On peut ramener l’ensemble des réactions à l’ONU à deux phrases : « Bravo à la RDC pour ses avancements. Nos recommandations n’ont pas changé car il n’y a en réalité aucune évolution », par Tito Dupret
« C’est remarquable ce que fait ce monsieur ! » s’exclame Scholastique Mukasonga à propos de Denis Mukwege, le fameux réparateur des femmes au Kivu et prix Nobel de la paix 2018. Venue à l’invitation du Centre communautaire laïc juif, à Bruxelles fin avril, l’auteure de « Inyenzi ou les cafards » insiste par ailleurs sur l’importance de la récente visite au Rwanda, à peine élu, du nouveau président congolais.
« En tant que Rwandaise, je me sens mal de ce qui se passe là-bas ». Je la questionnais alors sur les liens entre anciens génocidaires au Rwanda et actuels rebelles au Kivu. Sa réponse fut d’abord très vive : elle me fit un grand geste de recul en étendant le bras au plus long pour montrer combien elle souhaitait se distancier de pareils sujets.
La conférencière sortait tout juste d’une séance de questions-réponses dont celle-ci : « plus jamais ça, vraiment ? » Sa réaction avait déjà été forte et de dépit : « Oh, non ! » Développant son émoi, l’écrivaine considérait que c’est à l’extérieur du Rwanda que les dangers sont les plus grands : au Kivu et en Occident où l’on parle encore de « terminer le travail », de solder le génocide des tutsis. Le seul moyen de combattre cela selon elle est de juger tous les bras et les cerveaux expatriés.
Ce à quoi Damien Vandermeersch, avocat général à la Cour de cassation à Bruxelles, réagit avec ces mots dans son livre « Comment devient-on génocidaire ? » : « Après un génocide, le juge est placé devant un défi apparemment insurmontable : dire le droit face à l’indicible, mesurer la responsabilité et la peine face à l’incommensurable. En jugeant des auteurs de tels actes, la justice remet l’accent sur la responsabilité individuelle face au crime collectif. » (Éditions du Grip, p. 33).
Ailleurs, Marie-Vestine, une collègue rwandaise, eut un mouvement d’effondrement : elle s’est décomposée au moment où j’ai évoqué la question du Kivu pour avoir son témoignage. Elle eut de la peine à me dire « je n’arrive pas à parler de tout ça, c’est… ». C’est qu’en 1994, 1,5 million de réfugiés rwandais ont afflué au Kivu et les génocidaires parmi eux ont pris le pouvoir dans les camps de l’aide internationale. Il fallut les armées du Rwanda et de l’Ouganda pour disperser en 1996-97 cette population apatride, malade, traumatisée.
« À cette époque, je mis du temps à comprendre que cette guerre présentée comme une entreprise de libération était aussi le dernier acte d’une mondialisation prédatrice » s’émeut Colette Braeckman dans son ouvrage « Congo Kinshasa aller-retour » (Éditions Nevicata, p. 32). Le Kivu est très peuplé sur une terre riche à en crever ; littéralement. Il est impossible de dire qui y administre quoi, à quelque niveau que ce soit. C’en est à se demander où se trouve le Kivu sur la carte des nations.
Voici comment la célèbre journaliste résume la situation en 2016 : « À juste titre, les ONG internationales plaident pour la régularisation du secteur. Elles souhaiteraient que l’exploitation des mines soit confiée à des sociétés ayant pignon sur rue, que la traçabilité des minerais soit établie et que les mines sauvages ou clandestines soient fermées, car elles occupent des femmes et des mineurs d’âge et sont souvent contrôlées par des groupes armés ». (Idem, p. 17).
Deux pages plus loin : « Mais d’un autre côté, quel est l’apport des multinationales qui, en vertu du Code minier, sont exonérées d’impôts durant dix ou quinze ans et qui, au bout de ce laps de temps, auront transformé les sites en paysages lunaires et stériles, n’ayant même pas épargné les cimetières ? » (Idem, p. 19).
Depuis fin 2018 au Congo, trois métaux sont déclarés substances minérales stratégiques : le cobalt, le coltan et le germanium. Lors de la sortie de sa BD documentaire titrée « Kivu », le scénariste Jean Van Hamme racontait : « Le Rwanda est devenu le premier pays exportateur de ces métaux précieux, mais n’en possède aucun sur son sol ! Une manière pour les multinationales de ne pas acheter du minerai « sale » et de s’en laver les mains. Les multinationales sont les coupables » (Le Vif n°35, p. 12).
Exaspéré, Éric Vuillard racontait en 2012 dans son récit « Congo », le cynisme et l’opportunisme crasses sur place : « Les gens s’achètent et se rachètent par morceaux de telle façon qu’on n’y comprend plus rien. Telle société qui appartient à telle personne est rachetée par une autre où elle a également des parts, qui est achetée par une troisième, dont elle fait également partie, et ainsi de suite jusqu’à vous rendre fou ». (« Congo », Éric Vuillard, Babel, p. 79).
Virulent à raison, l’auteur dénonçait d’emblée l’esprit de la colonisation, qui n’a pas changé, « afin que s’accomplisse la promesse, l’ultime transmutation des hommes et de la terre en cette matière ductile et infiniment exploitable que nous connaissons. Le monde entier devint soudain une ressource. Ce fut le dernier émerveillement, l’assouvissement de toutes nos soifs ». (Idem, p. 12).
Depuis, le chaos règne en maître : « Vous savez, en 1918, quand la Belgique a aussi obtenu les territoires sous mandat, les frontières entre le Congo et le Rwanda étaient poreuses. Les Belges ont exporté des milliers de hutus rwandais vers les mines et les tutsis franchissaient spontanément la frontière. Sous Mobutu, les tutsis avaient des passeports zaïrois mais, dans les années nonante, le tribalisme a pris de l’ampleur ». (« Congo, une histoire », David Van Reybrouck, Actes sud, p. 444).
Où (en) est le Kivu ? En guerre. Depuis un siècle dirait-on. Depuis que le Congo est né par la lame de l’aventurier Henry Stanley qui donna « à coups de machette, sa première forme à cet État. Il avait même cru bon de fonder une ville à la place d’un village du nom de Kintambo. Il lui donna le nom de son employeur : Léopoldville ». (« Congo », p. 46).
Dès l’origine, ce fut la machette pour un baptême dans le sang. « On ne sait exactement d’où est sortie sa face hideuse ; certains racontent que c’est Fiévez qui l’édicta ; (…) il aurait proféré cette règle intolérable : celui qui tire des coups de fusil doit, pour justifier l’emploi de ses munitions, couper les mains droites des cadavres et les ramener au camp. Alors, la main coupée devient la loi, la mutilation une habitude. » (Idem, p. 64).
Il n’a plus été possible de gouverner autrement. Cette impulsion a été fondatrice et s’est développée à partir de cette faute originelle. Le génocide des tutsis au Rwanda n’en fut qu’un implacable lendemain. Kivu idem. En 2017, le documentaire allemand de Milo Rau s’ouvre avec les images d’un massacre à Mutarule en 2014 dans la province du Sud-Kivu. C’était le troisième et aucun représentant du gouvernement congolais n’est jamais venu constater les faits, dit un témoin dans le film.
Où (en) est le Kivu ? L’Examen périodique universel à l’ONU pour la RDC vient d’avoir lieu en mai 2019. Cinq années ont passé depuis le dernier exercice où chaque État présente ses mesures prises pour améliorer les droits humains. Les autres Etats peuvent ensuite faire des recommandations. Cependant, on peut ramener l’ensemble des réactions des pays à deux phrases. « Bravo à la RDC pour ses avancements. Nos recommandations n’ont pas changé car il n’y a en réalité aucune évolution dans le pays ».
Et si cela n’avance pas… En vérité, la situation s’est aggravée. « Le Congo entier est un pays traumatisé. Ce n’est pas seulement la femme qui a subi les viols qui est traumatisée. Des enfants sont parfois forcés de violer leur maman, des papas leurs filles. D’autres enfants sont témoins du viol, ça a été le cas de mon petit frère. Il faut travailler avec la communauté toute entière pour faire face au traumatisme » [1].
Finalement, le Rwanda va bien. Il va bien en regard du Kivu. Symptomatique est par exemple ce témoignage de Félicité Lyamukuru dans « L’ouragan a frappé Nyundo ».
« Moins d’une semaine plus tard, le gacaca [2] trancha : Samuel Kanyamitabo était condamné à vingt-cinq ans de prison. Sans demander son reste, il avait déjà fui vers le Congo. Ce bourreau à la machette s’en sortait une fois de plus. Il était parvenu à avouer qu’il avait tué quatre personnes sans que rien ne lui arrive en retour. Tant de génocidaires vivent aujourd’hui au Congo pour échapper à leur condamnation… Philippe m’a confié qu’il ne se hasarde jamais à traverser la frontière, craignant qu’un de ces fugitifs lui fasse la peau ». (Éditions du Cerisier, p. 243).
Tout récemment, en mars 2019, Yves Ternon explique dans ses mémoires « Frère arménien, Frère juif, Frère tutsi » : « Dans les forêts du Kivu, des groupes de génocidaires poursuivent, plus de vingt ans après, leurs opérations meurtrières. À l’est de la République du Congo — Zaïre en 1994 —, des centaines de milliers de personnes, plus d’un million peut-être, ont été tuées par des groupes difficilement identifiables, tueries et entre-tueries perpétrant la haine et la peur engendrées par une idéologie meurtrière venue d’Europe. Un génocide ne s’éteint pas : la négation entretient les braises ». (L’Archipel, p. 169-170).
Aujourd’hui, le Rwanda se reconstruit grâce à son statut de victime absolue. Et il compte bien le garder pour maintenir le silence sur tout ce qui concerne sa reconstruction. Le respect dû à la souffrance prime et bâillonne toutes les voix. Pendant ce temps, le Kivu continue d’être englouti car il n’a pas acquis ce statut. Il est sans aucun avenir, sinon son propre effondrement, telle l’île de Nauru dans le Pacifique. Le territoire de la plus petite république du monde est devenu un ahurissant trou, creusé pour son phosphate [3].
On dit aujourd’hui au Rwanda que la bête n’est pas morte, qu’elle dort et qu’il ne faut surtout pas la réveiller. Élever la voix la réveillerait. Le silence doit régner. Mais celui-ci est un autre monstre. Il tient la région à la gorge et bénéficie aux coupables et complices de la situation passée, actuelle et manifestement à venir.
[1] Une survivante de Kavumu, dans Rapport conjoint en vue de l’Examen périodique universel du Conseil des droits de l’homme, RDC, 2018.
[2] Se prononce « ga-tcha-tcha », signifie la justice sur l’herbe et désigne dans l’ancien Rwanda une comparution des fautifs en public, devant leur communauté. Vu l’ampleur du génocide et la lenteur de la justice moderne, le système a été repris et adapté pour en juger les acteurs.
[3] « Nauru, l’île dévastée : comment la civilisation capitaliste a détruit le pays le plus riche du monde », Luc Folliet, La Découverte, 2009.