TO ? TA ? TI ? Théâtre des Opprimés ?!?

Mise en ligne: 23 décembre 2024

Un bar.

Des serveurs.

Des clients.

Et aucun menu papier, ni billet, ni pièces de monnaie, ni même de communication entre clients et serveurs. Juste des codes QR en guise de médiation électronique pour « faciliter » la prise de commande et les paiements. Bienvenue à QR&Taxis.

Des comédiens, qui pour le quidam n’en sont pas.

« Je n’ai pas de smartphone… Est-ce que je peux quand même commander ? »
Serveur : « Euh Non. Juste par QR code ».

Client-comédien : « Je ne peux pas commander alors… ».

Serveur : « Ce n’est pas de ma faute… Je fais juste mon travail ».

Client-comédien : Oui mais c’est quand même dingue qu’on ne puisse même plus payer en cash… »

Serveur : « Si ça ne vous plait pas, vous pouvez aller voir ailleurs ! »
Autre serveur : « Sinon, je peux payer par QR pour vous et vous me rembourser en cash ».

Client-comédien : « C’est gentil, merci. Mais quand même, c’est aberrant. Si on n’a pas de smartphone, ni de système de paiement par QR, on ne peut même plus commander un café ! ».

Client (attendant également au comptoir son café) : « Bienvenu à QR & Taxis. Un autre signe de la fin du monde. De « notre » monde. De celui où les humains se parlaient un minimum… ».

Certains clients assis ailleurs commencent à débattre de cette aberration déjà normalisée par nombre d’entre nous. Les clients-comédiens débattent ci et-là de la déshumanisation de ces systèmes électroniques qui s’immiscent dans nos vies, interpellent d’autres serveurs. Certains se font offrir un café par des serveurs qui ne savent pas pourquoi tout le monde veut aujourd’hui payer en cash. Aarf ces irréductibles antitechno…

Les rideaux du théâtre social de nos vies restent ouverts. La scène de théâtre invisible touche elle à sa fin. Ebranlés, les QR codes peuvent reprendre leur place…

(Cette scène fut montée et jouée par Forn Pa Tothom (Catalogne), avec les Polymorphistes et le collectif 1984 (tous deux collectifs bruxellois) à Bruxelles en décembre 2023).
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S’il peut sembler de prime abord surprenant de s’invisibiliser en tant que comédien pour faire du théâtre social et politique c’est aussi parce que c’est l’espace et le moment où l’acteur est le plus confronté à la réalité environnante. Contrairement à la télévision, où l’on planifie davantage le public qui sera présent, les spectateurs qui seront là, l’action invisible a ce côté immédiat et cette confrontation directe avec les gens. C’est un processus formidable pour les acteurs, même s’il est dangereux. Mais il est toujours intéressant de confronter les acteurs à la rue, aux espaces publics, à la vision sociale et critique.

Le TI n’est pas une performance pour aller emmerder certaines personnes. Cela part toujours d’une analyse en profondeur, comme l’a fait ce groupe de comédiens sur les questions de virtualisation de l’échange monétaire, sur la déshumanisation, même dans les processus de consommation. Le TI fonctionne comme une pièce chorale où chacun a un rôle (opprimés - oppresseurs - alliés des deux). L’allié de l’oppresseur sert de contrepoint pour que le public entre dans le débat et puisse prendre position sur la base des différentes positions auxquelles il est confronté. Les gens n’ont pas besoin de savoir qu’il s’agit de théâtre.

Il n’est pas facile de rassembler des acteurs pour du théâtre invisible. Avec les crises qui nous ont accompagnés ces dernières années, il y a beaucoup de gens qui sont réticents à aller dans l’espace public parce qu’il y a beaucoup de gens qui vivent des moments très difficiles. Par conséquent, se sentir légitime à créer un espace politique dans un environnement relativement (in)hospitalier, n’est pas si facile.

Dans certains moments de crise, l’action directe est préférable à l’action invisible. Pour Boal, l’action invisible, c’est lorsque l’acteur met vraiment sa peau en jeu, dans une dictature par exemple. Il l’a fait avant tout pour protéger l’acteur.

Comment se battre sur certaines questions lorsqu’on ne peut pas affronter directement les oppresseurs ?

On ne peut faire abstraction du contexte dans lequel nous sommes. La situation actuelle est désastreuse. Tout ce qui se passe est assez démoralisante. La situation mondiale est un « laissez faire » des grandes puissances comme les Etats-Unis et d’une Europe qui nous prépare chaque fois à la guerre. Nous nous dirigeons vers un modèle politique de droite et d’extrême droite qui est extrêmement décourageant.

Lorsqu’un problème est énorme, il est très difficile de faire du théâtre de l’opprimé. L’opprimé est une personne qui se bat, qui est écrasée mais qui se bat. La victime est tellement écrasée qu’il lui est impossible de se battre. L’oppression est si grande qu’il lui est très difficile de se battre. En ce sens, faire du TO avec des enfants affamés est ridicule. Il faut travailler avec des gens qui veulent un changement, qui veulent une transformation sociale. C’est dans ce sens que Pa Tothom travaille depuis 4 ans sur l’islamophobie. C’est l’un des principaux problèmes de notre société en Espagne.

La question actuelle de la Palestine va bien au-delà de l’islamophobie. Nous sommes extrêmement mobilisés sur ce combat. Mais pas à travers le théâtre. Nous distribuons des affiches, diffusons des campagnes de boycott, participons aux manifestations,… Nous sommes liés à la lutte mais pas à travers le théâtre. Dans ce contexte, il est impossible de faire du théâtre.

En ce qui concerne l’islamophobie en Espagne, nous pouvons faire du TO en disant « attention, cette islamophobie va nous mener très loin, attention à l’aliénation des musulmans, attention à la façon dont vous traitez votre partenaire parce que, par exemple, vous venez du Maroc, attention à penser que les femmes n’ont pas le droit de porter le voile ». Mais maintenant qu’il y a une situation de guerre, la seule chose à faire est de sensibiliser et de soutenir la cause. Nous ne sommes pas là pour distraire les soldats. Ce n’est pas le théâtre des opprimés.

Un travail a été fait sur l’islamophobie, en déconstruisant des mythes, en rappelant que la grande majorité des musulmans ne sont pas des étrangers, mais des Espagnols. Les plus touchées sont les femmes parce qu’elles portent le voile. On pense qu’elles ne devraient pas avoir à porter le voile. C’est tout à fait eurocentrique. Pourquoi devraient-elles s’habiller comme nous ? L’école a tendance à généraliser un récit historique qui génère un « nous » et un « autres/eux ». Et ces « autres » entrent dans un sac de généralisations et de préjugés. Et ce « nous » est souvent présenté comme « victime ». Et tout ce travail nous permet de nous demander comment toute cette islamophobie est générée et pourquoi ? Par exemple, en mettant en place des programmes de « détection des jeunes radicalisés », on génère plus de discrimination et plus de danger. Comment détecter si un jeune se radicalise ? En ce sens, la formation que la police donnait sur ce sujet nous a semblé néfaste et nous l’avons clairement dénoncée.

Le travail que nous avons fait à travers le TO sur ces questions a permis de montrer qu’il s’agit d’un problème beaucoup plus grave qu’il n’y paraît. Il est très courant que des personnes soient détenues en raison de la couleur de leur peau ou de leur origine, c’est-à-dire en raison de leur profil ethnique. De nombreuses personnes n’étaient pas conscientes de toutes les discriminations envers les musulmans dans la société espagnole. Il en est résulté une normalisation que nous trouvons très inquiétante. Nous cherchons toujours le domaine dans lequel l’oppression est la plus visible. Comme dans le cas du genre : là où l’oppression du genre est la plus visible.

Le TO que nous avons créé s’adresse aussi aux non-musulmans. Parce qu’ils sont le problème. Le problème, ce ne sont pas les musulmans. Ce sont les Espagnols et les Catalans. C’est avec eux que nous devons nous battre. Ils ne peuvent pas nous dire de mettre une chemise, une mini-jupe,... Et pourquoi pouvons-nous dire aux musulmans « enlevez votre voile » ? Dans les écoles, la pièce a eu beaucoup d’impact parce qu’elle a suscité des débats très intéressants entre musulmans et non-musulmans, ouvrant la possibilité de voir des alliés là où on ne les voit pas habituellement.

Dans cette lutte, Pa Tothom a réussi à rassembler des groupes de différents horizons. On a réussi à créer un groupe de 20 femmes musulmanes, qui sont les plus touchées par l’islamophobie fondée sur le genre.

On nous a d’ailleurs souvent posé la question de la légitimité identitaire : « si vous n’êtes pas musulman, que faites-vous ? » Tout d’abord, nous sommes tous concernés par ce type d’oppressions. Et deuxièmement, ce que nous faisons, c’est fournir un outil de lutte aux opprimé-e-s. C’est ce que nous avons pu faire en faveur d’autres processus similaires, même s’il y a beaucoup de discussions sur l’identité politique de qui a le droit de parler de quoi.
Bien sûr, nous pouvons et devons être en mesure de parler des oppressions même si elles ne nous touchent pas en premier lieu. Les hommes doivent être féministes s’ils le peuvent ! Bien sûr, il existe une structure patriarcale qui les favorise, mais cela ne doit pas les exclure de notre lutte féministe. Il en va de même pour les luttes antiracistes. Une personne blanche peut en être.

"Le TO pour l’amélioration des entreprises, du management, du patronat .... N’EST PAS du THÉÂTRE DES OPPRIMÉS. Ne te fait pas avoir ! »
Nous sommes fatigués d’expliquer comment le TO est parfois utilisé par des organisations, des écoles ou des entreprises.

Il ne sert à rien de travailler avec les oppresseurs pour les faire changer. En théorie, l’oppresseur ne changera jamais la situation par lui-même. Un oppresseur peut être un meilleur patron, un mari plus gentil, un citoyen plus respectueux envers les arabes ou les étrangers, mais le changement de la structure d’oppression ne se fera que sous la contrainte. Les oppresseurs ne changeront jamais la structure par eux-même. Il n’y a pas de changements magiques. Cette idée de "parlons aux patrons parce qu’ils sont humains et qu’ils comprendront les circonstances" est absurde. Au mieux, ils seront plus gentils avec les travailleurs, mais il n’augmenteront certainement leur salaire ni leur pouvoir de décision dans l’organisation. Au détriment du sien ? Et renoncer à son week-end à Benidorm ? En théorie, les patrons et les oppresseurs ne changeront jamais la situation.

Dans la plupart des entreprises, lorsque de tels ateliers sont organisés, c’est pour améliorer les performances des travailleurs et non pour augmenter leur conscience critique. Il est vrai que l’on peut travailler à partir de certaines brèches de conscientisation politique, mais nous considérons que ce n’est pas facile. Ce qui se passe, c’est que le TO a dérivé dans certains groupes que "si nous parlons, tout ira bien", générant ainsi de bonnes « énergies », générant une sensation que nous pouvons tous être amis en nous tenant la main, en nous serrant dans les bras,... c’est un non-sens. Et comme le théâtre peut être très émotionnel, il est très facile de tendre vers des théâtres ou des ateliers cathartiques, de faire sortir les émotions, de pleurer pour la Palestine. Mais ce n’est pas le théâtre de l’opprimé. C’est un théâtre qui peut être valable voir nécessaire. Il y a des gens qui font du théâtre pour les victimes et qui sont est très puissant. Et en ces temps où il est si difficile de se battre face à l’ampleur de ce qui se passe, comme l’a dit Slavoj Žižek, "la seule chose qui reste, c’est la poésie". Que diable pouvons-nous faire ? En instrumentalisant la TO et en la forçant à intervenir dans certaines sphères où notre statut de victime est très compromis, nous devons connaître les limites de la TO. Par exemple, lors de la révolution sur la place Maidan en 2014, des gens sont allés faire des ateliers là-bas. Il nous a semblé que cela déformait en soi le caractère du TO et nous sommes très hostiles au fait qu’il devienne une technique et qu’il n’ait pas d’éthique derrière lui. Le TO n’est pas une technique.

Lorsque Pa Tothom a commencé ici à Barcelone il y a 24 ans, personne ne savait exactement ce qu’était le TO. Aujourd’hui, tout le monde sait plus ou moins de quoi il s’agit. En ce sens, il y a eu un changement. Au niveau social, il y a eu une évolution au niveau de la sensibilité, de ce que chacun veut, "si nous ne parlons pas de cela, je quitte l’atelier",... C’est comme si chacun avait une lutte très individuelle. Au début, ce n’était pas le cas. Il est difficile de sortir du "Vous n’avez pas abordé le sujet qui m’affecte, alors je pars".

Il est très difficile de générer cette cohésion ou ce consensus sur une base minimale d’oppressions. Les gens sont très fragmentés. Cette hyper-individualisation de l’oppression est peut-être vraie, mais au niveau de l’apprentissage, elle ne permet pas de faire un pas en avant. Mon oppression, qui est similaire à la vôtre, fait qu’il est très difficile pour les alliés de s’unir et cela nous semble plus difficile. Nous avons eu des moments collectifs très forts en Catalogne (le mouvement des Indignados à Barcelone) et de bonnes choses ont été faites. Mais je pense aussi que nous avons fini par nous opposer. Tout comme la gauche s’est souvent retrouvée à la croisée des chemins. Et nous avons parfois perdu beaucoup de gens parce que nous ne parvenons pas à dialoguer sur ce qui existe et pas seulement sur ce que nous voudrions qu’il y ait. Ce "tu ne comprends pas parce que tu n’es pas une femme, tu n’es pas noir, tu n’es pas musulman" démobilise. Nous jugeons trop les luttes sur ce que nous sommes et non sur ce que nous faisons et comment nous le faisons. C’est ce qui arrive à de nombreux jeunes.

Nous avons l’impression que nous sommes dans une société qui tombera facilement dans une idéologie d’extrême droite. C’est moi d’abord, ma liberté ensuite, ma voiture enfin,... Nous sommes comme ça, très atomisés et je pense que c’est le résultat de tout un système capitaliste et économique. Il ne faut pas se leurrer. Ici, le capitalisme, c’est "Pense à toi", "Tu peux le faire". Et les gens font de leur mieux pour lutter contre cela, mais en chemin, nous avons perdu le pouvoir collectif que le TO avait au Brésil lorsqu’il était composé de paysans, ou comme cela pourrait être le cas à Barcelone avec le mouvement Occupy, le mouvement pour le droit au logement,... Ce caractère collectif qui a émergé avec la crise est maintenant en train de redevenir atomisé et il devient de plus en plus difficile de travailler. Et pas seulement chez les jeunes. Dans les ateliers, nous voyons des personnes plus âgées défendre leurs propres sensibilités, ce qui complique la construction d’actions collectives.

Les 24 prochaines années…

Nous pouvons nous associer aux luttes. Mais nous constatons qu’il est beaucoup plus difficile pour eux de se relier au théâtre. Pour de nombreux mouvements, le théâtre est une diversion. Bien que nous ayons été présents dans de nombreux endroits, ils n’utilisent guère le théâtre comme une autre forme de mobilisation. Il semble que le théâtre ne soit important ni pour la droite ni pour la gauche. Le théâtre est important pour nous. Tout ce qu’on nous dit, c’est "Hé, nous avons une journée de conférence de 10 heures qui va être très difficile. Ne pourraient-ils pas faire quelque chose pendant 10 minutes ? C’est incroyable. Non, nous ne pouvons pas faire quelque chose qui dure 10 minutes. Monter une pièce de théâtre n’est pas si facile. En 10 minutes, qu’allez-vous faire et dire ? Bien que les gens soient très satisfaits des formations, des ateliers... que nous donnons, il leur est très difficile d’inclure les TO dans leurs luttes sociales. Ou bien ils veulent un théâtre d’accompagnement. Comme pendant les guerres où le théâtre était utilisé pour accompagner les soldats. Pour beaucoup de collectifs, le théâtre est un bouche-trou. C’est tout au plus un outil de sensibilisation, mais pas de mobilisation. Lorsque des groupes de théâtre sont constitués avec des militants, il manque toujours la moitié des personnes. Cela s’explique par la crise sociale dans laquelle nous nous trouvons. Le théâtre n’est qu’une partie du mécanisme de lutte, il n’est pas en soi un point d’arrivée. Nous devons en être conscients tout en continuant à la pratique comme outil de lutte et de mobilisation pour les opprimé.e.s.