Afropéens, plus proches et présents

Mise en ligne: 11 mars 2015

Le titre « Afropéan+ » a été le déclic autour de notions d’hybridité, d’héritage mixte, du refus des stéréotypes et la sortie du débat vicié de l’intégration, par Tito Dupret

C’est une première au Bozar de Bruxelles : une journée entière est consacrée aux Afropéens, mot valise pour désigner les personnes d’ascendance africaine qui vivent en Europe. Dans le grand hall Horta entre les colonnades sur le marbre rouge et bleu, un effervescent marché accueille les visiteurs dont le nombre ne cesse de gonfler depuis ce matin.

Rapidement, je repère le stand de cuisine éthiopienne, une exposante de peintures originales, l’un et l’autre libraires spécialisés, pas mal d’artisanat, les photos monumentales de Peter Casaer sur ébola pour MSF, et puis au fond à droite une table pour la sortie de Paul Panda Farnana, une vie oubliée. L’auteur me fait cette dédicace : « Si cette bande dessinée peut vous permettre de mettre un pied dans l’histoire du Congo Kinshasa. De tout coeur. Asimba Bathy ».

C’est le jour-anniversaire de la mort (en 1961) de Patrice Lumumba, qui a déterminé la date de l’événement. La BD est éditée par Africalia qui organise aussi le programme du jour. Kathleen Louw, gestionnaire de projet à Bozar, explique que cette journée est le fruit de deux ans de travaux et de la synergie de nombreux acteurs dont le Réseau africain pour des activités culturelles en Belgique.

Au centre des efforts, il y a l’artiste Pitcho Womba, auteur du projet Congolisation. Kathleen Louw raconte que ce fut le point de départ d’une importante expérience de coordination. C’est quand le titre Afropéan+ a été trouvé que le déclic a eu lieu et que l’intention commune s’est alors cristallisée autour de notions d’hybridité, d’héritage mixte, du refus des stéréotypes et l’envie de sortir du débat vicié de l’intégration. Le « + » signifie l’apport de l’Afrique en Europe. Et aussi le souhait d’attirer un public nouveau au Bozar, donc la diaspora.

Toutes ces intentions s’expriment en toute évidence et simplicité dans les faits : tant par le grand écart des activités offertes que le bienheureux contraste entre l’institution qui nous accueille et l’esprit des lieux qui s’y installe naturellement grâce au public. J’ai ainsi assisté à un atelier pour enfant du Studio Congo, trois concerts, deux débats trop courts, un moyen-métrage, deux performances de Mohamed Keita, deux peintures en direct du suédo-zimbabwéen Cash, deux vidéos documentaires et une exceptionnelle exposition, Timbuktu Renaissance. Tout cela en l’espace de quelques mètres carrés et de douze heures. J’ai voyagé de Belgique au Burkina Faso, au Congo, en Ethiopie, en France, au Mali, au Kénya. Seules m’ont manqué la couleur et l’odeur du sable. Kathleen Louw me dit qu’ils ont pensé en verser sur le sol. Pour la prochaine édition peut-être.

Mais partons. Ma première escale est à Nairobi en Salle M avec Ni Kuruka Maisha. Soit un documentaire avec ce commentaire d’une maman interrogée à l’écran : « You call it ghetto, we call it home ». Elle sort d’une case en tôle, ferme soigneusement la porte de bois rapiécé et laisse le voile se reposer doucement dessus. Sur l’asphalte des rues, les pieds nus se croisent. S’incarne alors l’espérance d’une mère qui conduit fièrement ses deux filles en uniforme dans une école-caserne. J’assiste ensuite aux répétitions chorégraphiques d’adolescents. D’autres ailleurs rivalisent de sauts acrobatiques sur un pneu de camion abandonné au milieu des déchets. Des vols de marabouts surplombent au soleil. « Today is fine, tomorrow is fifty-fifty ». Les enfants sont rentrés et font leurs devoirs à la lampe à huile, sur le sol. C’est filmé en 2014. Les soirées sont longues car le soir sur l’équateur se lève dès dix-huit heures et il est exclu de s’exposer à la nuit.

Les albums de photos prennent une importance sociale impressionnante là où il n’y a pas de télévision. Ce film raconte une énième fois la créativité et l’espoir qui comblent le vide béant d’être né sans rien du tout sinon la vie. Or l’info est encore tombée dans les médias : un pour cent de la population mondiale possède la moitié des richesses planétaires. Fifty-fifty ? Entre indécence et obscénité alors.

Dans la White Box qui jouxte le hall Horta, seize manuscrits anciens islamiques et originaux de Tombouctou sont exposés. Récemment sauvés des djihadistes qui ont envahit la ville fin 2012, la présentation est soignée et accompagnée d’un diaporama de photos projetées sans légende ni commentaire sinon de la musique que j’imagine locale. Je me laisse envelopper par le bercement entre documents passés et sourires récents. Plus de 80% des manuscrits ont été sauvés quoique le trafic a depuis fleuri à Genève et à New York, lis-je dans Le Monde. Le fait d’en avoir ainsi seize sous les yeux laisse évidemment songeur entre un sentiment de privilège – les manuscrits sont bien là, à la portée de mon regard –, et un besoin de s’interroger. Quels chemins extraordinaires ces livres ont-ils pris pour arriver dans cette vitrine ? Pourquoi suis-je ainsi touché par cette écriture et sa texture, cette période en cette région, cette civilisation qui m’est étrangère et inconnue ? Qu’y suis-je ? Tout cela est si simplement transmis sur du papier, dans de petits livres ouverts, fragiles et vieillis qu’il m’est impossible de déchiffrer. Pourquoi suis-je ému ? J’irai voir Timbuktu, le film de Sissako, pour avancer sur ce chemin.

Lentement je quitte le Mali et me rends au Burkina Faso, de retour à la Salle M. Un super-héros proteste contre la dette : « On parle du plan Marshall et jamais du plan africain. Qui a sauvé l’Europe de la guerre ? C’est l’Afrique ». Trente minutes d’une fiction mêlent animations et images réelles d’un gamin pétri de comics américains. L’usage du cartoon entre le quotidien et l’univers intime de cet enfant fait de Twaaga un film-bijou ciselé par Cédric Ido. C’est au sortir de cette projection que peu à peu mon imagination s’est mise à recouvrir le marbre du hall Horta de sable rouge et de vent chaud.

Le marché bat son plein et je me rends au Studio pour le débat Being Afropean. Rapidement, le terme anime les participants. Voici dans l’ordre un florilège de notes prises à la volée des interventions :

  • « Être Afropéen, c’est faire la synthèse, c’est un mot qui dit deux identités avec le danger d’être contradictoires ».
  • « C’est une identité métisse qui nourrit l’anthropologie de façon risquée donc prudence de ne pas enfermer ».
  • « Attention au besoin d’assignation identitaire, soumis à des injonctions d’appartenance ». « Pour quelle allégeance ? ».
  • « La Constitution belge dit que c’est un pays de communautés. C’est terrible car on a alors besoin de se raccrocher à l’une d’entre elles ».
  • « Plusieurs identités exigent plus de travail d’intégration car il est dédoublé pour se faire accepter des deux côtés ».
  • « L’Africain a aujourd’hui pour mission d’apporter ce qu’il a de là-bas jusqu’ici ».
  • « L’afropéanité est-elle un nouvel enfermement ? Il me semble que non car c’est un signe d’intégration, d’ingestion d’une réalité extérieure à l’intérieur de ce qu’on appelle l’Europe ».
  • « Il faut partir de cette base : la souche essentielle de l’identité, c’est d’être d’abord humaine. Ensuite il y a beaucoup d’autres éléments constitutifs que l’on va faire évoluer, justement comme être humain. Il faut avoir la discipline de partir de l’identité humaine d’abord ».
  • « La couleur ne permet plus de dire d’où vient la personne. Noir d’Europe ou blanc d’Afrique ? Aux Antilles, on est tous créole ».
  • « En Europe, l’identité est devenue politique. Si nous ne sommes pas Charlie, nous sommes des suspects à abattre. J’ai pas besoin d’être quoi que ce soit. L’identité est devenue exclusivement politique ».
  • « Tous ces termes nous interpellent dans nos vies. Nous n’avons pas le même passé mais aujourd’hui nous avons le même futur : être heureux, bien vivre, la quête de bonheur. Il faut un projet commun ».

Plus tard, en écho dans sa loge, Sekouba Bambino qui se produit ce soir sur scène, me dit : « Je suis Afropéen ne fut-ce qu’aujourd’hui. Dans cette salle, ce sera le mélange. Je vis entre les deux. Je viens en Europe chaque année depuis vingt ans. Ma langue paternelle, maleki, je la chante partout. Je n’ai jamais senti ou subi de différences ».

Or celles-ci sont au cœur du débat qui tarde au Studio pour se consacrer aux Afropéennes. Ayoko Mensah y introduit quatre invitées et quatre axes : l’identité, le regard, l’égalité et l’engagement. Très vite il est question de Léonora Miano, prix Fémina 2013 qui a expliqué ailleurs l’afropéanité avec ce constat : « On n’en a pas fini de tordre le cou à cette idée qu’une personne noire en Europe est forcément étrangère ». Le débat est alors vite lancé : « les Afropéennes sont plus combatives que les hommes car elles se sont déjà battues contre le patriarcat familial ». « Notre histoire hybride est forcément douloureuse car héritière de la colonisation. Donc il y a plusieurs identités qui se combattent ou fusionnent : je suis l’enfant à la fois de la victime et du bourreau ».

Hélène Amouzou enchaîne avec force, simplicité et ses fantomatiques photos autobiographiques qui montrent une femme esseulée se demandant, du Togo à Bruxelles, « Qu’est-ce que je fais ici que je n’ai pas là-bas ? ». « Je refuse de disparaître. J’existe pour ma fille et par mes expositions. Avec mes photos j’ai un sujet sur lequel je peux discuter en dehors des soucis quotidiens. Je vois les gens et j’ai l’impression qu’on ne me voyait pas parce que j’avais un poids, des douleurs, une confusion entre deux personnes, une ici, une là-bas sans savoir où aller ».

Il est 19 heures et se rassemble une quarantaine de personnes portant un T-shirt gris avec cette inscription sous un portrait : Lumumba still alive. Debout sur les marches de la salle Horta, elles gardent le silence et un haut-parleur transmet le premier discours du premier Premier ministre de Congo RDC. Tout est calme et dignité : un hommage est rendu avec sincérité sans revendication. Plusieurs participants expriment leur mutisme d’un gros autocollant gris sur la bouche. Je me dirige alors vers la salle Henry Le Boeuf pour Alpha Blondy où le public n’attend pas la fin du premier morceau, Jérusalem je t’aime, pour se lever aux rythmes reggae. Je suppose que ce n’est pas arrivé souvent que les fauteuils rembourrés de la salle sont de trop. C’est au moment où Alpha Blondy et ses choristes se sont mis à aboyer Ouah, ouah, c’est le chien qui..., que j’ai senti l’odeur de la beuh dans mon coin de public. Du marché dans le hall Horta à ici, il y a effectivement de Bozar à bazar, et c’est bon.

Il reste encore que j’assiste au film The Last song before the war clôturé en personne par N’Diaye Ramatoulaye Diallo, ministre de la culture du Mali. Elle est accompagnée de l’ambassadeur du pays en Belgique et introduite par Paul Dujardin, directeur de Bozar. Au moment de sortir de cette journée, il me faut certainement quelques minutes pour réatterrir à Bruxelles, en sa nuit, son hiver, son métro quelque peu surréels après cette journée de trajets entre multiples réalités et imaginaires, moult passés et lointains. Quoique proches en fait et bien présents.