La pauvreté est fortement ressentie par les femmes et les jeunes. Que fait-on face à cette réalité ? Propos de Salufa Nunu recueillis par Cecilia Díaz Weippert
En République Démocratique du Congo, les forces de sécurité et des groupes armés sont responsables de nombreuses agressions contre la population civile, allant des pillages aux actes de torture, viols et meurtres. Les femmes sont les plus exposées à cette violence. Ainsi, on estime que plus de mille femmes seraient violées par jour dans le pays. La souffrance des victimes de viol se double d’une nouvelle injustice : le rejet et la discrimination de leur communauté qui les marginalise.
Lors des élections de décembre 2018, il n’y a pas eu de progrès significatifs en termes de représentation des femmes : sur 485 députés nationaux, seules 50 femmes ont été recensées. La participation féminine aux assemblées provinciales est tout aussi faible, avec un taux qui ne dépasse pas les 12%. Par ailleurs, on estime que huit personnes sur dix vivent sous le seuil de pauvreté absolue et les données de l’enquête de l’Institut national des statistiques montrent que la pauvreté est fortement ressentie par les femmes et les jeunes.
Et que fait-on face à cette réalité ? Ce mois d’avril 2019, nous nous trouvons à Bukavu, au Sud-Kivu, pour une formation à la citoyenneté mondiale et aux relations Nord-Sud [1]. Cette fois-ci, participent à la formation un groupe de femmes défavorisées de Bukavu, apprenantes en couture, teinture et broderie. Le centre de formation de l’Association pour l’entreprenariat féminin, Apef, leur permet d’acquérir un métier ainsi que de se former aux droits de la femme.
Mes collègues viennent de terminer l’animation sur les inégalités, le « jeu de chaises », qui rends visible les inégalités en termes d’accès à la richesse dans le monde et la richesse est représentée par des chaises. Révoltée par le fait de voir qu’en Afrique on n’a pas assez de chaises pour toute la population, et qu’en Amérique du Nord il y a des chaises de trop, une des apprenantes se lève et avance vers les chaises de l’Amérique du Nord et dit : mais, qu’est-ce qui nous empêche d’aller chercher les chaises là, où on en a de trop ! ». Si seulement on pouvait se lever et aller chercher les chaises là où on en a en abondance !
Salufa Nunu, coordinatrice de l’Apef, prend la parole et s’adresse aux participantes de la formation. Ceci n’est qu’un jeu, dit-elle, mais il montre bien la situation de l’Afrique. Elle est contente de constater que les femmes sont révoltées par ces injustices frappantes dans le monde. Maman Salufa profite de cette occasion pour rappeler aux femmes combien elles devront travailler dur pour s’imposer et se faire respecter, surtout dans un pays comme le Congo d’aujourd’hui.
Tout au long de la formation, les femmes se demandent pourquoi au Congo, qui est si riche, les gens sont si pauvres. Elles savent que le Congo possède du coltan, du cuivre et plein d’autres minerais utiles pour la fabrication d’appareils dont la technologie est la plus avancée, mais elles savent aussi qu’elles ne profitent pas de cette richesse. Plusieurs d’entre elles racontent qu’elles sont des femmes « répudiées » par leurs maris qui sont partis travailler dans les mines, ou ailleurs, et qui n’ont rien laissé pour les nombreux enfants qu’ils ont eu avec elles. Elles veulent savoir comment faire pour vivre dans un pays où il est normal d’envoyer ses enfants à l’école ou de pouvoir accoucher dans des hôpitaux. Elles veulent un autre avenir pour elles, mais surtout pour leurs enfants. Elles se demandent, comment construire cet avenir qui semble un rêve dans un pays comme le Congo ?
Maman Salufa raconte, explique et encourage les femmes : il ne faut pas se laisser abattre, il ne faut pas croire que c’est leur faute si elles se trouvent dans cette situation tellement critique. Il faut lever la tête, apprendre un métier et le mettre en pratique. Il faut s’unir, s’organiser et s’imposer en tant que femmes. Un jour, nous les femmes, dit-elle, nous serons aussi dans le gouvernement et dans des instances de pouvoir et on pourra changer beaucoup de choses. Mais aujourd’hui, notre tâche est de nous révolter, et nous organiser pour exiger une place dans la société.
Rien sans les femmes !
Salufa Nunu se bat depuis son jeune âge pour « partager les chaises », tout particulièrement en faveur de femmes qui, comme on entend souvent, sont les victimes principales de la pauvreté, de l’injustice et de la violence. Il y a 23 ans que l’Apef a été créée à Bukavu afin de travailler avec les femmes qui, en s’échappant de la guerre mortifère surtout à la campagne, sont venues s’installer en ville pour se protéger. A l’époque, la plupart des femmes étaient les seules responsables de leurs familles. Elles devaient travailler dans le secteur informel pour pouvoir se nourrir, et elles ne comptaient sur l’aide de personne.
Il y a dix ans, nous avons interviewé Salufa Nunu concernant la situation de la femme en RDC. A l’époque, elle nous avait dit : « ce sont les femmes qui pallient en grande partie aux besoins familiaux ou qui assument le paiement des frais scolaires des enfants, les soins de santé, les dépenses ménagères, la nourriture. Les besoins sont énormes. Les femmes demandent à être soutenues dans leurs multiples difficultés, elles veulent faire entendre leur voix et nous les conscientisons donc afin qu’elles puissent être représentées au travers des postes de décisions. Prenons l’exemple de Zita Kavungirwa, ancienne coordinatrice de l’Apef. Elle est maintenant devenue maire de Bukavu. Ceci traduit que la femme a aujourd’hui davantage de pouvoir, qu’elle est mieux reconnue, davantage en mesure de se défendre ». Aujourd’hui, Zita Kavurgirwa n’est plus là et le bourgmestre de Bukavu est bien un homme.
La RDC vient de vivre un moment historique en célébrant des élections présidentielles en cette fin décembre 2018. Après dix ans de notre interview initiale, peut-on dire que la situation de la femme s’est améliorée et que sa participation politique a augmenté, après autant d’années de lutte ?
Salufa Nunu : « Pour certaines femmes qui travaillent avec nous, il est clair que leur situation s’est améliorée. Elles ont plus de revenus stables mais, surtout, elles sont plus indépendantes et connaissent mieux la réalité et leurs droits. Certaines sont bien capables de se faire respecter, même si le contexte est très difficile et même dangereux pour les contestataires.
Malheureusement, on doit constater qu’on n’a pas vraiment enregistré beaucoup de succès par rapport à l’émergence de femmes sur la scène politique. Il y a eu quelques avancées notamment pour faire respecter la constitution congolaise en ce qui concerne la parité homme-femme. Avec les femmes qui nous sont proches, nous réfléchissons ensemble sur comment faire respecter cette parité. Je participe aussi à des espaces de concertation avec d’autres représentants d’organisations, pour trouver la manière d’influencer le monde politique sur la situation des femmes et sur sa participation politique. La Constitution prévoyait que la RDC puisse être plus égalitaire, qu’on donne plus de chances aux femmes d’entrer dans la scène politique. Cela devrait encourager la participation des femmes en politique. Mais —hélas— on peut affirmer que cela n’a pas été respecté. Le gouvernement n’a pas pris les bonnes mesures permettant de mettre en œuvre l’article 14 de la Constitution congolaise. Pour y arriver, il faudrait donner les mêmes ressources aux femmes qu’aux hommes politiques, pour qu’elles puissent mener leurs campagnes. Il faut faire la discrimination positive : ce n’est pas une faveur mais bien un moyen d’arriver à l’égalité de genre.
En 2015, quand on croyait que les élections présidentielles allaient se réaliser en 2016, l’Apef se comptait parmi les 70 organisations de la société civile qui représentaient le Sud Kivu. C’était une véritable synergie d’organisations qui se réunissaient sous le slogan « Rien sans les femmes ». Il s’agissait d’une campagne de la société civile, il y avait des commissions actives qui mobilisaient d’autres organisations afin d’élaborer une pétition à présenter aux autorités. Avant de partir à Kinshasa pour défendre notre pétition, on a compté le nombre de personnes qui soutenaient chaque organisation participante. Apef a compté au moins 40 mille signatures de femmes, de filles mais aussi d’hommes, dans le milieu rural et à Bukavu. Récolter ces signatures n’était pas seulement un « devoir administratif », c’était aussi une manière de sensibiliser les gens, hommes et femmes, à notre cause. Il fallait expliquer aux personnes notre vision, afin qu’elles s’impliquent aussi, même si ce n’était qu’avec une signature. Pour pouvoir présenter une pétition à l’Assemblée nationale, il suffisait d’avoir, au total 100 mille signatures, mais la coordination Sud Kivu est arrivée à en avoir 200 mille.
Et nous sommes allées à Kinshasa avec notre pétition « Rien sans les femmes ». Là, nous avons rencontré la ministre du genre pour leur présenter notre cahier des charges. Ensuite, nous sommes allées vers le président du Sénat, qui a écouté et reçu notre pétition. Nous avons exprimé notre souhait que des postes de responsabilité soient aussi octroyés aux femmes. C’est alors que le président du Sénat nous a dit : « Oui, c’est bien, mais est-ce qu’il y a des femmes compétentes pour ces postes ? » Nous étions très choquées. Personne ne se pose cette question quand ce sont les hommes qui se présentent pour occuper des postes à responsabilité ! Et, au vu de ce qui se passe dans notre pays, cela devrait être une question obligatoire quand il s’agit de soi-disant « responsables » masculins !
Nous avons continué notre tournée de haut représentants du pays, et partout où nous avons trouvé des femmes, elles saluaient chaleureusement notre initiative. Même la femme qui était en charge de la commission politique et culturelle de l’Assemblée nationale a adhéré au mouvement. Le niveau le plus difficile à atteindre était le président de l’Assemblée nationale. Nous avons « campé » pour faire pression afin qu’il nous reçoive. Après quelques heures, il a fini par nous voir et recevoir notre pétition.
Plusieurs parlementaires nous disaient que nous devions suivre notre culture, qu’en Afrique les femmes doivent rester à la maison où s’occuper des tâches concernant les enfants, y compris obtenir des petits revenus pour soutenir la famille. Mais, que nous ne devions pas nous occuper de politique ! Nous avons dû faire preuve de sang-froid pour ne pas nous énerver et continuer notre tournée.
Pour finir, nous avons eu une petite récompense. Le président de l’Assemblée nationale a reconnu ceci : « Depuis l’histoire du Congo, il n’y a jamais eu une mobilisation de cette ampleur avec autant de signatures pour une cause. On doit étudier votre demande dans nos commissions ». Voilà le plaidoyer que nous avons mené quand on croyait que les élections allaient avoir lieu en 2016 ! Comme cela n’est pas arrivé, nous nous sommes découragées.
En 2016, la situation politique était très compliquée et on vivait une période de grands troubles. Il y a eu des tentatives de changement de la Constitution. Le risque était que si on changeait une partie de la Constitution, on pouvait aussi toucher d’autres aspects, tels que la parité, par exemple. Dans ce cas, il était mieux de ne rien toucher. Vers la fin de l’année 2016, après plusieurs manifestations, la Cenco a convoqué tous les partis politiques pour signer l’Accord de la Saint Silvestre, où on se donnait une année de préparatifs pour les élections. En 2017, on a poursuivi la dynamique d’encourager la participation des femmes dans le monde politique, mais ce qui nous a découragées c’est qu’il n’y avait pas de consensus politique pour les élections. Finalement, et à notre surprise, des élections ont été organisées, et selon nos informations, cela s’est fait avec un budget propre au Congo, sans une intervention de l’étranger.
Quand on a entendu la proclamation du président on l’a acceptée, même si au Congo personne n’est vraiment sûr des résultats proclamés. On accepte la version officielle pour se donner une chance que ce pays avance.
Et la place de la femme dans tout cela ? « Dans les faits on n’est pas représentées, même si la parité est inscrite dans la Constitution. La parité n’est pas uniquement que les femmes puissent aller aux élections. Il faut donner les moyens et les ressources nécessaires aux femmes qui se trouvent dans des postes de pouvoir, comme on le fait au Rwanda. Si on ne nous donne pas des moyens, alors, comment voulez-vous que les femmes accèdent au pouvoir ? Il faudrait arriver à constituer des bureaux exécutifs dans les provinces et à Kinshasa. Et là les femmes devraient pouvoir être présentes. Mais la réalité est bien autre : il n’y a pas une seule femme présidente dans les bureaux exécutifs. L’aspiration la plus poussée est de devenir trésorière. Cela n’est pas normal ».
Au milieu de la formation, on entend sonner des klaxons et des cris d’euphorie qui viennent de la rue. Salufa Nunu explique que depuis le 22 avril il y avait des femmes politiques qui ont marché à Bukavu pour soutenir la candidature féminine à la présidence de l’Assemblée nationale. C’est la première fois —à l’exception de 1993, qui était déjà une époque d’exception— qu’il y a une femme présidente de l’Assemblée nationale.
Le soir, on apprend que Janine Mabunda a finalement été élue présidente du parlement. Le lendemain, les manifestations de joie se poursuivent dans la rue. Salufa Nunu dit alors aux femmes : même si nous ne soutenons pas le parti politique de Jeanine Mabunda, on sait qu’il s’agit d’une femme engagée avec la cause féminine et avec les jeunes. Le poste qu’elle a obtenu est important, elle est juste en dessous du poste du président de la République. Je suis heureuse pour cela et je félicite tous ceux qui l’ont choisie. On peut se dire que toutes les mobilisations que nous avons faites, pendant toutes ces années, que toutes les revendications que nous avons soutenues, ont bien préparé le terrain pour qu’on reconnaisse l’importance d’intégrer les femmes dans tous les domaines de la société. Nous, les femmes qui nous trouvons à la base, nous devons la soutenir, mais nous devons aussi être attentives à ce qu’elle fait, l’orienter, lui donner notre avis, afin qu’elle devienne aussi la porte-parole de nous toutes. Et oui, j’ai toujours l’espoir !
[1] Action de formation co-financée par WBI.