Peut-on « montrer » le Sud ?

Mise en ligne: 1er juin 2005

Méfiez-vous des morceaux choisis, par Annick Honorez

« Le livre commençait par une photo que je considère comme la plus réussie de toute ma carrière... C’était un agrandissement. La photo reproduisait un jeune Noir, on ne voyait que le buste ; un maillot de corps avec un texte publicitaire, sur le visage une expression d’effort intense, les mains levées dans un geste victorieux : il est de toute évidence en train de franchir la ligne d’arrivée, le cent mètres, par exemple. La deuxième photo, c’était la photo entière. A gauche, il y a un policier habillé comme un martien, avec un casque en plexiglas sur le visage, des bottes montantes, le fusil épaulé, des yeux féroces sous la visière. Il est en train de tirer sur le Noir. Et le Noir s’échappe, les bras levés, mais il est déjà mort : une seconde après avoir appuyé sur le déclic, il était déjà mort. Mon livre s’appelait Afrique du Sud et il y avait une seule légende sous la première photo, l’agrandissement. C’était ’méfiez-vous des morceaux choisis’ ».

Extrait de Nocturne indien d’Antonio Tabucchi

Au début des années soixante, de nombreux Etats africains deviennent indépendants. Les famines se succèdent : 1968, le Biafra, 1974, le Sahel. D’un événement à l’autre, un amalgame post-colonial se forge dans les esprits : « sans nous, ils ont faim »...

La faim, la malnutrition sont des sujets très largement abordés par les ONG. Cependant, à l’instar de la photo du jeune Noir évoquée dans l’épigraphe ci-dessus, durant des années, elles n’en montreront qu’une toute petite partie, celle qui émerge de l’iceberg, la fin de la faim : la mort. Dans le contexte du boom économique des « golden sixties », l’idée de mourir de faim est insoutenable. Le transfert d’argent, de technologies, de personnel du Nord vers le Sud est présenté comme « la » solution. Le « partage », la « solidarité » sont les valeurs véhiculées. Le seul fait de montrer un enfant maigre dit tout, symbolise à lui seul le tiers monde. Ces campagnes ont fortement influencé la représentation mentale du dit tiers monde ; elles en constituent le socle ; elles sont les premières empreintes dans les cerveaux vierges des enfants de l’époque qui vivent dans l’opulence et découvrent ahuris que l’on peut mourir de faim. Ceux qui ont connu la deuxième guerre mondiale se souviennent, se sentant enfin à l’abri, ils se mobilisent ou s’attristent. Seules les émotions sont suscitées, aucun raisonnement sur les causes n’est proposé. La faim est une fatalité, « pas de chance, la sécheresse... » « les pauvres-victimes » s’incrustent dans les esprits.

Messages complexes ?

Il faudra attendre la fin des années septante et l’ère des années quatre-vingt pour que le vent tourne. Le monde développé subit les ondes de choc de la crise pétrolière... Le développement au Nord et au Sud ne tient pas ses promesses. Les ONG commencent à complexifier leurs messages. La faim n’est pas une fatalité. Derrière les famines : les conflits, les ventes d’armes, l’opulence du Nord, les rapports de force inégaux. Si l’on ne voit plus guère d’enfants faméliques, il n’en demeure pas moins que le dit tiers monde n’apparaît toujours pas, dans les campagnes des ONG, comme un acteur de son propre développement. Le Nord reste le pourvoyeur inconditionnel. Cependant, les notions de partenariat, d’autodétermination, de promotion des actions dans le Sud prennent peu à peu une place.

L’éducation au développement prend son envol dans le but d’éveiller les consciences du Nord et de mettre le doigt sur nos responsabilités. Elle stimule la réflexion, la prise de conscience, l’analyse des causes du dit sous-développement à l’intérieur des relations entre le Nord et le Sud et stimule l’engagement : « Agir ici pour que cela change là-bas ». Un schisme s’opère entre les ONG. Certaines prendront radicalement la voie de l’analyse macroéconomique, politique, sociale, culturelle, la mise en perspective, le recadrage du local au global, de l’action politique. D’autres resteront dans l’action micro, a-politique. Les « urgentistes » feront leur apparition tonitruante, relançant le vieux refrain de la faim, occupant l’espace public, sans expliquer, sans mettre en contexte... Globalement, l’opinion publique les suivra.

Bien sages auparavant, certaines ONG commencent à lancer des discours provocateurs. Les chiffres parlent, l’histoire se raconte. La faim est un scandale auquel nous participons largement. Il ne s’agit pas seulement de sauver des gens, mais de prévenir de telles situations car les faits montrent que les famines sont prévisibles et sont souvent le résultat des conflits. Les affamés sont des otages. La conscience de l’impact des politiques des institutions financières internationales et des accords commerciaux est de plus en plus aiguë au sein des ONG. Il faudra encore quelques années pour qu’elles reprennent à leur compte, et de manière plus générale, une analyse globale. L’ère d’un « autre monde est possible » est en marche.

Panorama, zoom, poursuites...

A l’image de l’avancée technologique, les ONG vont utiliser panoramas et zooms dans les années nonante. La faim est abordée sous différents angles : l’accès à la terre, la place des femmes dans la production, le manque de moyens financiers, le commerce mondial et l’OMC, les organisations paysannes, les luttes dans le Sud, l’impact de la dette... Le concept de souveraineté alimentaire remplace celui de « sécurité ». Le « droit » à se nourrir est promulgué par de nombreuses ONG. L’action politique devient inévitable et les pétitions telles que celle de Jubilée 2000 (24 millions de signatures), ou celle pour les cotonniers en Afrique sahélienne illustrent bien la « progression » des moyens que l’on peut mettre en œuvre grâce, notamment à internet.

« Si nous recherchions votre argent, ils seraient désespérés, sans ressources et affamés ». Chaque année, on nous offre toutes sortes d’images et de messages des pays du Sud, d’Afrique, d’Asie, d’Amérique du Sud. Les agences d’aide, les télévisions et les journaux nous montrent des images qui sont souvent peu représentatives des réalités qu’elles cherchent à illustrer, voire nuisibles et insultantes. Souvent, des peuples entiers sont montrés comme des êtres sans nom, victimes sans espoir, incapables de s’en sortir par eux-mêmes. La réalité est très différente.

Une affiche de Comhlamh (Irlande) résume bien quarante ans d’images du tiers monde produites par les ONG et autres acteurs médiatiques. Au nom de la collecte de fonds -peut-être la principale raison pour laquelle les ONG communiquent vers le grand public- beaucoup d’abus ont été commis. La récurrence de certaines images (par exemple : femmes et enfants Africains noirs en milieu rural), l’absence de mise en contexte (quel pays, quelle situation sociale et politique, quel héritage historique ?, quels liens entre le global et le local ?) ont renforcé une série de stéréotypes, de représentations simplistes, d’équations faciles : le tiers monde : un lieu dévasté, hors temps, hors histoire, peuplé de pauvres qui tentent de survivre dans un environnement hostile.

La faim justifie-t-elle les moyens ?

Même si certaines ONG ont clairement évolué et mis en place des codes de conduite éthique dans la transmission des messages, beaucoup utilisent des images surannées, répétitives, qui montrent, encore une fois, juste la « première photo », le gros plan ou des symboles vides de sens. Elles occultent les luttes, les nombreuses formes d’organisation, le combat des femmes, les actions des paysans, les ras-le-bol par rapport aux peuples dominants, les revendications bien réfléchies, négociées....

Il est courant d’entendre, comme réponse à ce genre de critiques, que les impératifs de la communication font qu’on ne peut transmettre trop d’idées dans un même message. Est-ce donc bien vrai ? A y regarder de plus près, les deux affiches du CCFD qui illustrent cet article, séparées par plus de trente ans d’histoire, montrent qu’on peut clairement passer d’un discours simpliste à un message plus complet, donc complexe ! Et qui ne comprend pas ce message ?

Ce texte fut publié par Défis-Sud n° 64.