Au Burkina Faso, un village du nom de Fina a pu bénéficier d’un système d’adduction d’eau potable offert par… Fina. Dommage que l’Afrique ne s’appelle pas Elf !, par Samy Hosni
Plus de 3000 milliards : c’est le chiffre d’affaires du premier producteur d’hydrocarbures en Afrique. L’ancien Elf Aquitaine, depuis sa fusion avec TotalFina et Elf en février 2000, qui a donné naissance au quatrième groupe pétrolier mondial, semble vouloir se refaire une virginité. Pour le nouveau président du groupe, Thierry Demaret, les « magouilles africaines » appartiennent au passé. Son récent voyage au Gabon et au Congo, deux fiefs d’Elf, était l’occasion de souligner le retour des relations normales avec les responsables de ces pays : « Nous ne pouvons pas entrer dans les jeux politiques internes propres aux pays ». Il est vrai que le pétrolier venait d’être secoué par les déclarations de son ancien directeur de la branche hydrocarbures, André Tarallo. Celui-ci est poursuivi pour « recel d’abus de biens sociaux » au préjudice d’Elf à hauteur d’environ trois milliards et demi de nos francs. Cet argent est au cœur du système de commissions instauré auprès de plusieurs chefs d’Etat africains. Cet ancien directeur nous offre un éclairage intéressant sur les coulisses de l’empire Elf. Ces caisses noires consistaient selon lui à verser aux dirigeants des pays producteurs un « supplément du prix payé au baril ». Un des bénéficiaires au moins a été identifié grâce aux documents bancaires saisis à Lausanne : il s’agit du président gabonais Omar Bongo. Une lettre au directeur d’une banque suisse prouve son implication dans l’affaire et son goût du cynisme : « Le compte ouvert par Tarallo, écrit-il, est ma propriété. Ce sont des raisons d’intérêt national ( ! ) qui m’ont conduit à procéder par mandat ». Quand on sait que le Gabon est l’un des pays les plus mal classés en matière de santé publique et d’éducation, on ne peut qu’avoir la nausée en lisant ceci.
Ce système de pots-de-vin, instauré depuis des dizaines d’années, semble avoir enfin attiré l’attention de la presse internationale. Mais peu de journalistes se sont posés la question de savoir pourquoi des pays au sous-sol riche se retrouvent parmi les nations les plus pauvres du monde. L’exemple du Nigeria et de l’Angola est éloquent : les deux principaux exportateurs africains d’hydrocarbures ont été appauvris par plus de trois décennies d’exploitation : au Nigeria, le PNB par habitant était de 1000 dollars en 1970, il n’était plus que de 320 en 1996. Pour André Tarallo, ce clientélisme est monnaie courante en Afrique : « Toutes les compagnies pétrolières agissent de la même façon. La meilleure illustration du côté totalement connu de ces caisses noires réside dans le fait que lorsqu’une compagnie américaine ou autre prend une participation dans un permis ( d’exploitation ou d’exploration ) détenu par Elf, elle rembourse au prorata de sa participation le montant des sommes versées parallèlement ».
Elf est loin d’être le seul à pratiquer cette politique clientéliste. Une liste de procès aux Etats- Unis, mettant en cause des multinationales, révèle l’ampleur du scandale : des plaignants ont ainsi tenté d’obtenir des indemnités pour les violations de droits perpétrées par Shell au Nigeria. Ils ont été déboutés par le simple fait que Shell est une compagnie européenne : seules les firmes américaines peuvent être jugées aux Etats-Unis et uniquement en ce qui concerne la violation des droits humains fondamentaux : il n’y a que les cas de génocide, torture, meurtre, esclavage et piraterie qui tombent donc sous le coup de la loi. Le procès en Europe risque de durer longtemps : seules des sociétés appartenant à Shell sont impliquées dans les activités incriminées, et établir le lien entre ces firmes et Shell n’est pas chose aisée. L’expérience pourrait néanmoins inciter d’autres à attaquer Elf en France : on se souvient que Pascal Lissouba, le président du Congo Brazzaville renversé en 1997, a directement porté plainte contre Elf. La justice française n’a pas donné de suites. Par contre, des plaignants birmans ont invoqué l’esclavage pour inciter Total et Unocal à verser des indemnités : lors de la construction d’un oléoduc, le gouvernement a déporté des familles sur le tracé de l’installation et à contraint les hommes à travailler pour Total afin de rembourser les frais occasionnés par le déplacement de leurs proches ! Des Equatoriens et des Péruviens, déboutés parce qu’ils invoquaient les dommages écologiques provoqués par Texaco sur la forêt équatorienne, ont reformulé leur plainte en génocide…
En mai 1999, le Tribunal permanent des peuples a condamné Elf pour ses agissements en Afrique. S’il n’a aucune valeur juridique, ce jugement [1] a permis de faire entendre la voix d’une cinquantaine d’ONG réunies dans le collectif « Elf ne doit pas faire la loi en Afrique ». Cette condamnation révèle l’ampleur du système de rente : en héritant de manière rapide de recettes pétrolières élevées, l’Etat issu des mouvements d’indépendance devient patrimonial, et n’a plus besoin de dépendre de l’activité productive de la nation hors du secteur d’hydrocarbures, ni même de la confiance de la population. Il devient autonome vis-à-vis de la société et se retrouve vite accaparé par des élites dont l’ambition est de confisquer les rentes et les privilèges. Dans le même mouvement, ces élites s’inscrivent dans une relation de dépendance vis-à-vis des compagnies pétrolières au point où leurs intérêts finissent par se confondre. Afin de faire admettre à la société la subordination passive et leur corruption active, les élites ont largement recours à la violence d’Etat. Le pouvoir, pouvant se passer du peuple peut dès lors se permettre tous les passe-droits pour le compte des pétroliers. Quand ce n’est pas ces derniers qui fournissent directement les armes aux militaires, ou en engageant des milices privées pour assurer la sécurité de leurs installations. A la conférence sur les multinationales du pétrole, le ton était dur vis-à-vis des Etats africains. Pour Paul Hetching, l’Etat n’existe pas et, s’il existe, il n’assume qu’un rôle : celui de réprimer toute forme de contestation. Pour Patrice Yengo, la pérennité d’Etats corrompus et sanguinaires s’explique par la désagrégation du tissu social africain qui empêche la constitution de mouvements de résistance. L’Afrique connaîtrait les leurres d’Etats bâtis sur la destruction de tout lien social par le système de rentes pétrolières…
L’effondrement du prix du pétrole et la dégradation des revenus pétroliers sont directement liés à une poussée de violence et de répression sanglante. Les compagnies vont accroître leur pression sur des Etats fragilisés en poussant leurs partenaires à s’endetter lourdement voire à gager les recettes futures par des pratiques de financement souvent frauduleuses, ainsi qu’à baisser la fiscalité et à comprimer les budgets, au grand mécontentement de la société civile. L’instabilité sociale va inciter les compagnies pétrolières à s’impliquer de différentes manières dans les missions de police de l’Etat, accroissant l’instabilité politique de la région (les cas du Congo Brazzaville ou de l’Angola, où elles ont soutenu en armes et financièrement tous les camps en présence, sont éloquents).
Le délitement des appareils de souveraineté, l’affaiblissement et la privatisation de la régulation économique ont entraîné la privatisation des fonctions de l’Etat, l’abandon de ses prérogatives et la criminalisation de ses pratiques. Parallèlement, les alliances stratégiques et les regroupements entre pétroliers ôtent à l’Etat toute marge de manœuvre sur les marchés internationaux.
Elf a toujours été un représentant des intérêts stratégiques de la France. Lors de la période de Gaulle-Pompidou, les services de sécurité et Elf se confondent : la société publique se doit d’assurer l’allégeance des Etats africains à la position française aux Nations unies et d’assurer l’approvisionnement énergétique de « l’ancienne métropole ». Elf, instrument d’une politique néocoloniale, et la France ont fait et défait les présidents africains jusqu’aujourd’hui : au Cameroun , le président Biya ne prend le pouvoir qu’avec le soutien d’Elf. Au Gabon, Léon M’Ba et Bongo sont des hommes choisis par le groupe. Lors des crises pétrolières, synonymes d’endettement pour les Etats africains, Elf impose ses choix et diversifie les rapports avec les régimes africains. Le système de confusion des responsabilités et de clientélisme que l’on appelle la Françafrique s’impose et gangrène les relations entre la France et ses anciennes colonies. La période Chirac correspond à la privatisation de la compagnie, mais libéralisme et rentabilité financière n’annulent pas l’affairisme comme le démontre l’affaire Tarallo. La société essaie toujours d’imposer ses intérêts aux Etats pétroliers en bafouant les droits de l’homme et le droit des peuples : au Gabon, Elf cofinance et organise la garde présidentielle qui mène la répression. Au Nigeria, la multinationale fait intervenir ses propres groupes paramilitaires pour protéger ses installations pétrolières : des plaintes ont été déposées en avril 1999 pour agressions et blessures par balles de femmes et enfants, mais l’opinion publique ne semble s’émouvoir que lorsque des centaines de Nigérians périssent alors qu’ils siphonnent du pétrole dans des oléoducs. Au Cameroun, comme dans d’autres pays de la région, on ne compte plus les intimidations ou les entraves à la liberté d’expression, au droit d’association et au droit syndical menées à l’instigation d’Elf. Les revenus pétroliers échappent à toute visibilité de la société camerounaise ou des organisations internationales par décision du président, favorisant ainsi le détournement d’argent (de trente à cinquante pour cent des exportations selon certains, alors que la population n’a pas accès aux services et soins de base). Au Tchad, la construction d’une raffinerie est considérée comme un gaspillage majeur par la Banque mondiale elle-même ; ces investissements ne servent qu’à détourner des fonds destinés aux interventions militaires. Sécession du Biafra, intervention du Tchad au Togo et au Zaïre, ventes d’armes au Gabon, etc. Derrière toutes ces affaires se trouvent Elf et ses intérêts économiques. Le changement de système est difficile : tous ceux qui contestent Elf ou demandent une renégociation des contrats sont poursuivis ou disparaissent…
Le système de rente endette les pays et accentue la fuite de capitaux. La rente nourrit la rente : les capitaux engrangés grâce à l’extraction du pétrole servent à entretenir l’appareil de capture de la rente. Ce système alimente la dette : les Etats pétroliers africains étant les plus endettés, ils ont dû accepter une politique d’ajustement structurel imposé par le FMI. Cette politique n’a pas eu le résultat escompté et a aggravé l’endettement. La privatisation a accentué la corruption : la plupart des entreprises d’Etat appartenaient à des proches du pouvoir qui les ont ensuite « officiellement » acquises ! Les compagnies pétrolières profitent de ce libéralisme et du manque de réglementations sociales, environnementales et économiques : ils échappent aux obligations d’indemnisation des populations victimes d’accidents industriels, et n’appliquent aucun des standards requis dans les pays occidentaux. Certains ont adopté un « code de conduite » qui se révèle être de la poudre au yeux pour « redorer » le blason de leur société. Comme le fait remarquer l’avocat Sam Zafiri : le code n’a pas force de loi, nul n’est tenu de le respecter. Il vaudrait mieux attaquer en justice les multinationales et les contraindre à changer de comportement.
Au lieu d’établir un partenariat honnête, les compagnies pétrolières comme Elf ont imposé un système de domination des pays africains. La recherche de l’indépendance énergétique de la France ou des Etats-Unis [2] conjuguée avec le profit sont à la base de ce système. Le nouveau président d’Elf affirme vouloir tourner la page [3] : la pratique des pots-de-vin n’aurait plus cours vu la convergence entre pétroliers. Une seule compagnie ne pouvant prendre le risque d’assurer seule le développement d’un champ vu les coûts élevés des forages et la taille des nouveaux gisements, le partenariat entre compagnies, qui implique la perte de l’hégémonie d’Elf en Afrique, confirmerait la fin du système politico-économique. Du moins c’est ce que veulent faire croire les dirigeants d’Elf, comme si un nouveau partenariat pouvait gommer quarante ans de clientélisme et de violence. On ne peut qu’être sceptique et repenser à ce dicton moderne nigérian : « Our boom oil had become our oil doom » (Notre richesse pétrolière est devenue notre malédiction). Sources : -*Carton Bruno, Pétrole, la violence faite aux peuples, éditions Gresea, avril 2000 -*Les multinationales du pétrole en Afrique, compte-rendu du séminaire des 17 et 18 mai 1999 à Paris, Gresea -*Profil, revue interne de Total- Fina-Elf, 2000 -*Documents internes du Fonds de mécénats de Total-Fina-Elf, 2000 -*Sentence de la plainte déposée par le collectif “ Elf ne doit pas faire la loi en Afrique ” contre l’entreprise Elf Aquitaine, du collectif du même nom, 1999
[1] Une instance officieuse composée de sept membres (juristes, animateurs d’ONG, sociologues, historiens) s’appuyant sur la Déclaration universelle des droits des peuples qui proclame leur droit à l’autodétermination politique et rappelle leurs droits économiques, en particulier celui du contrôle de leur ressources naturelles et au respect de leur environnement.
[2] Tout au long du vingtième siècle, la politique énergétique américaine a fait ordre par tous les moyens : faire et défaire les gouvernements ( Mexique 1938, renversement de Mossadegh en Iran, Angola ). Son hégémonie a souvent été imposée militairement et « médiatiquement » comme au Koweït en 1991.
[3] On retrouve dans les brochures internes de la société un PetroFinaElf, grand mécène de l’Afrique : au Burkina Faso, un village du nom de Fina a pu bénéficier d’un système d’adduction d’eau potable payé par la firme.