Le besoin principal pour des adolescentes placées est de savoir ce qui se passe en Belgique, propos de Niels Van de Reyd recueillis par Olivier de Halleux
Niels Van de Reyd, vous êtes éducateur au cente d’accueil la Courte échelle, à Wépion. Qu’est-ce que la Courte échelle ?
L’Institut Notre dame de Lourdes est la maison mère qui a mis en place deux centres d’accueil spécialisés, dont celui de la Courte échelle. Le centre a été créé il y a cinq ans afin d’accueillir des jeunes dont « personne ne voulait ». Il accueille des jeunes filles qui ont entre 15 et 17 ans qui sortent d’IPPJ (Institution publique de protection de la jeunesse) ou qui transitent d’institution en institution. La Courte échelle est vouée au travail d’accompagnement à l’autonomie et à l’insertion professionnelle. En fonction des arrivantes, nous regroupons quatre à cinq jeunes filles dans notre institution.
Quel est votre rôle en son sein ?
Je suis éducateur. J’ai aussi travaillé durant trois ans au centre pour mineurs étrangers non-accompagnés « El Paso », à Gembloux. A la Courte échelle, j’accompagne les jeunes pour pouvoir comprendre leurs besoins. J’ai également un rôle avec les familles. Je travaille l’accompagnement familial et organise les rencontres entres les familles et les jeunes filles. Ce rôle d’accompagnement est central. On fait la triangulation entre l’institut, la famille et la jeune fille. On est facteur de communication.
Comment se passe une journée type ?
On est une petite structure, hier on était deux éducateurs pour trois jeunes. L’adulte est donc constamment présent. Dès le matin on réveille les filles non-scolarisées et les autres se lèvent seules et plus tôt. A 9h, une référente scolaire donne cours en fonction des programmes officiels et en fonction des capacités de la jeune. C’est un suivi au cas par cas. Les cours durent 50 minutes avec 10 minutes de pause afin d’inculquer la notion de temporalité. « Ça passe comme ça et on ne fait pas ce qu’on veut ». A midi, il y a une pause déjeuner. Ensuite, il y a un atelier de citoyenneté (Comment fonctionne une commune ? Quels sont nos droits ? Comment fonctionne l’aide sociale ?) ou de sport (badminton, gym sur tapis, boxe). Il y a autant d’activités qu’il y a d’idées.
A 16h, un temps libre est octroyé jusque 18h. Les jeunes peuvent sortir à l’extérieur dans Namur ou Wépion. Elles peuvent faire ce qu’elles veulent et ne plus voir les têtes des éducateurs durant un moment (ça peut faire du bien, rire). A 18h, elles doivent être de retour au centre car le souper est à 18h30. On cuisine tous ensemble avec un menu choisi au préalable. Tout le monde est autour de la table.
Après le repas, les jeunes ont à nouveau du temps libre pour se doucher et vaquer à d’autres occupations. Les jeunes filles peuvent également profiter deux jours sur trois d’une référente corporelle qui masse les jeunes filles et qui leur apprend, avec pédagogie, l’auto-massage et des techniques de relaxation. C’est très utile. Les jeunes en crise intègrent et utilisent ces techniques pour se calmer et éviter la médication. A 22h, les filles vont se coucher. Ceci dit, j’aimerais ajouter qu’une journée n’est jamais l’autre. Il n’y a pas vraiment de journée type.
Quelles sont les besoins primordiaux de ces jeunes ?
Premièrement, c’est de se sentir reconnues comme tous les être humains et peut-être plus particulièrement comme tous les adolescents car elles sont dans la construction d’elles-mêmes. Deuxièmement, elles doivent se sentir écoutées. Ensuite ça fluctue entre chaque personne, il y a des besoins au cas par cas. Une personne aura plus besoin d’accompagnement ou d’écoute intense qu’ une autre.
Vous êtes dans une institution composée uniquement de jeunes filles. Pourquoi n’est-elle pas mixte ? Lors de vos échanges, comment la discussion se déroule dans un tel cadre, vu que vous êtes un homme et êtes en position minoritaire ?
Ces filles ont des situations sociales très compliquées. Elles n’ont aucune autonomie et la présence de garçons peut être une source de stress pour ces filles qui se cherchent. Pour nous, le travail est également différent et on peut se centrer beaucoup plus sur les adolescentes sans devoir gérer les conflits d’adolescence entre fille et garçon. Le fait de n’avoir que des filles, qui ont des problèmes parfois graves de délinquance ou des troubles psychiatriques légers, permet d’apaiser les esprits de chacun. C’est un centre qui est donc spécialisé. La mixité est une bonne chose mais ce cadre unisexe permet de faciliter les relations. J’ajouterais que en allant à l’école ou à l’extérieur, les jeunes filles vivent en mixité. La Courte échelle leur permet donc de s’y habituer petit à petit. L’âge de l’adolescence est un moment où le jeune est toujours en représentation et le rapport garçon-fille est omniprésent et parfois difficile à gérer. Les filles du centre peuvent se dévoiler plus facilement en étant seulement entre elles.
Le fait que je sois minoritaire dans ce groupe n’est évidemment pas toujours facile à gérer. Les filles ne sont pas toujours à l’aise de parler de tout mais c’est normal. Ma présence est positive dans le sens où je leur montre qu’un homme peut avoir différentes facettes. « Je cuisine, je suis gentil, bienveillant » : ce sont des exemples de démystification de l’image de l’homme qui est parfois tronquée et floue aux yeux des adolescentes. Lorsque j’ai cuisiné la première fois pour elles, elles étaient étonnées. « Ah, mais tu cuisines super bien, Niels ! » « Oui, et je le fais aussi à la maison, tu sais » (je me lance des fleurs en plus). Ce petit fait du quotidien me permet de retirer mon étiquette d’éducateur et d’ouvrir un débat sur cette relation entre l’homme et la femme. J’explique ma situation personnelle et une discussion sur le genre s’enclenche. Mon travail et sa situation amènent par conséquent plus d’opportunités que de contraintes selon moi. Mes étiquettes d’éducateur et « d’homme » se mélangent et j’arrive pas à pas à écouter les filles. Elles viennent de plus en plus vers moi au sujet de leurs soucis quotidiens.
Les relations se créent donc dans les gestes du quotidien. Quelles sont les limites ? Quels sont les autres sujets de discussion ?
On parle de tout, c’est une évidence. Mais les jeunes filles parlent de tout et nous on entend tout. C’est pas pour autant que si elles disent quelque chose qui nous dérange qu’on ne peut pas entrer dans le débat en donnant notre avis tout en restant neutre pour faire avancer la réflexion de l’adolescente. Sur la plan corporel, on discute de la relation au corps car des jeunes filles veulent s’agripper aux éducateurs pour leur dire bonjour par exemple. Pour l’adulte, c’est important de dire « stop » et de dire qu’il faut demander la permission car mon corps m’appartient. Si je lui dis que mon corps m’appartient (cela permet de placer une distance), la jeune va comprendre que son corps lui appartient également et on commence alors une démarche de réflexion ou une discussion, par exemple. Elles ont également droit à des réunions plus formelles dites « de jeunes » où elles peuvent s’exprimer pour dire ce qu’il ne va pas et ce qu’elles ont sur le cœur.
Sur le plan des discussions plus philosophiques, comment se joue les discussions à propos de l’autre ? Quelle place s’imaginent-elles par rapport à l’autre ? Comment se créent ces discussions ?
Ces débats ont lieu souvent, voire tout le temps, durant un moment informel autour d’un reportage à la télévision, dans un bureau ou dans la cuisine par exemple. Pour amener ce genre de débat, il faut bien comprendre et connaître le public (ce qui prend du temps) et voir comment s’articulent les idées qui circulent entre chacun. Avec les jeunes filles, la discussion n’est pas toujours facile car elles ne font pas nécessairement attention à ce qui se passe autour d’elles. Prenons l’exemple des attentats de Charlie Hebdo dont elles n’avaient même pas entendu parler. On a donc décider d’allumer la télévision à l’heure du journal télévisé (qu’il y ait des personnes qui regardent afin de susciter la curiosité et d’amener peut-être le débat). C’est aussi ça placer un cadre pour mener une discussion.
Ayant plus d’expérience auprès des mineurs non-accompagnés du centre El Paso, je parlerai plus des discussions que j’ai eu avec eux autour d’un thé. Pour en revenir à la place de l’autre, c’est un sujet important. Le rapport à la culture était au centre de nos débats. J’ai constaté que le débat allait parfois plus loin lorsque je m’en écartais. Les jeunes parlent plus aisément entre eux qu’avec l’éducateur. Il faut travailler encore une fois par triangulation entre l’éducateur et deux jeunes afin de mener le débat sur des pensées intéressantes. Il est donc toujours mieux de confronter les idées en groupe afin de comprendre l’autre. Enfin, la richesse de ces discussions vient du fait qu’elles sont informelles.
Les questions des rapports Nord-Sud sont-elles traitées ?
Je vais encore parler de mon expérience d’El Paso. Maintenant que j’ai quitté le centre, je suis ami avec les jeunes sur les réseaux sociaux et c’est très intéressant. J’aurais dû être ami avec eux depuis beaucoup plus longtemps car je comprends beaucoup de choses en étant ami avec eux (rires). Mais c’est mon rôle d’éducateur qui voulait cette distance par rapport à leur vie privée.
Pour en revenir à la question, des jeunes congolais parlaient sur Facebook des élections au Congo dont le journal télévisé ne parle pas, en général... J’ai pu voir que ces jeunes postaient une série de documents vidéos sur la situation au Congo. Ils émettaient leur point de vue et un débat très critique s’est créé sur la situation en Afrique. Ça m’a ébloui, j’ai trouvé ça génial ! C’est d’autant plus chouette de voir ça que les débats ne sont pas houleux ou irrespectueux ! Mais effectivement, ces jeunes ont et vivent cette difficulté d’être en même temps ici et là-bas. Ils sont certainement plus touchés par ce qui se passe là-bas qu’ici car ils ne connaissent pas encore ce nouveau pays où ils se trouvent. Comme si leur esprit était là-bas et leur corps ici. Comment se situer par rapport à ce vécu ? A cela s’ajoute l’incertitude de l’avenir. Vont-ils rester en Belgique ou non ? Cette incertitude ne permet pas non plus à ces jeunes de se situer. De plus, il est clair qu’il faut ouvrir le débat sur ce qu’il se passe en Europe et ne pas mettre un voile dessus. Mais je trouve qu’il est déjà important que ces jeunes s’intéressent à ce qu’il se passe en Afrique et dans leur pays natal.
Si je vous entends bien, les réseaux sociaux seraient des vecteurs qui facilitent la discussion sur ce sujet ?
Oui, clairement, et ça je ne pouvais pas le voir lorsque j’étais éducateur à « El Paso ». Les jeunes ont cette possibilité de ne pas être confrontés directement au groupe dans les discussions sur internet. C’est peut-être une facilité mais ils participent au débat. Je trouve qu’il y a une belle richesse à exploiter.
Pour en revenir aux jeunes filles de la Courte échelle, les débats sur la société ainsi que leurs visions ne sont pas identiques. Elles se concentrent dans un premier temps un maximum sur ce qui se passe en elles-mêmes. J’ai l’ impression qu’elles vivent un peu plus au jour le jour. De ce fait là, les amener à pouvoir intérioriser qu’il y a un monde autour d’elles, et qu’il est important de le comprendre, me paraît plus difficile à mettre en place. Je n’ai pas encore beaucoup d’expérience avec les adolescentes, je reste donc conscient qu’il est peut-être trop tôt pour donner certaines conclusions.
Pour revenir encore aux mineurs non-accompagnés, j’ai visité le Musée du capitalisme avec une partie du groupe (les plus âgés car ils devaient comprendre un minimum de quoi on parlait). Une des salles traitait de la colonisation et du pillage des ressources des pays africains qui en a découlé. Les jeunes ont été sidérés d’autant plus que c’était un Blanc (moi-même donc) qui présentait et critiquait cette situation passée. C’est honteux et il faut s’indigner de ce qu’il s’est passé pour ne pas oublier et avancer.
Ils ont également été surpris que je parle des mes ancêtres de cette manière. J’ai répondu : « Ce n’est pas parce que mes ancêtres ont fait quelque chose que je dois en être fier ou pas. Il faut être critique même si ce sont vos ancêtres. » Et donc le débat sur la relation et les différences Nord-Sud était ouvert sans aucune limite et sans frontières. On disait ce qu’il y avait à dire. Je pense que cela leur a permis de souffler et de réfléchir et de voir que tout le monde n’est pas dans le même sac. On peut réfléchir et critiquer et cela est acceptable.
C’est un exemple frappant du double ancrage que vivent ces jeunes migrants. Ils ont vécu un parcours dans lequel ils ont pu comparer le Nord et le Sud. Pensez-vous qu’il serait intéressant pour les jeunes filles de la Courte échelle de parler de ces parcours et d’avoir des débats autour des ces sujets afin de les aider dans leur développement personnel ?
Oui, clairement. Dès qu’on voit ce qu’il se passe ailleurs, on peut relativiser sa propre existence. Je prends un autre exemple. Une adolescente était en décrochage scolaire sévère et elle a suivi le programme de Solidarcité. Elle est partie dans un pays africain et elle en est revenue métamorphosée. C’est une fille qui avait eu une enfance facile sur le plan matériel et elle a pu se situer par rapport à elle-même. Elle a pu voir de ses propres yeux ce qui se passait dans un autre pays et se repositionner par rapport à la richesse matérielle qu’elle a eu. C’est un débat interne intéressant qui se crée.
De manière générale, je pense que ces filles ont avant tout besoin de savoir ce qui se passe en Belgique. Et je parle du lieu où elles vivent, comme la commune. Je dis cela car avant de parler des rapports Nord-Sud, il faut avoir conscience du microcosme dans lequel on vit pour ensuite élargir la vision afin de faire des parallèles. Je veux dire qu’on peut avoir conscience des institutions et de la famille, par exemple, et être envoyé d’un coup dans un pays du Sud et ne pas faire les parallèles. Il y a donc un travail important à faire en Belgique de sensibilisation pour ensuite pouvoir partir.
Pensez-vous que ces jeunes filles pourraient être des leviers de prise de conscience dans le cadre que vous avez décrit ?
Oui, mais c’est délicat. Il faut des projets solides qui se mettent en place sur le long terme. Le long terme, c’est quoi ? C’est de l’engagement et se projeter dans le futur. Comme je l’ai dit, ces jeunes filles vivent au jour le jour et ça pourrait donc être difficile pour ces adolescentes de s’imaginer un projet futur. Mais je pense que cela pourrait être possibles avec des objectifs « smart » (spécifique, mesurable, accepté, réaliste, temporellement défini) et d’avancer petit à petit. Le temps est important car ces filles ne sont ici que quelques mois. Alors, fait-on un projet direct ou dans la continuité ? Le contexte et le cadre sont très importants pour que ces jeunes filles puissent incarner des leviers de prise de conscience pour elles-mêmes et les autres.
Vous sentez-vous assez compétent pour traiter des sujets autour des rapports Nord-Sud et ou de l’éducation au développement en générale ? Quels sont les difficultés et les freins principaux ?
Il faut une réflexion par rapport à ce sujet. Parallèlement à mon travail et à l’atelier citoyenneté que j’ai cité, on pourrait créer un autre atelier qui traiterait de ces thématiques. Je pourrait y parler et en débattre tout en me sentant à mon aise. La difficulté est d’amener le projet. Si l’adulte l’amène, il y a une chance sur un million que l’idée prenne auprès des jeunes. Il faut construire ce projet avec les jeunes. Mon rôle est donc d’ouvrir le débat pour ensuite peut-être amener d’autres personnes plus compétentes en la matière.