Quitter les ténèbres s’appelait la pièce

Mise en ligne: 2 novembre 2015

La tournée européenne d’une troupe sénégalaise de théâtre-action nous
interroge sur comment tenir compte des identités, des intérêts et des modes de
communication de chacun dans une expérience de partenariat, par Adélie Miguel Sierra

L’Association pour la promotion de la femme sénégalaise, APROFES, est née de la volonté d’un groupe de femmes convaincues par leur expérience que l’échec des stratégies de développement provient, dans une large mesure, de la non-prise en charge des exigences de la promotion sociale, économique et culturelle des femmes. Forte de ce constat, l’ APROFES s’est donnée pour mission principale la réalisation de différentes activités qui visent l’amélioration du statut de la femme. Il s’agit de rendre visible et de légitimer au sein de la société le rôle primordial de la femme comme agent de développement.

Mais comment aborder ces questions tout en tenant en compte des réalités culturelles et sociales de la population ? Compte tenu du taux d’analphabétisme très élevé au Sénégal (73 %), du niveau de pauvreté ainsi que des freins liés à l’organisation patriarcale de la société, l’ APROFES a monté une troupe de théâtre pour entrer en contact avec la population et mener un travail éducatif sur différentes thématiques.

La troupe de théâtre Baamtare regroupe en son sein 25 jeunes, âgés de 16 à 35 ans. Ils se sont engagés volontairement à contribuer à la conscientisation et à l’animation des communautés de base par le biais d’activités culturelles et du théâtre en particulier. La troupe se déplace dans les villages ou en ville, elle s’installe sur une place et invite la population à la rejoindre. Les acteurs-animateurs présentent des spectacles, mêlant dialogues, chants et danses, qui abordent des problématiques telles que le sida, la condition des femmes, la violence, la pauvreté. S’en suivent des échanges, des débats sur les difficultés vécues au quotidien mais aussi sur les moyens pour les améliorer. Baamtare qualifie ce travail de conscientisation, via la dramatisation de scènes de la vie quotidienne propre au théâtre d’intervention populaire ou théâtre pour le développement.

En 1997, le Comité pour l’annulation de la dette du tiers monde, CADTM, invite en tournée européenne la troupe Baamtare dans le cadre de sa campagne « Dette du tiers monde : nécessaire solidarité entre les peuples ». Afin d’accueillir la troupe dans des lieux décentralisés et créer des espaces de dialogue entre personnes d’horizons divers, le CADTM met en place une coordination constituée de différentes organisations sociales agissant sur le terrain belge, troupes de théâtre-action, ONG, associations de lutte contre la pauvreté, syndicats. Ces collectifs ont pour mission d’organiser le spectacle dans leur ville respective et de provoquer des rencontres entre la troupe et la population belge.

Le CADTM, outre sa démarche de sensibilisation sur les effets néfastes des programmes d’ajustement structurel, souhaitait aussi, en coordonnant la tournée de la troupe sénégalaise, faciliter le transfert de connaissances du Sud vers le Nord, enrichir l’action sociale par le théâtre d’intervention populaire et enfin, stimuler des convergences entre organisations qui ne se côtoient pas parce qu’elles ne sont pas sur le même terrain d’intervention. Pour l’APROFES cette tournée s’inscrivait dans le cadre des relations de partenariat qu’elle entretient avec des organisations du Nord dans le combat qu’elles mènent pour un nouvel ordre mondial basé sur la justice, l’égalité, la tolérance et la solidarité. « Il s’agissait de faire entendre aux gens du Nord, un autre discours, celui d’une Afrique certes frappée par la pauvreté, les crises économiques et sociales, mais surtout d’une Afrique qui s’organise à travers ses femmes groupées dans des associations appuyées par des ONG » [1].

Pendant six semaines la troupe sénégalaise, composée de six jeunes filles et six garçons, a effectué une tournée avec sa pièce Quitter les ténèbres [2] à travers la Belgique, les Pays-Bas, le Luxembourg et la France. Quels ont été les impacts de cette expérience pour les acteurs sénégalais, ainsi que pour les organisations qui les ont accueillis ?

Différents bilans globalement très positifs ont été réalisés au Sénégal et en Belgique tant sur le plan qualitatif —pertinence des échanges et initiation de nouvelles synergies—, que sur le plan quantitatif —nombre des représentations et des spectateurs présents. Cependant différentes tensions sont restées sous-jacentes et n’ont pu émerger de manière formalisée dans l’évaluation finale. Tenter de les expliciter est une opération difficile mais source d’apprentissage pour la construction de partenariats en général, et plus particulièrement dans le cadre des échanges Nord-Sud.

On pourrait englober certains malaises dans l’axe des représentations et des attentes mutuelles entre les différents acteurs du partenariat. Certaines organisations locales belges pensaient accueillir une troupe de théâtre constituée de militants de base ayant un discours socio-politique élaboré sur les thématiques annoncées : dette du tiers monde et lutte pour la promotion de la femme. Leur but, à travers l’organisation du spectacle, était de susciter auprès de leur public des échanges approfondis sur ces thématiques avec des acteurs du Sud ayant une certaine expérience. Très rapidement, elles constatèrent que la troupe était constituée de jeunes en recherche de leur propre identité sociale, ayant peu de formation politique et reproduisant au sein de leur groupe certaines discriminations qu’ils dénonçaient paradoxalement dans leur pièce : rapport à la femme, manque de prise de décision collective, leadership, pratique ou non de sa croyance religieuse...

Face à ces attentes, les jeunes sénégalais ont su, grâce à leur meilleur outil, le théâtre, entamer un dialogue sur d’autres bases que celles initialement prévues. Cependant, les tensions qui découlèrent inévitablement de la lourde responsabilité qui pesait sur leurs jeunes épaules ont traversé la vie du groupe dans un contexte qu’ils ne maîtrisaient pas toujours.

Parallèlement, la plupart des membres de la troupe voyageaient pour la première fois en Europe qu’ils se représentaient comme le continent de toutes les richesses où tout est possible. En dehors de leur mission principale, chacun avait des intérêts et des attentes particulières sur leur voyage : ascension sociale, élaboration d’un répertoire d’adresses pour des projets futurs, intérêts financiers, acquisitions de certains biens ou médicaments pour leur famille, lieux de réorientation professionnelle... L’agenda de la tournée très chargé ne leur a pas permis d’explorer différentes pistes qui pouvaient éventuellement répondre à ces attentes.

La fatigue, l’environnement culturel éloigné du leur, les habitudes alimentaires, le mode de communication, le degré d’engagement politique, les relations hommes-femmes, le manque d’outil pour décoder une nouvelle réalité, la pression de leurs responsabilités comme « ambassadeurs » du Sénégal sont différents éléments qui ont provoqué un conflit important entre les membres de la troupe. Une fois rentrés au pays, une partie des jeunes a quitté Baamtare pour créer une nouvelle organisation qui s’appelle L’atelier théâtral de Kaolack.

En dehors de l’opportunité ou non de la scission de cette troupe, question qui n’appartient qu’aux principales personnes concernées, il est utile, à partir de cette expérience, de se poser différentes questions sur la construction d’une véritable démarche de partenariat qui tienne compte des identités, des intérêts et des modes de communication de chacun.

Tout partenariat est un système complexe qui doit tenir compte de l’origine de ce partenariat, de sa composition, de ses finalités et objectifs, des diverses cultures et logiques qui y sont à l’oeuvre, de la stratégie de négociation et d’évaluation entre les différentes parties. Changer de cap ou de pratique en cours de route est une entreprise qui nécessite beaucoup d’énergie et de volonté.

Dans le cas de l’accueil de groupes culturels du Sud, phénomène qui prend de l’ampleur dans nos contrées, il faudrait intégrer les différentes parties concernées dans une démarche de préparation avant même que ne s’effectue la rencontre, en identifiant les intérêts, les attentes et les contraintes de chacun, en partageant son identité sociale, en construisant un cadre transparent de négociation qui aboutisse à l’élaboration d’un contrat clarifiant les engagements mutuels. Cette étape exige du temps et des aller- retour dans la communication, mais elle est essentielle pour que le projet commun puisse aboutir dans le respect des différentes composantes du partenariat.

Aujourd’hui, la troupe Baamtare ainsi que L’atelier théâtral de Kaolack continuent leurs activités d’éducation populaire au Sénégal. Ce dernier a effectué à nouveau une tournée en Europe mais sur d’autres bases. Certaines organisations de base belges ont intégré dans leur travail l’outil théâtral, d’autres restent sceptiques quant à l’accueil de personnes du Sud en Europe, d’autres encore tentent d’établir des ponts entre leur réalité et celle des pays du Sud… Tous ont fait leur propre cheminement depuis cette première expérience belgo-sénégalaise.

[1Les Autres voix de la Planète, n°21, CADTM, Bruxelles

[2Quitter les ténèbres, Editions du Cerisier, Cuesmes, coll. Théâtreaction, 1998