J’aurais dû mettre le titre « Paulo Freire m’a sauvé », car oui Paulo Freire m’a sauvé, et par deux fois. Pas métaphoriquement ; ni du point de vue des idées, philosophie ou pédagogie ; pas du point de vue politique non plus.
Paulo Freire m’a sauvé une première fois parce qu’à un moment où j’en avais besoin, il a sauvé mon séjour en Belgique ; à ce moment-là, je risquais d’être expulsé de Belgique. : sans papiers, suite à une maltraitance de la part d’un employeur, doublée d’un chantage aux papiers (avec comme enjeu pour l’employeur que le représentant des travailleurs que j’étais ne défende pas le droit de ses collègues), ma solution a été de postuler pour animer un groupe de travail sur l’interculturel au sein d’une grande association francophone belge d’alphabétisation. Ce n’était pas une solution (simplement) pour travailler, non. C’était l’unique solution à l’horizon pour pouvoir « sauver » mon séjour en Belgique : je vous épargne les détails et les vicissitudes d’un étranger arrivé légalement en Belgique comme « cadre hautement qualifié [1] et les lois successives qui finissent par le faire rentrer dans l’ « illégalité ». Je voulais donc répondre à cette offre d’emploi, comme dernière bouée de sauvetage et j’y ai mis l’énergie du désespoir. De proche en proche, j’ai découvert que l’association en question, en tous cas ce qui en était « visible » et perceptible, tenait un certain Paulo Freire en grande estime, ou en tous cas l’affichait en tête de gondole des références affichées sur le site web assez sommaire d’alors (moitié des années 2000). En tous cas, je me souviens de la citation « Personne ne libère personne, personne ne se libère seul, les hommes se libèrent ensemble par l’intermédiaire du monde » et de la référence à « la Pédagogie de l’opprimé », ouvrage dont la citation semblait tirée. J’entamais ma recherche de cet ouvrage au sein du réseau bruxellois des bibliothèques communales, liant (dans ma tête en tous cas) mon séjour en Belgique, l’emploi en question à la lecture de cet ouvrage. J’ai parfois ce truc humain, mystérieux et inexplicable, qui n’a rien à voir avec aucune forme de rationalité : conditionner l’obtention de quelque chose par l’accomplissement d’autre chose, les deux n’étant pas forcément liées. Voilà où j’en étais arrivé ! me faire violence pour trouver et lire absolument « la pédagogie de l’opprimé » (quel titre puissant dans mon contexte) avant de postuler pour cet emploi.
Je me souviens d’une recherche du livre qui s’avéra un peu laborieuse (il me semble qu’il y avait deux ou trois exemplaires disponibles au sein du réseau des bibliothèques et un seul disponible pour le prêt). Tout ça n’est pas anodin : aller à la bibliothèque de Laeken, tourner 3 ou 4 fois autour du bâtiment ressemblant à une église, avoir peur à chaque fois parce que la bibliothèque était à côté d’un bureau de police et que chaque policier qui marchait dans ma direction, me donnait l’impression de vouloir me demander les papiers (que je n’avais pas) : bref, une peur « démesurée » banale pour un sans papier. Puis le courage d’entrer, juste avant la fermeture, et de demander ce livre avec fragilité et crainte. Le voir, le regarder, le toucher et me dire « c’est ça » ; le souvenir d’une grande émotion liée à mon destin personnel d’abord. Et de là, tout a commencé : la lecture sans m’arrêter pendant 2 ou 3 jours, les annotations, la lettre de motivation avec des références (ce qui a impressionné, on me l’a confirmé par la suite) ; l’entretien où je parlais de Paulo Freire comme on parlerait d’un.e nouvel.le amoureu.x.se avec des étoiles de toutes les couleurs plein les yeux pétillants. Puis le moment fatidique : est-ce que je confirme que je suis en règle pour les papiers ? « Oui …. » je confirme. La force que j’avais reçue après lecture de ce livre m’avait permis de mentir sans froncer des sourcils. Je me sentais opprimé, le mot m’avait libéré et m’avait permis de me battre, avec les moyens dont je disposais. J’avais évidemment été « pris » la main dans le sac, et ai été confronté à l’heure de vérité : amener des papiers en règle. Évidemment, ça a été un moment compliqué que j’ai eu la force de gérer en défendant politiquement mon mensonge : enfin je pouvais regarder des personnes droit dans les yeux et dire « oui j’ai menti, mais je n’avais pas le choix que de le faire ». Les interlocutrices que j’ai eues (et que je remercie infiniment, au passage) ont mis en pratique l’engagement freirien : après le court moment de déception, dû au mensonge, elles se sont mobilisées pour moi, je leur en serai éternellement reconnaissant. J’eus donc bien mes papiers et pus travailler pour et avec ce groupe autour de questions interculturelles.
La deuxième fois que Freire m’a sauvé, c’est en arrivant à ITECO : un travail continu sur l’émancipation qui m’a aidé depuis à retrouver des fondamentaux de l’identité, me rapprocher des groupes sociaux opprimés, travailler les questions d’espoir avec des groupes. Il m’a sauvé de l’approche techniciste du Monde et de la vie et du travail et des activités et de la reconnaissance et …. et ….. et ….. Il m’a sauvé du vide et des non-solutions, tellement banales dans le Monde tel qu’il est. Il m’a sauvé des devenirs si linéairement destructifs d’une bonne partie des immigrés provenant des Suds.
C’est ainsi que Freire vit en moi, toujours présent dans des interstices entre l’intime et le politique. C’est probablement comme ça chez d’autres, et encore plus vivant chez d’autres encore : Le Président brésilien d’ultra-droite, Jair Bolsonaro ne s’est pas trompé : juste après son élection passée, il avait voulu mener la bataille de la « défreirisation » de l’éducation au Brésil. Oui, il a bien compris que c’est en empruntant à Freire que des groupes sociaux dominés, appauvris, écrasés par le contexte ultralibéral, continuent à se battre (contre l’ultra-libéralisme qu’il défend, entre autres). Oui, c’est grâce à Paulo Freire qu’ils savent qu’il ne suffit pas de dénoncer une situation, qu’il faut chercher à la résoudre ; oui, comme l’a toujours préconisé Paulo Freire, c’est par la gestion démocratique qu’on construit un enseignement et des systèmes éducatifs de qualité. Oui, comme l’a défendu Paulo Freire, c’est en revalorisant le droit au travail qu’on crée les conditions pour que les citoyens appauvris s’impliquent. Alors, si on crée les conditions de conseils d’écoles, de démocratie des travailleurs et des citoyens, de dialogues dialogiques partout, on pourra se targuer de construire une société.
Les idéaux politiques sont réalistes, beaux, contemporains, atemporels et à défendre en permanence.
Alors quand j’entends parfois, dans nos milieux ou ailleurs, que Paulo Freire c’est un peu ancien, voire « démodé », ça me donne envie de pleurer et de crier, et de me révolter. Freire est présent, Freire est là et il faut défendre ce qu’il nous a légués, critiquer, analyser, mettre en pratique, déplier, situer, penser à partir de ce qu’il a légué. Ce legs est celui d’un humain, humble, qu’il ne faut surtout pas réifier : après tout, l’humain possède la qualité ultime de l’imperfection.
Pour regarder ce qui est actuel et présent chez Freire, nous avons fabriqué ce numéro à partir de deux points d’entrée principaux : un point d’entrée à partir de pratiques de partenaires d’un réseau tricontinental d’éducation populaire que nous (ITECO) amorçons avec d’autres acteurs associatifs de Belgique et d’ailleurs : les premiers articles de ce numéro sont en lien avec une rencontre qui a eu lieu en novembre 2022 à Bruxelles dans le cadre de ce réseau tricontinental d’éducation populaire. La deuxième partie provient de synthèses d’ateliers d’un colloque consacré à Paulo Freire, qui a eu lieu à Toulouse en Octobre 2022, et auquel ITECO a participé activement et présenté des communications sur des expériences d’éducations populaire. D’autres acteurs, latino-américains et européens ont également présenté leurs d’expériences ; nous avons demandé aux personnes en charge des ateliers de partager leurs synthèses, ça peut donner des ouvertures par rapport à la façon avec laquelle l’éducation populaire et le legs de Paulo Freire sont mobilisés et envisagés aujourd’hui. Ces synthèses se retrouvent dans la 2eme partie de ce numéro.
Patricia Lopéz Pérez, illustratrice guatémaltèque, a eu l’extrême amabilité de participer à rendre ce numéro si lumineux, merci à elle.
Bonne Lecture.
[1] Je passerai sur les détails de l’appellation pompeuse de ce statut de « cadre hautement qualifié », dont la hauteur ne sert qu’à faire bien mal quand arrive la chute inattendue et brutale. En gros, ça correspond à un étranger d’un certain niveau d’études universitaires (Bac + 5 minimum je crois) qui arrive en Belgique avec un certain salaire (changeant au gré de l’inflation, du coût de la vie et de la couleur des coalitions qui dirigent la Belgique).