement avec des actrices et des acteurs non-professionnels, pour mettre-en-scène les questions de sociétés qui les animent et les confrontent.
La pratique théâtrale est à la fois un puissant outil pour la contestation, et un moyen précieux pour identifier, explorer et défendre des revendications. Mais la lutte au théâtre ne se résume pas seulement à défendre des causes, il s’agit avant tout de participer à une dynamique sociale collective. A une réflexion commune sur des enjeux politiques et sociétaux plus larges qui parfois nous divisent.
Au sein de notre compagnie, nous défendons l’idée que l’espace théâtral est un lieu d’expression et de résistance extraordinaire, ouvert à toutes et tous.
Notre travail repose essentiellement sur la force d’un groupe de personnes qui se rassemble autour d’un projet commun : créer et jouer un spectacle engagé, et si possible, engageant !
Nous mettons les techniques théâtrales professionnelles au service de l’urgence de la lutte sociale, en travaillant le plus directement possible avec le public concerné par les thèmes abordés. Ce qui bien-sûr n’exclut pas une recherche artistique aiguisée, sensée, et un accompagnement en terme de mise-en-scène.
En fonction de la thématique abordée, nous décidons d’un modèle théâtral.
Il peut s’agir d’une pièce de théâtre-forum où le public est invité à monter sur scène pour proposer des pistes de solutions face à une oppression ; ou encore d’une intervention dans l’espace public pour faire réagir les citoyens et les citoyennes quant à une injustice, à la façon du théâtre-invisible ; ou enfin, une œuvre théâtrale plus “classique”, dans sa forme la plus répandue.
Le plus souvent, nous créons la pièce dans son entièreté : écriture du texte, élaboration d’une scénographie, de costumes et création son et lumière.
Pour réaliser nos spectacles, nous privilégions un processus de création collective : nous dégageons une thématique dans laquelle le groupe se retrouve, ainsi qu’une parole commune qu’il désire porter, et nous théâtralisons le tout !
L’idée principale est de travailler sur une revendication commune, un cri de l’âme, un coup de gueule, un coup de cœur, une oppression, une injustice -appelons-la comme on veut- une réalité sociale vécue par le groupe de diverses manières, et qui suscite une certaine urgence de dire ou d’agir.
Notre matière de création repose souvent sur le vécu des participant.e.s, pour tenter d’en révéler les forces et d’en apprivoiser les faiblesses.
Nous sommes donc amené.e.s à travailler avec les fragilités de l’humain.
Concrètement, le processus débute par une question sur ce qui unit et rassemble le groupe. Autour de quelle revendication la puissance du groupe peut-elle faire front commun ? Quelle est leur complémentarité, et face à qui, à quoi ? Quels sont les mécanismes cachés derrière cette oppression et quelles en sont les conséquences sur la vie de ces personnes ? Quelles pistes de débat peut-on ouvrir ?
Ensuite, chacun.e se documente, cherche et recherche selon ses moyens, ses envies et sa propre créativité.
La suite de processus se détache un peu des histoires vécues, pour y revenir plus tard. On tente d’universaliser le propos, de dénicher des analogies plus larges au sein du monde qui nous entoure. On explore une approche plus imagée, symbolique, sensible et poétique. Nous traduisons dans les corps le tumulte de nos pensées et de nos émotions.
En parallèle à la création, comme les choix de mise-en-scène, la dramaturgie, la façon d’aborder les sujets, s’ajoutent des questions quant à la posture qu’on adopte vis-à-vis du groupe dans l’animation.
L’atelier théâtral reflète la vie de tous les jours : chaque acte posé revêt une dimension politique. Il est donc impératif d’être attentif et capable de s’adapter aux réalités du groupe avec lequel on travaille. L’accompagnement sera différent selon que l’on anime un groupe de femmes, de jeunes adultes, de personnes âgées ou des sans-chez-soiristes. Par exemple, la question du rapport au corps sera abordée différemment : certains publics, selon leur croyance ou de leur parcours de vie, étant plus ou moins réfractaires à l’idée d’être touchés ou de toucher les autres.
Ma position lors de l’animation consiste à jauger ces limites, à les respecter, les explorer, les questionner. En tant qu’animatrice et metteuse-en-scène, je suis garante du processus, des discussions et de la convivialité. Un cadre confiant, rassurant et stimulant, à l’intérieur duquel chacun.e pourra exprimer ses idées, ses ressentis, est donc indispensable. Les moments hors-scène, informels ou tels que les temps d’échauffement, sont autant d’instants où il est nécessaire de veiller au bien-être de chaque personne afin que, sur le plateau, chacun.e joue en liberté et de manière collective.
Comme en atelier, chaque acte posé, chaque parole donnée, revêt une dimension politique, une série de questions m’accompagnent : comment ne pas reproduire au sein des ateliers les oppressions que l’on entend précisément dénoncer à travers eux ? Comment veiller à ne pas reproduire une quelconque forme de violence, à ne pas véhiculer de stéréotypes, à ne pas renforcer certaines inégalités ? Comment rester alerte et ouverte, quant à l’évolution des modes de pensée actuels ? Quels sont les éventuels pièges dans lesquels ne pas tomber ?
De plus, des points d’attention sont portés sur les paroles amenées par les participant.e.s : rester critique sans tomber dans la moralisation ; dénoncer sans déprimer, savoir faire de la dérision un allié percutant ; faire le choix d’une dénonciation frontale ou, au contraire, plus décalée ; ne pas se laisser dicter nos revendications par les mouvements tendances, par l’État ou les pouvoirs subsidiants.
Il est aussi important de continuer à voyager d’une vision particulière des sujets à une approche plus systémique ; garder une vue globale des enjeux de société, de pouvoir et de domination ; faire le lien ; créer du lien.
Le théâtre-action lutte contre la tendance actuelle à la division et à l’individualisme, en nous rassemblant, fort.e.s de nos différences, afin de faire face aux dérives politiques, identitaires, sociales, culturelles, et économiques d’un système dévastateur.
Enfin, ce processus de travail, presqu’autant que le spectacle qui en découle, joue un rôle fondamental dans l’expression et le questionnement de l’information ; c’est un fantastique outil de sensibilisation et de critique des différents sujets abordés au sein du groupe et plus largement, dans notre société.
Finalement, on peut dire qu’il s’agit d’une antichambre de la lutte !
Rêver le changement, n’est-ce pas ouvrir le chemin pour le faire exister ?
Tout au long du projet, différentes dimensions d’engagement coexistent.
Le groupe se forme et se retrouve régulièrement autour d’un objectif commun de création. Les avis divergent ou se rencontrent, s’entrechoquent, se précisent ; moments précieux pour la confrontation des idées -qu’on partage ou qu’on ne partage pas- ainsi que pour leur développement ou leur déconstruction. Au fil de la création, ensemble, nous traversons des moments intenses, d’émotion, de doute, de tension, évidemment. C’est un microcosme de la vie, une aventure humaine collective qui interpelle et remue. Mais de cette expérience commune émergeront presque toujours des propositions et pistes concrètes pour tenter d’améliorer nos existences, des actions militantes s’y joignent, de nouvelles manières de penser s’adoptent : des perspectives de changement prennent vie.
Et quand le spectacle sera terminé, peut-être poursuivra-t-il son chemin dans les esprits titillés, touchés, bousculés, pour continuer à ébruiter son message indigné, révolté ou indompté.
La création théâtrale est une antichambre de la lutte, mais aussi et surtout, une antichambre de la vie.
Ce travail collectif engageant constitue sans aucun doute une forme de lutte sociale ; une lutte contre la fatalité. Cette lutte intarissable contre un système qui à la face du monde ne cesse de renforcer les disparités, d’exploiter les populations au service des projets fous, insensés et lucratifs de quelques individus, asservissant les corps, les cœurs et les esprits sur son chemin. La lutte, notamment, contre ce géant infecte de la haute finance, insipide et impalpable, qui sans scrupule, orchestre la pandémie de la cupidité, de la misère et du non-sens.
Quoi de plus humain alors que de résister à toute cette mascarade ? Face à l’absurdité ambiante, et à ce surréaliste constat, écœurant et désarmant, le théâtre rappelle les cœurs à l’indocilité, tantôt avec cynisme, sarcasme ou ironie, tantôt avec tendresse, douceur et mélancolie. Vulnérable, le théâtre murmure et hurle à l’insoumission, pour que jamais ne cessent de se redresser les corps et les voix de celles et ceux que l’on a écrasés. Pour que bourgeonnent, dans un fou-rire de survie, nos tentatives de redonner sens à l’existence.