L’Europe plume l’Afrique

Mise en ligne: 1er juin 2005

Les enjeux agricoles ne sont ni
lointains ni inaccessibles.
Il y a un lien entre nos modes de vie
et de consommation et les choix de
développement agricole dans le monde. La moitié de la population mondiale dépend de l’activité
agricole pour vivre et 850 millions de personnes souffrent encore de la faim !, propos de Catherine Gaudard recueillis par Antonio de la Fuente

Catherine Gaudard, vous travaillez au service d’études du Comité catholique contre la faim et pour le développement, CCFD, à Paris. Que signifie exactement le concept de souveraineté alimentaire ?

• La mobilisation pour défendre la « souveraineté alimentaire des peuples » a émergé au milieu des années nonante en réponse à l’accélération de la libéralisation des échanges agricoles mondiaux, consolidée par la création de l’Organisation mondiale du commerce, OMC, en 1995.

L’ouverture des marchés nationaux à la concurrence internationale, à laquelle beaucoup de pays en développement avaient dû se plier dès les années quatre-vingt dans le cadre des plans d’ajustement structurels, est alors devenue un objectif systématique pour tous les pays membres de l’OMC, du Sud comme du Nord. Les négociations concernant les échanges agricoles prévoient également la réduction, jusqu’à l’élimination, des interventions publiques en faveur de l’agriculture, considérées comme des distorsions aux échanges : subventions aux producteurs, services publics à la production ou la commercialisation, régulations de la production et des prix... Cependant, les pays du Nord ont plus de moyens de se protéger et de maintenir des politiques agricoles fortes...

Cette libéralisation allant de pair avec la concentration croissante des industries agro-alimentaires, dont le pouvoir économique et politique devient démesuré, menace la survie et les perspectives de développement de millions de petits producteurs dans le monde.

Les mouvements paysans ont fortement réagi, en particulier dans le cadre de la Via Campesina, mouvement international de petits paysans, en mettant en avant le droit à la souveraineté alimentaire : ce concept, soutenu de plus en plus largement par les sociétés civiles du monde entier, et maintenant par certains gouvernements du Sud, revendique le droit pour les peuples et leurs Etats, au niveau national ou régional, de décider de leur politique agricole et alimentaire en fonction de leurs priorités de développement et de lutte contre la faim et la pauvreté, et à condition que cette liberté ne nuise pas à la souveraineté alimentaire des autres.

Il exige donc de réviser les règles du commerce mondial concernant l’agriculture, afin que le commerce soit au service du droit à l’alimentation et du développement durable, et ne devienne pas une fin en soi ignorant les aspects humains, de justice sociale et économique, et de préservation de l’environnement.

• Fait-il partie des Objectifs du millénaire pour le développement ?

• L’Objectif n°1 prévoit la réduction de moitié de la faim et de la pauvreté d’ici 2015. Les mouvements sociaux qui revendiquent la souveraineté alimentaire considèrent que le respect de cette dernière est la condition pour atteindre ces objectifs. Les gouvernements cependant sont encore peu enclins à aller dans cette direction.

• L’Europe plume l’Afrique, est-ce donc vrai ?

• En exportant des découpes de volailles à très bas prix, l’Europe prive de nombreux pays africains des possibilités de développer leurs élevages de volailles, et donc de répondre eux-mêmes à la demande croissante, due à l’urbanisation, au changement des modes de consommation, en créant ainsi des emplois et du développement économique.

L’Europe exporte ces découpes parce qu’elle a développé depuis trente ans un élevage avicole industriel, très intensif et spécialisé, basé sur l’importation d’aliments pour animaux à bas prix (soja, maïs) venant des Etats-Unis et de l’Amérique Latine. L’Europe est désormais largement excédentaire en volailles, et est concurrencée sur ses marchés d’exportation par la montée en puissance de la production de volailles industrielles du Brésil ou de la Thaïlande, qui exportent aussi vers l’Afrique ! Cette filière industrielle d’élevage est l’une des plus « intégrée » au sein d’une industrie agro-alimentaire mondialisée qui contrôle les médicaments et aliments pour les volailles, la production, la transformation et la distribution, et délocalise sa production là où les coûts de production sont les moins chers. Il est impossible pour les éleveurs familiaux africains, qui pratiquent une aviculture traditionnelle ou améliorée, de faire face à ces bas prix.

La clef face à cette concurrence inégale est donc la défense du droit de tous les pays, et en particulier des pays africains particulièrement vulnérables, de protéger leurs marchés agricoles, et de soutenir leur propre production pour faire face à leurs besoins de sécurité alimentaire et de développement. La mobilisation des organisations paysannes et des citoyens en Afrique est de plus en plus importante sur ces questions, et avec l’appui des campagnes en Europe (France, Belgique, Allemagne...) qui ont relayé cet appel des aviculteurs africains, ils sont parvenus à influencer leurs gouvernements pour obtenir certaines mesures de protection. La mobilisation doit se poursuivre au niveau de l’OMC et des accords régionaux de libre échange, en particulier les accords entre l’Union européenne et les Pays ACP, accords de partenariat économique, en cours de négociation jusqu’en 2007.

• S’il y a un dossier agricole Nord-Sud à faire évoluer, lequel choisiriez-vous ?

• Le droit à la protection des marchés agricoles et au soutien du développement agricole. Cela, afin de permettre à chaque pays ou région de pouvoir donner la priorité au développement de son agriculture et de son économie rurale, ce qui inclut la diversification des activités en milieu rural, la seule production agricole ne suffisant pas à relever les défis de la croissance démographique et du développement économique. L’un des enjeux clés des mobilisations à l’égard des négociations agricoles à l’OMC, et des négociations bilatérales ou régionales de libre échange entre des grandes puissances économiques exportatrices, notamment l’Europe et les Etats-Unis, est de promouvoir des outils de régulation plus accessibles aux pays en développement et leur permettant cette flexibilité : identification de produits spéciaux pouvant être écartés des négociations, mesures de sauvegarde spéciale facilement utilisables par les pays en développement pour fermer leur marché en cas de montée brusque des importations concurrençant trop fortement leur propre production etc.

Actuellement, les sociétés civiles encouragent même les pays en développement à refuser toute ouverture supplémentaire de leurs marchés, tant que les conséquences négatives de la libéralisation déjà importante n’auront pas été mesurées plus précisément, et que les inégalités entre pays occidentaux et pays en développement en termes de degré de libéralisation n’auront pas été reconsidérées.

• Que peut faire le citoyen pour contribuer à faire évoluer des dossiers aussi complexes que les dossiers agricoles Nord-Sud ?

• Il est important d’abord de s’informer sur ces enjeux agricoles, car ils sont essentiels dans la lutte contre la pauvreté et la faim dans le monde, dont souffrent 850 millions de personnes, dont les trois-quarts sont des ruraux dépendant de l’agriculture pour vivre ! La moitié de la population mondiale dépend de l’activité agricole pour vivre, et la plupart sont des petits agriculteurs familiaux : le soutien et la défense de ces agricultures familiales sont donc au cœur des réponses contre la pauvreté et la faim.

Faire le lien entre nos modes de vie et de consommation et les choix de développement agricole dans le monde : c’est un enjeu pour le monde, et pour nos propres pays, où les problèmes sociaux et environnementaux sont de plus en plus liés à des stratégies de spécialisation et d’industrialisation agricole et alimentaire, nuisibles à la diversité de notre alimentation, à la biodiversité et la préservation de l’environnement. L’agriculture est menacée dans nos propres pays, avec tous les aspects culturels et humains qu’elle porte.

Se mobiliser dans notre quotidien est une chose, se mobiliser en tant que citoyen pour interpeller les politiques publiques, les acteurs économiques privés, est également essentiel : ils doivent savoir que les citoyens européens s’intéressent à ces enjeux cruciaux, et ont un avis sur le sujet, des revendications et des propositions.
Les politiques internationales sont prises par nos gouvernements, et nous sommes responsables des décisions engagées par ces gouvernements que nous élisons. Il ne s’agit pas d’enjeux lointains, inaccessibles : chacun a son mot à dire !

La campagne pour le droit à la protection des marchés agricoles est mené par SAILD et ACDIC au Cameroun, le Bureau régional pour l’Afrique de l’Ouest d’Oxfam-GB, SOS-Faim et Gresea en Belgique, et le CCFD, CFSI, GRET et Agir Ici en France.