Un film sur une manifestation d’étudiants à Kinshasa en 1969 offre une métaphore visuelle du Congo d’aujourd’hui, par Pedro Monaville
En 2010 et 2011, Cécile Michel a collaboré avec Pedro Monaville et Sapin Makengele sur un film abordant la mémoire des manifestations étudiantes des années soixante à Kinshasa. Le film « Les fantômes de Lovanium » nous montre Makengele en train de peindre une œuvre qui commémore ce que l’on appelle au Congo le massacre du 4 juin, événement au cours duquel la police a ouvert le feu sur une manifestation pacifique d’étudiants en 1969.
Sapin Makengele a peint ses tableaux à différents endroits autour du campus de l’Université de Kinshasa. Au cours de chacune de ses séances de travail, une diversité de spectateurs —étudiants, professeurs, employés de l’université, enfants des rues et femmes du marché— se sont rassemblés spontanément autour de sa toile et de la caméra, discutant avec lui et entre eux sur les manifestations précédentes des étudiants et leurs liens (ou absence de liens) avec le présent sous tension du Congo. Ces discussions improvisées et animées constituent la matière première du film.
« Les fantômes de Lovanium » est inspiré des recherches de Pedro Monaville sur l’histoire de la politique étudiante congolaise, qui a abouti à une thèse de doctorat soutenue à l’Université du Michigan, sous la direction de Hunt, en 2013 [1].
La mémoire ambiguë de la politique étudiante congolaise des années soixante est devenue le point de départ de leur collaboration. Les événements autour du massacre du 4 juin 1969 ont défini toute une génération d’étudiants congolais. Pourtant, dans les années 2000, beaucoup de jeunes Congolais n’avaient jamais entendu parler de ces événements.
L’idée derrière le film était de s’interroger sur la quasi-aphasie parmi les membres de la communauté de l’Université de Kinshasa. Le campus moderne de l’Université a été établi en dehors de Kinshasa dans les années cinquante, comme un endroit où une petite élite hautement sélectionnée serait éduquée pour servir en tant que techniciens du développement de l’après-guerre. Dans les années soixante, après la crise de l’indépendance du Congo, le campus est devenu le fief de la gauche intellectuelle et un lieu de créativité intense.
Aujourd’hui, Kinshasa, souvent réputée pour être la ville la plus pauvre du monde, est devenue une mégapole de plus de 9 millions de personnes, et a littéralement englouti le campus. La plupart des bâtiments sont dans un état avancé de décomposition. Les dortoirs d’étudiants sont surpeuplés, et les squatters ont pris d’assaut de nombreux bâtiments. Peu de toilettes fonctionnelles existent. La plupart des collections de la bibliothèque ont disparu.
Alors que la population étudiante a connu une croissance exponentielle depuis quarante ans, les bourses d’Etat n’existent presque plus, et les professeurs de l’université cherchent des travaux complémentaires pour compléter leurs salaires maigres et irréguliers. En mettant en scène la peinture de Makengele sur un site si emblématique des promesses manquées de la modernité post-coloniale et du développement, « Les fantômes de Lovanium » offre une métaphore visuelle de la crise actuelle au Congo.
La peinture est un élément vibrant de la culture populaire congolaise depuis les années cinquante. Il existe une forte tradition de peintres congolais engagés amen lien avec la production de l’histoire, la visualisation de l’oubli et aspects alternatifs du passé. Alors que le film explore différentes traces de l’histoire des manifestations étudiantes des années soixante (à travers des rencontres de vétérans du mouvement étudiant et aux archives nationales), c’est le travail du peintre et sa performance sur le campus qui donne au film sa richesse.
Dans sa peinture, Makengele se concentre sur un événement spécifique de l’histoire des manifestations étudiantes : l’enterrement symbolique organisé par les étudiants en 1971 pour commémorer les victimes du massacre du 4 juin 1969 au cours duquel la police a tué environ cinquante étudiants, dont les corps ont ensuite été retrouvés enterrés dans une fosse commune anonyme. Après la commémoration, le gouvernement du président Mobutu a fermé l’université et recruté tous les étudiants dans l’armée pendant plusieurs années.
Les spectateurs qui se sont rassemblés autour des peintures ont partagé des fragments de mémoire déclenchés par ce travail. De manière plus critique, ils se sont engagés dans des discussions improvisées sur la pertinence de cette histoire au présent. Ils ont ainsi témoigné des plus récents épisodes de protestations étudiantes et de répression étatique, tout en remarquant une diminution de l’intensité et de la puissance dans les activités politiques actuelles des étudiants.
Filmé à l’apogée du printemps arabe, « Les fantômes de Lovanium » révèle le poids des sentiments de dépossession et d’impasse parmi les jeunes Congolais aujourd’hui. Ils se sentaient déconnectés du passé au cours duquel les étudiants étaient à la pointe du mouvement pour la démocratie et le changement social, mais aussi d’un présent dans lequel les jeunes d’autres parties du monde ont su renverser avec succès des régimes dictatoriaux de longue date. Ces sentiments de dépossession et de désespoir sont dominants à Kinshasa aujourd’hui. Cependant, comme le film le démontre magnifiquement, ces sentiments sont atténués par la puissance artistique de la ville et les énergies sociales.
« Les fantômes de Lovanium » a été présenté dans des festivals de cinéma et dans des Centres culturels africains à travers la Belgique et la France. Il a reçu un prix au 6ème Festival international du film ethnographique de Rovinj, Croatie, et été projeté dans différentes universités : Ann’Arbor aux Etats-Unis, Leiden aux Pays-Bas et Leuven en Belgique.
[1] Décoloniser l’université : post-politiques, Le Mouvement Etudiant et Global de 1968 au Congo.