La Formation des adultes à partir de la lecture de Paulo Freire

Mise en ligne: 1er mars 2023

Cette contribution sur l’actualité de Freire pour le secteur de la formation des adultes est construite en identifiant plusieurs tensions et dichotomies. Ces dernières, loin de constituer des contradictions indépassables, structurent des espaces critiques remplis de vitalité, de dynamisme qui permettent à la pensée de Freire de réinterroger les questions vives de la formation des adultes dans des contextes contemporains, où se conjuguent la question de la dignité et de la liberté des acteurs avec la question de l’efficacité instrumentale et économique.

Dans son ouvrage « La pédagogie des opprimés », Paulo Freire propose un processus en deux étapes clés pour permettre une forme d’émancipation des adultes : (1) une forme de prise de conscience de la situation de dominé, assujetti et/ou endormi, des adultes, qu’il convient de rendre à la fois éveillés, critiques et acteurs de leurs trajectoire et de leurs territoires ; (2) une pédagogie qui s’adresse à tous et qui vise à ce que les adultes-acteurs participent de manière active et collectivement à leur devenir et à celui de leur territoire.

La force des propositions de Freire est qu’elles ont une double portée sur le plan temporel : d’une part, elles sont pleinement inscrites dans leur époque et leur territoire : les années 1970 en Amérique du Sud, sont, au niveau macrosocial, le théâtre de la guerre froide qui voit s’opposer deux modèles de société et au niveau méso-social, le théâtre de la lutte des paysans pour s’approprier leur terre qui est aussi leur outil de travail. D’autre part, elles sont porteuses d’un message intemporel pour l’émancipation des opprimés afin qu’ils se réapproprient leur existence, liée à la manière dont ils habitent - au sens fort de ce terme, leur territoire et leur culture.

Ce message de Freire reste actuel aujourd’hui en formation des adultes, au moment où les situations de domination n’ont pas disparu mais prennent des formes nouvelles, parfois subreptices, notamment dans les sociétés de ce début du 21° siècle. Ce message reste d’actualité notamment à travers une critique argumentée de la logique instrumentale et capitaliste qui est mue par le profit à court terme et qui non seulement ignore les sujets-producteurs mais souvent s’oppose à leur bien-être, leur développement et leur autonomie, et cela à différentes échelles : les problèmes liés au climat et à l’énergie viennent nous le rappeler… C’est tout simplement le bonheur de chacun à être lui-même, à vivre, qui est fragilisé, voire empêché, faute de régulations concrètes et justes. Trop souvent, la parole des plus forts est mise en avant et celle des plus démunis n’est pas prise en compte ou bien est confisquée.

Quand on parle de formation des adultes et de développement des personnes et des communautés, il importe de prendre en compte deux dimensions complémentaires en tension : la première est une dimension liée aux compétences qui sont les ressources à mobiliser en situation de travail (souvent avec des normes, avec l’utilisation sécure d’instruments et de processus…) ; la seconde dimension concerne l’identité individuelle, sociale et culturelle : elle est souvent minorée parce qu’elle paraît moins importante et qu’elle est plus difficile à saisir, souvent saturée d’idéologie. Et pourtant, quand en France on fait face à un départ d’infirmiers ou de professeur des écoles au cours de leur formation professionnelle ou bien dans les premières années de prise de poste, c’est bien cette question d’une identité professionnelle fragilisée, éclatée qui est citée : manque de reconnaissance, isolement face au dilemmes….
Freire est force de proposition en formation des adultes, hier comme aujourd’hui, parce que la place des sujets reste dominée, assujettie à des doxa qui accordent plus de place à la rhétorique et à la surface des choses qu’aux actes concrets. Les identités sont malmenées et la perception d’appartenir à des territoires et à des archipels oubliés se fait jour, cultive des ressentis qui parfois conduisent, faute d’alternative, à des prises de position extrémistes, plus individuelles et épidermiques qu’argumentées et objet d’une réflexion posée sur un modèle social. Le retour des extrémismes dans les urnes en Europe occidentale et au-delà, en constitue un indicateur alarmant.

Freire propose une forme pédagogique spécifique, donnant au dialogue une centralité et une force. Ce faisant, il place la dignité et la parole de chacun comme un enjeu prioritaire. Car pouvoir s’exprimer, c’est exister, c’est, comme le dit J. Tronto, être écouté et par la même reconnu. C’est le début d’une confiance possible en l’autre…. C’est le fondement de l’humanisme qui préfère construire l’avenir en s’appuyant sur des sujets éclairés que sur des croyances qui, quand on regarde de près, divisent plus qu’elles ne rassemblent. Il importe de faire vivre en formation pour adultes, comme le propose clairement Freire, des espaces de dialogue éclairés et critiques pour mettre de côté la formation comme élément de fabrication du capital humain et mettre en avant la formation comme vecteur de développement des personnes et des collectifs sur un territoire donné… mêlant formation, culture, santé….afin que l’humain ne soit pas la variable d’ajustement de l’économie mais que l’ économie responsable soit au service des territoires et de leurs habitants.
C’est pour cette raison qu’avec Freire, nous formulons un point de vigilance sur l’évolution de la formation des adultes. Sans garde-fou, celle-ci risque, en épousant le pragmatisme ambiant, d’être asséchée sur le plan anthropologique et d’être ainsi réduite à la seule dimension instrumentale et comptable à court terme : assurer l’adéquation entre d’une part les besoins de compétences des entreprises sur le marché de l’emploi et d’autre part les bénéficiaires - d’abord considérés sous l’angle de simple capital humain- soucieux de s’insérer dans ce marché. Sans une vigilance accrue, la logique des blocs de compétences viendra – en fait on peut parler au présent- concurrencer les diplômes professionnels. Certes, il ne s’agit pas de s’opposer aveuglément à la logique pragmatique, désormais requise dans un environnement économique qui requiert de l’agilité de la part de tous acteurs. Mais il s’agit de ne pas accorder à cette logique pragmatique un blanc-seing qui serait fatal à la formation des adultes au sens classique où elle forme des individus qui sont aussi des citoyens. La formation des adultes, suivant Freire, ne tient pas les acteurs humains pour des variables d’ajustement de l’efficience économique ; elle constitue un vecteur stratégique de développement des sujets… Et, suivant cette perspective, elle constitue un levier non négociable pour un vivre ensemble apaisé, dans un monde à venir qui ne pourra exister sans que soit mis au-devant des préoccupations notre capacité individuelle et collective à faire fructifier l’idée de bien commun, adossée à la promotion d’une justice sociale « en actes ».

Durant le colloque, les trois ateliers sur la formation des adultes ont permis de belles rencontres humaines, de beaux voyages vers des expériences souvent remarquables et inspirantes, habitées par la pédagogie de Freire et donc combinant une dimension intellectuelle avec les préoccupations liées aux valeurs portées par les projets ainsi que des dimensions ayant un écho émotionnel.

Un colloque, étymologiquement, c’est un espace de dialogue critique, de controverses, de circulation de la parole qui permet, les échanges où certaines intuitions ou analyse sont confirmées, parfois réinterrogées, et où l’on s’étonne aussi des présentations inattendues ou inhabituelles.

Ce terme de "parole" est à retenir, au final comme notion transversale, fédérative aux communications des ateliers sur la thématique de "formation des adultes". La parole dépasse la notion plus abstraite et technique de langage : c’est l’usage finalisé du langage en situation de communication. Et chez Freire, la parole a une force non seulement descriptive mais aussi créative, constructive et même potentiellement subversive, lorsqu’il s’agit de ne pas se contenter de réformer de manière conjoncturelle un système mais de trouver une alternative plus radicale, ordonnée au principe de dignité et de liberté.
La parole est, avec la pensée qui lui est conjointe, comme le souligne Vygotski, un levier d’émancipation et de conquête du pouvoir d’agir des adultes en formation. Et notamment de celles et ceux qui sont les plus vulnérables, les outsiders » dirait J. Tronto, les dominés dont la parole est souvent confisquée, oubliée, disqualifiée ou tout simplement tue.

Cette parole, à travers les ateliers s’est révélée comme un triple vecteur potentiel en formation des adultes :

  • Un vecteur de participation pour dire, se dire : donner la parole à autrui, l’écouter sans le juger, c’est déjà le reconnaître comme digne et débuter une possible relation de confiance.
  • Un vecteur de conscientisation : ce passage de représentations naïves ou naturalisées vers des représentations organisées, structurées et nécessairement critiques des réalités fausses ou superficielles est transformateur du rapport au monde du locuteur, mais aussi de son rapport à soi.
  • Un vecteur de problématisation : l’expérience mise en mot, en devenant un enjeu symbolique partagé, permet un travail émancipateur, lorsqu’elle ordonnée à l’échange d’arguments non spécieux.

Au fil des ateliers, les communicants ont, avec leurs propres mots, mis en garde sur le fait que la parole, comme le disait le poète Esope, la meilleure et la pire des choses. La linguistique pragmatique, qui s’intéresse aux situations de communication, attire l’attention sur Les malentendus, les connaissances que l’on prête par erreur à autrui, les implicites… qui sont autant de pièges souvent invisibles, qui ruinent la communication humaine. Sans compter les éléments para-langagiers comme les postures, le ton utilisés qui alertent un locuteur qu’on ne lui donne pas de place, qu’il n’est pas reconnu, qui est gênant ou inutile.

En guise de conclusion et d’ouverture, il est possible de convoquer l’analyse que pose Jürgen Habermas, à travers sa théorie l’agir communicationnel. Celle-ci met en avant le rôle central de la parole et de la communication dans l’espace public. Entre post marxisme et néo humanisme, cette théorie articule une critique de la rationalité instrumentale, avec, en quelque sorte, une réhabilitation d’une dimension plus anthropologique où trouvent place le sujet individuel et le sujet social, si présent dans l’œuvre de Freire. Quatre éléments structurants sont mis en avant dans le dialogue, et trouvent un champ concert avec la formation des adultes, en prenant appui sur la pensée de Freire :

1. Être guidé par la raison et l’humain plutôt que par les passions ou les croyances mal fondées qui souvent aveuglent ou séparent ;

2. Viser la recherche d’un consensus co-élaboré par les locuteurs qui forment possiblement un collectif ;

3. Co - construire un problème qui dépasse les différents initiaux pour construire un cheminement accepté par tous

4. Aboutir à une forme d’intelligibilité partagée, finalisée par l’engagement éclairé et l’agir.

Au-delà des différentes expériences et trajectoires, logiques distinctes et complémentaires constituent sont à combiner de manière équilibrée : (1) un échange d’arguments intelligibles, fondés et critiquables, qui relèvent d’une logique instrumentale, objective ; (2) un échange intersubjectif visant une forme d’entente, qui serait guidé par la justesse sociale et la sincérité des acteurs. Ce qui suppose qu’on s’écarte d’un échange biaisé par l’intention de manipuler autrui, de l’influencer).

Freire, dans les luttes qu’il a menées et celles qu’il a contribuer à exister, invite à de défier des institutions lorsqu’elles sont trop verticales et qu’elles exercent, en quelque sorte, une forme de violence symbolique sur les sujets individuels et sociaux qui voient les espaces dialogiques devenir plus restreints. La question marxiste de la lutte des classe (au sens du 19° siècle) se transforme et s’élargit. Il s’agit bien de rendre visible, discutable, conscientisable une question sociale vive (injustice dans un partage, spoliation d’espaces, droits de l’Homme, place des femmes, écologie, pour citer quelques problématiques contemporaines, abordées de manière directe ou indirecte dans les ateliers qui témoignaient d’expériences en Amérique, en Afrique et en Europe). Sans ces espaces dialogiques, il y a aliénation, impossibilité du dialogue et un danger pour les démocraties comme pour les sujets. Freire, ne l’oublions pas nous invite à rester vigilants et à s’indigner (Hessel) si nécessaire.