L’éducation au développement par les chemins de traverse. Récits de collaborations entre acteurs sociaux et ONG d’éducation au développement, par Cécile Imberechts et Vanessa Stappers
Si l’éducation au développement concerne, par les finalités qu’elle poursuit, tous les citoyens, force est de constater qu’elle ne touche pourtant pas tout les acteurs de la société. Comme le relevent les études Pulse réalisées en Belgique [1]., les projets développés par les ONG et acteurs de l’éducation au développement touchent relativement peu certaines catégories de personnes comme les migrants, les jeunes issus de milieux populaires ou en filière technique et professionnelle à l’école ainsi que les entreprises.
Ce constat, interpellant, nous a poussé à nous intéresser de plus près aux initiatives, projets et expériences déjà existants —se revendiquant explicitement comme éducation au développement ou non— avec des acteurs moins touchés par les actions d’éducation au développement. Parmi les expériences considérées, celles de Frères des hommes et Rencontre des continents avec des publics en alphabétisation, majoritairement migrants, et celles d’Entraide et fraternité avec des publics précarisés.
Voici donc quelques éléments d’analyse et de réflexion qui émergent de ces premières explorations, issues principalement d’un atelier de capitalisation organisé par Frères des hommes sur leur travail avec des publics en alphabétisation, d’un atelier d’échanges réalisé par ITECO et Frères des hommes fin 2014 intitulé « Peut-on faire de l’éducation au développement avec tout le monde ? » et des récits d’expériences.
Les questions générales qui ont guidé les premiers éléments de notre analyse étaient les suivantes :
D’emblée, il nous a fallu constater le grand intérêt de tous les acteurs concernés par ces questions. Car si l’éducation au développement et l’éducation permanente poursuivent des finalités communes en termes de renforcement du pouvoir d’agir ainsi que d’émancipation individuelle et collective, elles touchent cependant des publics assez différents et recouvrent des pratiques et contextes distincts. Ce qui explique peut-être, outre le fait que les secteurs se méconnaissent fortement, pourquoi les initiatives réunissant ONG d’éducation au développement et associations qui travaillent avec des publics migrants ou jeunes issus de milieux populaires restent assez rares, alors que les visions politiques qu’ils défendent sont souvent convergentes.
Comme le déclare Sandra, formatrice en alphabétisation : « Nous avons besoin de réinsuffler du sens, pour nous-mêmes en tant que formatrices et pour nos publics. Nous devrions remobiliser les publics à partir de leurs propres expériences d’engagement, travailler à partir des injustices sociales vécues, traiter collectivement le commun de ces injustices… Pouvoir faire des allers-retours entre vécu et injustices plus globales, inviter des intervenants qui parlent de leurs luttes, se connecter…. Tisser de la proximité avec les décideurs pour le plaidoyer, y compris dans nos communes. Il s’agit de voir ce dans quoi on est pris ainsi que ce sur quoi on peut avoir prise ».
Avant d’explorer le comment travailler ensemble, voyons surtout pourquoi…
Cette question s’est inscrite en filigrane de tous les échanges. Qu’a-t-on à faire ensemble et pourquoi ? L’engouement que l’on constate de la part des ONG pour ces échanges est-il le résultat d’un effet de mode ou bien sommes-nous de réels alliés ? Vaut-il mieux organiser des collaborations ponctuelles en nous considérant experts chacun de notre côté ou mener des partenariats à long terme qui articulent des missions et visions communes ? Et si oui, quid de nos différences, de nos spécificités, de nos représentations réciproques ainsi que celles de nos publics ? En même temps que l’ébauche d’une réflexion politique, ce sont aussi des questions interculturelles qui sont ainsi soulevées.
Dans le cadre de l’atelier de capitalisation organisé par Frères des hommes pour les formatrices en alphabétisation avec qui ils collaborent depuis deux ans, diverses dimensions positives de la collaboration intersectorielle ont été soulignées. Les ONG sont ainsi considérées comme des acteurs de terrain qui peuvent apporter leur expertise, des informations privilégiées ainsi que des outils de compréhension sur des thématiques spécifiques : souveraineté alimentaire, migrations, commerce international, mutilations génitales, genre. Comme le souligne Christine, « travailler avec une ONG, c’est avoir des ressources à disposition, un autre angle de vue, du recul et de nouvelles idées ».
Les rencontres ont par ailleurs souligné l’importance de décloisonner les secteurs entre ONG, associations de l’éducation relative à l’environnement, organisations de l’éducation permanente et acteurs sociaux. L’organisation de projets inter-secteurs pourrait ainsi permettre de sortir de l’entre-soi et de s’enrichir des expériences d’autres acteurs éducatifs ou sociaux mais aussi d’ouvrir des espaces de rencontre et d’échange entre des publics qui se fréquentent peu voire pas du tout.
Les associations y voient aussi une opportunité d’élaborer ou de consolider collectivement des grilles de lecture politique de la société et d’échafauder conjointement des actions qui visent la transformation sociale.
Dans le cadre plus spécifique des organisations d’alphabétisation, les formatrices ont souligné certaines difficultés inhérentes à leur contexte institutionnel qui pouvaient être dépassées plus facilement grâce à des partenariats avec des ONG. Selon elles, ces collaborations permettent de sortir du cadre, de la routine et du découragement, de se renforcer entre formateurs et participants, mais aussi de repolitiser ensemble les enjeux. Béatrice, formatrice en alpha, l’affirme avec force : « il y aurait des choses extraordinaires à faire ensemble !
Aussi pour sortir de la violence du lien avec l’apprentissage, de la menace —en formule d’insertion socio-professionnelle les participants sont souvent contraints de suivre les formations—, de l’obligation de trouver du travail… L’idée est de comprendre la violence que vivent les gens, qui ne se dit plus, mais qui réapparait sous diverses formes et revenir à quelque chose de plus humain ».
Comme le souligne par ailleurs Christine, formatrice en alpha, des objectifs de conscientisation et d’engagement réunissent les ONG et les organisations d’alphabétisation. Pour elle, « l’idéal serait de parvenir à la fin du projet à ce que les personnes aient fait un petit bout de chemin dans la prise de conscience : faire des liens par rapport aux injustices, aux oppressions. Dans un travail de coanimation, on pourrait porter une réflexion initiale sur les problèmes de société qui touchent tout le monde et ce qu’on voudrait à la fin du projet.
Cela permettrait de donner du temps aux participants pour qu’ils puissent prendre du recul afin de se désaliéner, de se décentrer, et de faire des liens entre le local et le global. Pour moi, l’objectif final serait une action qui suivrait automatiquement cette prise de conscience ».
Pour Julia, au-delà de cette question de l’engagement, les collaborations touchent à des enjeux éminemment politiques qui relèvent de questions d’émancipation collective et donc de pouvoir. Pour elle, il s’agit de s’organiser collectivement entre acteurs sociaux et éducatifs, et de travailler dans le long terme, à partir des besoins et aspirations réels des personnes.
Elle s’insurge : « J’en ai marre des projets : je suis en quête de rêve ! Quels sont les problèmes de ces personnes ? S’émanciper ? Mais de quoi ? Pour quoi ? Il faut marcher ensemble, et ensemble travailler les dimensions immatérielles du pouvoir : s’organiser, prendre des décisions, construire des revendications, ainsi que les dimensions matérielles : avoir du travail, des ressources financières, du temps... ».
Elle ajoute : « Nos publics sont adultes. Ils ont le droit de nous envoyer balader ou d’exprimer vraiment ce dont ils ont besoin. On devrait mener une recherche-action avec eux, prendre le temps d’organiser des rencontres entre ONG et public alpha et entrer en processus. Aujourd’hui, il est essentiel de construire une vision globale pour savoir où l’on met nos pièces du puzzle. Pour moi, c’est cela intégrer profondément l’éducation au développement aux processus alpha : c’est créer du pouvoir, construire et avancer conjointement avec nos publics ».
Et comment fait-on alors ? Qu’est-ce qui marche ? Lors de l’atelier « Peut-on faire de l’éducation au développement avec tout le monde ? », les participants ont soulevé de nombreuses questions répondant à des aspects spécifiques de leurs pratiques. Parmi elles :
Nous n’avons pas pu embrasser toutes ces questions, mais grâce aux récits d’expériences des acteurs présents, nous avons pu élaborer ensemble des pistes et des repères pour tenter de dépasser certaines difficultés rencontrées.
Une temporalité longue dans toute l’élaboration des partenariats est nécessaire pour prendre le temps de l’exploration. Tout d’abord entre associations et institutions, afin d’envisager le champ des possibles avant de faire quoi que ce soit : il s’agit de mieux se connaître pour s’ancrer dans les territoires, les réalités et enjeux de chacun…
Ce prérequis pose déjà des difficultés lorsque bon nombre d’organisations sont contraintes par leurs bailleurs d’adopter une approche de type « résultat » (logique de planification), qui achoppe avec l’approche « expérimentale ou exploratoire » (logique d’incertitude) dont les acteurs ont souligné l’importance et la pertinence pour mener ce type de projets.
Un temps long ensuite dans la préparation des processus qui requièrent une bonne collaboration entre les différents intervenants, une bonne préparation en amont et probablement aussi, dans une recherche de complémentarité et de renforcement des pratiques, la coanimation des moments des processus menés ainsi que de leur suivi.
Les acteurs ayant menés des projets fructueux avec des publics plus fragilisés insistent aussi sur l’importance du temps accordé à la rencontre, qui permet la création d’un climat de confiance entre participants et animateurs. Instaurer la confiance est un ingrédient essentiel du travail si l’on souhaite instaurer la confiance, libérer la parole et travailler la dimension du rêve, du sens ou des besoins d’émancipation des personnes.
Pour créer du sens, dans un contexte où les apprenants sont souvent happés dans des logiques intégratrices, lorsqu’ils sont captifs et obligés de suivre des cours, par exemple, l’approche pédagogique devrait permettre de réfléchir les enjeux et les actions à partir des vécus et savoirs propres des personnes.
Elle devrait valoriser et confronter ce que chacun a à dire et à partager : il s’agit pour les intervenants de construire les processus avec les personnes, en partant de leurs besoins et aspirations réels plutôt que d’essayer de vouloir changer quelque chose chez leurs publics.
C’est parfois un défi, dans un contexte où l’action sociale et éducative nous invite trop souvent à réfléchir en termes de carences ou de manques (les participants son vus en tant qu’objets) et non à partir du potentiel des personnes (les participants sont des sujets).
Même les démarches d’éducation au développement, qui visent pourtant le changement social à travers l’engagement individuel et collectif, ont tendance à privilégier les approches pédagogiques de sensibilisation descendantes au détriment de démarches ascendantes participatives. Comme le souligne Pascale, formatrice en alpha : « Les apprenants créent leurs propres brèches dans les murs. Personne ne peut le faire pour eux ».
Le témoignage d’Astrid, formatrice chez Rencontre des continents, va également dans ce sens : « Notre rôle est de faire prendre conscience aux apprenantes de tout ce qu’elles savent déjà. Leurs histoires de migrantes sont très intéressantes à cet égard : il y a énormément de savoirs à partager dans leurs parcours personnels et les partager leur permet d’exister, d’être reconnues et, bien souvent, de ne plus être invisibles ».
Un autre aspect important des témoignages recueillis porte sur le fait de retisser du lien à travers des espaces dans lesquels peuvent naître convivialité et curiosité : « Travailler ensemble, cela consiste à créer des espaces qui réparent les liens : à soi, à la société et au monde… » renchérit Astrid à propos des expériences qu’elle a menées. Pour cette formatrice, les espaces d’apprentissages ont permis de poser simplement des questions. Les personnes ont ensuite élaboré leurs propres réponses en partant de leurs savoirs expérimentaux et décidé des suites à y donner.
Cette approche a ainsi permis de renforcer fortement l’auto estime des participantes qui ont mené par la suite d’autres projets très intéressants. Cette expérience a par ailleurs montré que dans ce type de processus pédagogique le formateur-animateur est confronté à un projet en constante évolution, passionnant, mais aussi incertain : il y assume la posture d’un chercheur « trouvailleur », engagé avec les parties prenantes, et lui-même en apprentissage permanent.
Entre autres thématiques porteuses pour travailler avec les groupes de migrants en alphabétisation, souvent composés majoritairement de femmes, les participants aux différents moments de la rencontre ont évoqué l’intérêt des thématiques liées à l’alimentation, aux droits, aux migrations et au genre.
Lors de l’atelier de capitalisation de Frères des hommes, les formatrices alpha ont aussi valorisé fortement l’intervention dans leurs formations de Nunu Salufa, coordinatrice et formatrice de l’Association pour la promotion de l’entreprenariat féminin à Bukavu, au Congo.
Invitée dans le cadre du partenariat mené par Frères des hommes avec l’Apef, Nunu a participé à des ateliers organisés en Belgique avec des femmes migrantes en alphabétisation. Les formatrices ont unanimement souligné la richesse du témoignage d’une actrice du Sud en ce qu’il a provoqué une grande empathie de la part des apprenantes, une relation de proximité dans les enjeux et luttes de ces femmes d’ici et d’ailleurs, ainsi que le sentiment d’une communauté de droits.
In fine, à l’instar de ce que vise l’éducation au développement, on peut se demander si ce sentiment de proximité, en facilitant la parole, ne permet pas aussi aux apprenantes de transformer un certain rapport de pouvoir pédagogique et social, en leur permettant symboliquement de passer de la posture d’assistée à celle d’actrice qui prend part aux débats et cherche des pistes de transformation de la situation de ces femmes d’ailleurs. Un effet miroir ?
Ces premiers moments de rencontre entre acteurs de différents champs nous ont permis d’évoquer des pistes de travail, mais elles ont aussi soulevé beaucoup de nouvelles questions.
Premièrement concernant la diversité des publics touchés : parler de publics migrants ne correspond à aucune réalité concrète. Sont-ils des hommes, des femmes ? Des étrangers ? Des primo-arrivants ou des descendants d’immigrés ? Sont-ils travailleurs, chômeurs, précarisés ou non ? Sont-ils analphabètes ou en processus d’apprentissage du français ? Sont-ils acteurs d’associations de migrants ou de solidarité internationale ? Font-ils partie de foyers d’étudiants étrangers ?
On le voit, il n’y a pas de groupe de personnes un tant soit peu homogène derrière ce terme, mais il y a un univers de représentations. Ce qui appelle aussi à une grande vigilance par rapport aux pistes de travail évoquées plus haut : il est bon de rappeler qu’elles correspondent à des contextes et des groupes spécifiques.
D’autre part, on peut se demander pourquoi des acteurs d’ONG veulent travailler avec des publics fragilisés ou précarisés ainsi qu’avec les jeunes issus de milieux populaires ? S’il ne s’agit pas d’un effet de mode, ces questions invitent à approfondir et argumenter des stratégies éducatives dans une perspective de changement social.
Une autre piste évoquée pourrait s’orienter vers l’analyse et l’élaboration des tensions entre les logiques d’intégration et d’émancipation dans les rapports que les personnes entretiennent avec la société. Ce serait une manière de réfléchir de façon plus complexe aux approches pédagogiques et une occasion de mieux connaître le contexte et les publics à qui on s’adresse.
Une recommandation peut-être : que les acteurs intéressés par cette thématique puissent découvrir aussi des initiatives, projets et expériences ne se revendiquant pas forcément de l’éducation au développement mais s’en rapprochant, par les finalités poursuivies ou le type de projets menés.
Cela permettrait d’une part de nuancer les constats de l’étude Pulse [2], sachant que l’éducation au développement n’est pas l’apanage des ONG, mais aussi d’apprendre des pratiques d’autres acteurs. Il s’agirait d’une réelle opportunité de décloisonnement qui permettrait la valorisation et l’échange de pratiques entre organisations issues de secteurs différents.
Cela nous rappelle combien il est important d’une part de sortir des catégorisations – qui sait ce qu’est l’éducation au développement en dehors des ONG qui la pratiquent ? —et d’autre part de ne pas sous-estimer la quantité ni la qualité des initiatives menées par d’autres organisations, spontanées ou non, sans qu’elles ne passent obligatoirement par l’estampillage éducation au développement ou par des collaborations avec le monde associatif.