Problématiques culturelles actuelles à la lumière de l’héritage de Paulo Freire

Mise en ligne: 1er mars 2023

Introduction

L’atelier dont nous rendons compte s’intéresse à l’héritage de la pensée pédagogique de Paulo Freire à travers l’entrée particulière de la culture. Il s’agissait d’aborder la culture en tant que concept, de s’intéresser à la culture des populations vivant dans les territoires disqualifiés, d’envisager la culture comme un facteur d’émancipation ou a contrario d’aliénation, de rendre compte et d’analyser les dispositifs d’intervention relevant du champ de la culture, d’interroger enfin la formation des acteurs du secteur culturel.
Sur ces différentes entrées, la pensée pédagogique de Freire se révèle féconde. On sait la signification extensive que Freire donne au terme de culture, recouvrant une activité tournée vers la transformation des relations entre les hommes. Cette culture ne doit pas par conséquent pas être vue comme le produit d’une appropriation passive, mais elle s’inscrit de fait dans une perspective sociale et critique. Elle constitue une réponse aux défis que représente la vie dans le monde et en société. La forme de cette réponse spécifique varie selon les contextes, les périodes, les difficultés de l’époque dans laquelle hommes et femmes vivent. Il se peut également que cette activité culturelle se trouve empêchée. Les hommes et les femmes se trouvent alors dans l’impossibilité d’élaborer une réponse culturelle qui leur permettrait de faire face aux difficultés de la vie telle qu’elle est. On pourrait d’ailleurs analyser sous cet angle un certain nombre de phénomènes d’hyperviolence ou d’addiction qui se développent sur certains territoires. On sait l’attention que Paulo Freire a portée à des dispositifs susceptibles de permettre à ces populations de reprendre la main sur leur destin : que l’on songe par exemple aux cercles de culture. Une telle perspective unit donc de façon très étroite la question de la culture, celle de la conscientisation et celle de la transformation sociale (voire de la révolution).

Quatorze contributions pour penser la contribution de Freire aux problématiques culturelles

Proposition était faite aux différents contributeurs de l’atelier de s’inscrire dans l’un des axes suivants :

1. Comment la pensée de Paulo Freire permet-elle de penser les liens entre culture et transformation sociale dans les territoires oubliés ?

2. Quel regard pouvons-nous porter sur les dispositifs culturels mis en place dans les territoires disqualifiés au regard de l’héritage de Paulo Freire ?

3. Comment envisager la formation des intervenant·e·s dans le champ de l’action culturelle au regard des propositions politico-pédagogiques de Paulo Freire ?

4. Comment la culture des populations vivant sur les territoires oubliés se constitue-t-elle en ressource ou en empêchement pour leur propre émancipation ?

5. Comment les politiques culturelles envisagent-elles la perspective de transformation sociale ? Quelle analyse ? Quelles perspectives ?

6. Comment peut-on envisager le lien entre culture et émancipation dans les territoires oubliés ? Quel rôle les œuvres peuvent-elles jouer ?

Les quatorze communications présentées permirent des échanges nourris au cours des trois sessions de travail. Trois d’entre elles s’intéressèrent particulièrement au contexte d’émergence de la pensée de Freire au dialogue qui peut s’instaurer avec d’autres pédagogies. Trois contributions s’attachèrent à étudier les contextes d’enseignement au prisme de la pensée de Freire. Deux communications se centrèrent sur la question des jeunesses. Deux interrogèrent la façon dont la pensée de Freire pouvait être convoquer pour aborder un certain nombre de défis contemporains. Quatre communications se penchèrent sur les liens entre arts, éducation populaire et émancipation.
Un certain nombre de réflexions émergèrent de ces temps d’échange. Nous nous en faisons ici l’écho. Il est apparu intéresser de penser les convergences entre des territoires qui pourraient rencontrer des problématiques culturelles proches : la préservation de pratiques comme celle de la broderie par exemple. Il convient d’être vigilant pour que le regard porté sur la culture des opprimés ne relève pas d’une forme d’instrumentalisation, mais s’inscrive bien dans une perspective de reconnaissance fraternelle et concourt à un enrichissement réciproque. Il y a un intérêt à penser avec des œuvres (littéraires, musicales), afin de déconstruire certains processus insidieux en cours (la criminalisation de la pauvreté). Il convient d’envisager la pratique artistique comme une opportunité pour écouter l’autre, au service d’une pédagogie unissant libération, créativité et espoir, envisagées comme des nécessités ontologiques. Il est important de considérer les dispositifs culturels au regard d’intentions et de stratégies parfois concurrentes qui s’y croisent, de leur potentialité émancipatrice mais aussi de leur instrumentalisation toujours possible. Il convient d’insister sur la productivité des dialogues (entre cultures, artistes-public, chercheurs-citoyens, etc.) dès lors que chacun a conscience de ce qu’il peut apprendre de l’autre.

Des questions restèrent en suspens, gage d’échanges futurs :

  • Peut-on former aujourd’hui des éducateurs populaires sans avoir une lecture critique du système capitaliste dans lequel nous vivons ?
  • Comment considérer le rôle que le numérique joue dans le déclenchement de certaines luttes (MeToo) mais aussi dans le processus de dématérialisation du monde ?
  • Comment garder et entretenir l’espoir (nécessité ontologique) face à des situations qui nous conduiraient au désespoir ?

Freire et la culture au prisme de l’extension critique

Les différents échanges que nous avons pu avoir au cours de ces journées confirment la vision suivante : lire Paulo Freire aujourd’hui, c’est rencontrer les pensées et les expériences d’un homme à la fois indispensable et dérangeant. Il s’agit en effet d’un auteur qui fait de ses mots, ainsi que de sa pédagogie, des outils de combat amoureux qui peuplent notre travail quotidien. Un tel processus s’éloigne de la répétition des connaissances, ou de l’étude des conceptualisations historiques, pour nous placer dans une actualité absolue, nous invitant à ouvrir nos pensées, nos événements sentimentaux et appelant de nouveaux actes de création de connaissances.

Relire, soutenir, déployer Freire pour comprendre, élaborer et transformer les conditions du présent, en s’appropriant son œuvre révolutionnaire, les réflexions qui émergent de sa propre praxis, c’est donner naissance à des mouvements critiques, qui chez Freire deviennent inséparables des pédagogies de la tendresse, de l’espoir et de la libération. La lecture de Freire peut être un acte d’émancipation individuelle, mais elle nous conduit inévitablement sur les chemins de l’émancipation collective. C’est peut-être l’une de ses clés les plus puissantes de cet héritage : être freirien, a pour conséquence directe d’être avec les autres. Détaillons dès lors brièvement sa valeur d’ancrage, de référence pour l’extension critique, une fonction importante pour de nombreuses universités d’Amérique du Sud (dont celle à laquelle l’auteure de cet article, Romina Colacci, appartient). Freire donne un sens de la théorisation, un cadre méthodologique qui guide, éthiquement et politiquement, avec d’autres penseurs, la tâche d’enseignement et de vulgarisation dans les pratiques de transformation sociale.

L’extension critique devient pertinente dans l’engagement social de nos universités publiques. Elle permet de multiplier sa pédagogie en dehors des disciplines où cette pensée constitue une référence obligatoire (journalisme, communication, enseignement, histoire). Freire est donc indissociable de l’extension critique, perspective dans laquelle sont formés des enseignants, ainsi que des étudiants en santé, en sciences exactes, en ingénierie et en sciences sociales. Il s’agit d’un énorme défi pour la transformation des futurs diplômés des universités latino-américaines, mais aussi d’autres parties du monde.

Pour poursuivre dans la perspective culturelle qui nous occupe ici, nous reprenons un concept de Paulo Freire qui surgit avec une actualité absolue. Dans un monde globalisé, ce concept traverse les frontières et devient un dispositif d’analyse essentiel ! Il s’agit de la culture du silence, l’une des armes les plus puissantes que les logiques néolibérales ont réussi à installer dans la subjectivité d’aujourd’hui. Pour Paulo Freire, la culture du silence est l’impossibilité pour les hommes et les femmes d’énoncer leurs propres mots, d’habiter leurs mondes, nos mondes, en tant qu’auteurs de leur propre histoire et conditions de vie. Cette culture du silence est le résultat d’actions politiques et idéologiques, dans lesquelles la réalité nous est présentée insidieusement comme naturelle, oppressante, détachée de la culture elle-même. Nous devenons des sujets silencieux et réduits au silence, empêchés de fonctionner, en pensées et en actions, sur nos propres vérités. Aliénés des désirs possibles, des espoirs, des initiatives visant à transformer les formes de vie dans lesquelles nous sommes immergés passivement, sans voix ni écoute. Appelons-la identité culturelle, appartenance naturelle, là où nous sommes nés, qu’il s’agisse de classe, sexe, race, religion, région géographique, quartier, territoire, ou corps. Inégaux, déshumanisés, objectivables dans la distribution du pouvoir politique, économique et culturel, ces conditions nous sont présentées comme si elles étaient indiscutables. Nous sommes alors dans l’incapacité transformer nos propres conditions de vie.
Les formes de vie (selon les mots de Diego Sztulwark), les pédagogies de la cruauté (selon les mots de Rita Segatto) deviennent un piège politique, dans lequel la subjectivité elle-même est confinée. Ainsi, ce n’est pas seulement l’économie, ou les conditions de l’injustice sociale qui deviennent de puissants outils d’oppression, mais la subjectivité elle-même qui relève d’un exercice de domination, non plus de l’extérieur, mais de l’intérieur du sujet lui-même. L’ennemi apparaît triomphant dans notre propre intériorité. La domination s’installe dans la scène intime.
Pensons à présent aux espaces de l’éducation, énoncés comme " neutres " et en même temps encadrés de manière positiviste, capitaliste, hétéropatriarcale : il y a là des façons de faire instituées qui nous enferment dans une éducation planifiée et soutiennent les logiques néolibérales. Les jeunes sont formés dès la petite enfance, et jusqu’à leur passage à l’université, par des systèmes pédagogiques efficaces et naturalisés qui construisent et entretiennent silencieusement cette subjectivité. Les pratiques éducatives et culturelles actuelles, dans leur grande majorité et dans différentes parties de la planète, contribuent à la formation de sujets déshumanisés, devenant le germe d’attitudes de soumission, d’indifférence, de cruauté et d’insensibilité, d’où sont absentes les qualités humanistes et empathiques.
Nous revenons au défi de l’enseignement, à l’extension critique comme un outil puissant, à l’enseignement/apprentissage à partir des classes et des territoires. Freire, non plus par ses mots, mais surtout par son écoute (donner des voix aux autres, leur permettre de parler), parvient à faire émerger les paroles silencieuses et tues de ceux qui ne sont pas écoutés (territoires, corps oubliés...). Elle rend ainsi à chaque homme et à chaque femme le cœur de sa vérité historique, des hommes et des femmes capables de produire leurs propres réalités, une voie pour la libération individuelle dans la récupération de leur pouvoir collectif.
Le succès de Freire va au-delà des conjoncturelles, avec peut-être d’autres significations aujourd’hui, où le sexisme peut être pensé à partir du féminisme, et où le racisme, l’exclusion des immigrés, des indigènes, des enfants pauvres, des jeunes marginalisés, de l’esclavage actualisé et déguisé sous d’autres formes anciennes encore en vigueur. Freire parvient en effet à pénétrer le noyau de la subjugation, la face cachée et sombre de l’oppression. Nous insistons sur la nécessité de confronter ces conditions actuelles d’existence, sous l’emprise de systèmes d’exclusion, d’oppression, avec l’objectif et le désir d’établir un système social humain différent, reposant sur une justice sociale. Cela nous met face à l’urgence de penser à des actions, des interventions et des dispositifs qui permettent d’entrevoir des alternatives viables et inédites face à ces situations pressantes. La tâche n’est pas simple, et jamais individuelle. Elle doit conduire à éroder, à mettre en échec ces logiques néolibérales, capitalistes féroces, patriarcales et colonisatrices. Suivant ainsi la vision de Freire : celle d’un monde où les hommes et les femmes ont la capacité de se transformer, de se détacher du déterminisme historique, en créant des alternatives collectives qui permettent de rompre avec l’aliénation dominante. Il est donc pertinent de se saisir de l’immense héritage de libération qu’offre Paulo Freire ; de re-signifier la réalité, et surtout la subjectivité culturelle et éducative dans laquelle nous sommes immergés. Freire affirme : "Le temps, c’est aujourd’hui", "le futur, c’est nous", "exister, humainement parlant, c’est être humain". "Exister, humainement parlant, c’est prononcer le monde, le transformer. Le monde prononcé, à son tour, revient, problématisant les sujets prononçants, exigeant d’eux une nouvelle prononciation" (Freire, 2005 : 106).
Nous considérons donc que l’articulation entre les activités pédagogiques des différents niveaux d’enseignement et les activités sociales et culturelles doit promouvoir ces transformations.

En conclusion

L’éducation est liée à la culture, aux tensions propres à l’époque dans laquelle nous vivons, avec la nécessité inévitable, comme le suggère Freire, de devenir problématisante. C’est par la relation savoir-transformer que l’on peut influencer la construction de sa propre histoire. Sa proposition de la théorie dialogique de l’action (culturelle), ainsi que la référence aux cercles de culture comme méthodologie et dispositif d’intervention, du point de vue de l’extension, sont liés aux dialogues de la connaissance. Ils sont proposés comme des outils essentiels qui favorisent l’espoir, la libération et l’émancipation. Freire insiste sur le passage de la conscience naïve à la conscience critique, en définissant cette dernière comme « La connaissance ou la perception qui parvient à révéler certaines raisons, qui expliquent la façon dont les hommes (et les femmes) "sont en train d’être" dans le monde, révèle la réalité, conduit les hommes/femmes à leur vocation ontologique et historique à s’humaniser, se base sur la créativité et stimule l’action sur la réalité, en promouvant la transformation créative ».

Et ce sont ces expériences situées, territoriales, que propose l’extension critique : la connaissance de soi et de son propre monde dans lequel l’expérience s’élabore. Une expérience qui devient immédiatement une connaissance politique. Nous héritons des approches freiriennes et nous les réinventons. Ces chemins qu’il nous offre nous permettent de résister, de questionner, de nous retrouver sujets sensibles épris du besoin de rêver, de communiquer, de créer des utopies et de travailler à les rendre concrètes. Laissons le dernier mot à Freire, lorsqu’il écrit : « Personne ne peut m’affirmer catégoriquement qu’un tel monde, fait d’utopies, ne sera jamais construit. C’est, en fin de compte, le rêve substantiellement démocratique auquel nous aspirons, quand nous sommes progressistes de façon cohérente. Il ne suffit donc pas de rêver d’un tel monde pour qu’il devienne réalité. Nous devons lutter sans cesse pour le construire » (Freire, 2000 : 131). Il poursuit en proclamant : « Il n’y a pas de transformation sans espoir. Il n’y a pas d’espoir sans rêve. Les rêves sont les projets pour lesquels nous nous battons » (Freire, 2000 : 131).

Bibliographie

Sztulwark Diego (2019). La Ofensiva Sensible. Neoliberalismo, populismo y el reverso de lo político. Caja Negra.

Freire, Paulo (2000). Pedagogía de la indignación, cartas pedagógicas y otros escritos. São Paulo, Unesp.

Freire Paulo (2005). Pedagogía del Oprimido. Edición Siglo XXI Editores S.A. de C.V.

Medina Juan Manuel, Tomassino Humberto (2018). Extensión Critica : Construcción de una universidad en contexto : sistematización de experiencias de gestión y territorio de la Universidad Nacional de Rosario. UNR Editora

Segato Rita (2018). Contrapedagogías de la crueldad. Editorial Prometeo