Paulo Freire, la réforme agraire et les sans terre

Mise en ligne: 12 novembre 2019

Les principes de la pédagogie de Paulo Freire dans la lutte pour la réforme agraire, par Elisiani Vitória Tiepolo

Le Mouvement des travailleurs ruraux sans terre (MST) est un mouvement social qui lutte pour la réforme agraire au Brésil. Il rassemble différentes catégories de paysans ainsi que différents militants sociaux pour développer les luttes pour la terre et les changements dans l’agriculture. Il est l’héritier des luttes historiques des paysans pour l’accès à la terre, initiées à l’époque de la colonisation et qui ont donné naissance à la structure socio-politico-économique du Brésil, liée au pouvoir du latifundium et représentée par la domination et l’obéissance. De la colonie à l’Empire, de la monarchie à la République, le peuple était à la merci des grands propriétaires. Avec l’arrivée de la République, on s’attendait à ce que le principe de citoyenneté soit mis en place et que l’accès à la terre soit modifié ; mais cela ne s’est pas produit, et les mouvements pour revendiquer l’accès à la terre ont été traités comme une affaire de police et violemment réprimés.

La violence à la campagne reste d’actualité et brutale. Selon les données de la Commission pastorale de la terre, entre 1985 et 2018, 1938 personnes ont été exécutées dans des conflits pour la terre, l’eau et le travail au Brésil et 1789 de ces cas (92%) continuent sans qu’aucun responsable soit jugé ou arrêté. Le nombre d’assassinats peut augmenter considérablement grâce aux effets du décret présidentiel 9785 du 7 mai 2019, qui a facilité le port d’armes par les propriétaires fonciers ruraux. Entre les mois de mai et juillet 2019, 12 dirigeants ruraux ont été assassinés.

Tout au long du XXe siècle, les conflits se sont multipliés. Les luttes comme Canudos, Contestado, Ligas camponesas (Ligues paysannes) et tant d’autres, invisibles dans l’histoire officielle, ont convergé vers la constitution du Mouvement des travailleurs ruraux sans terre. Le premier congrès du MST a eu lieu à Curitiba en 1985. On y a pensé l’occupation de la terre comme forme de lutte, et défini les principes du MST : la lutte pour la terre, la réforme agraire et le socialisme.

Quant aux mouvements populaires de lutte pour la terre qui l’ont précédé, l’éducation a toujours été à l’ordre du jour du MST. Cependant, ce débat a mûri et le mouvement a constaté de manière de plus en plus radicale que l’expropriation ne l’était pas seulement de la terre, mais aussi de tous les droits, y compris l’éducation. Il s’est rendu compte qu’il existe « un lien direct entre la condition de pauvreté, les latifundia, les inégalités sociales et l’existence de personnes qui ne savent ni lire ni écrire » [1]. En outre, il était nécessaire de penser à une éducation qui pourrait conduire à une prise de conscience critique. Dans son parcours, la structure même de l’organisation du MST s’est constituée comme un espace éducatif collectif de réappropriation de l’humanité, qui « en plus de produire de la nourriture sur des terres précédemment retenues par le latifundium, doit aussi aider à produire des êtres humains ou, du moins, à sauver l’humanité chez ceux qui en avaient déjà imaginé la perte » [2]. Et, allant dans le sens d’une construction d’un mouvement pédagogique visant une éducation conscientisante, le MST a pris comme une de ses principales références « Pédagogie de l’opprimé », écrit par Paulo Freire pendant son exil au Chili, en raison de la dictature civico-militaire qui s’est établie au Brésil en 1964. Le livre a été achevé en 1968, publié à l’origine en anglais et traduit dans d’autres langues peu après. La première édition portugaise, au Brésil, n’a été publiée qu’en 1975.

Cet important travail de Freire montre que, du point de vue de la lutte de classes, il y a toujours une intention dans l’éducation, une conception antérieure d’être humain établie dans un temps, un espace et une situation sociale donnés. Par conséquent, la position et les intérêts de ceux qui commandent le processus éducatif déterminent leurs objectifs. En ce sens, il est stratégique que le mouvement prenne position dans le domaine de l’éducation. Si la lutte elle-même éduque et sensibilise, l’éducation doit être libératrice, conduire à la prise de conscience du fonctionnement de l’oppression et de l’aliénation. Ce processus est long, parce qu’il implique le déplacement des mythes créés par le colonialisme et qui habitent des personnes opprimées et oppressives, comme par exemple, la croyance que les gens sont incapables et ignorants [3].

On ne peut pas non plus ignorer le fait que l’esclavage au Brésil a duré environ 300 ans (de 1550 à 1888) et a façonné la famille, l’économie, la politique et la justice brésilienne, et se reflète encore dans les différentes formes de préjugés contre les classes populaires. Selon Jessé Souza, « l’énorme stigmatisation des préjugés de type esclavagiste, qui dans notre cas était large et avait le soutien de toutes les classes au-dessus de celle des abandonnés, tend à s’introduire dans la victime » [4].

Ce processus de mystification conduit les opprimés à s’attribuer ce qui leur a été conféré par les oppresseurs et « cette adhésion est le résultat de la colonisation, et non sa cause ; elle est née après et non avant l’occupation coloniale » [5]. La mystification promeut l’amour pour l’oppresseur, qui en a fait un modèle. Ceci, dans le MST, est vécu quand beaucoup de personnes sans terre, en rejoignant le mouvement, ne cherchent qu’à conquérir la terre pour elles-mêmes et à reproduire le modèle hégémonique. Comme l’explique Memmi, « la première ambition des colonisés sera d’égaler ce modèle prestigieux, de lui ressembler jusqu’à s’y fondre [6]. Le mouvement travaille donc sur le plan éducatif pour que l’assimilation soit surmontée et que le paysan comprenne que sa condition d’opprimé ne sera surmontée que si le système basé sur le latifundium lui-même est détruit.

Partant du principe que les différents niveaux de conscience sont construits historiquement, le travail éducatif du MST va vers le dépassement de la conscience intransitive, où la capacité d’appréhender la réalité est une interprétation magique, par laquelle on ne peut discerner la causalité des faits, qui aboutit à une « quasi incompétence de l’homme avec son existence » [7], vers la transitivité critique, la conscience basée sur la créativité, la réflexion et l’action sur la réalité, favorisant la transformation créative [8].

Lorsqu’ils rejoignent le mouvement, beaucoup de gens, même s’ils sont engagés dans la lutte, le font encore sur la base de simples interprétations des problèmes et en se jugeant inaptes au changement. Changer cet état de conscience est l’axe central de la pédagogie du MST, la conscience étant l’objectif principal de l’action culturelle pour la liberté : « L’action culturelle et la révolution culturelle constituent, à des moments différents, les voies appropriées pour cette expulsion (des déchets culturels intériorisés) » et « Tout projet révolutionnaire est action culturelle et devient une révolution culturelle ». En ce sens, l’éducation pour le mouvement doit être massive, car il est important que chacun comprenne pourquoi et pour quoi il se bat. Il s’agit de former des personnes conscientes de la réalité dans laquelle elles s’insèrent, en contribuant à la compréhension « que le démiurge est le peuple et que leurs mains magiques ne sont que les mains du peuple » [9].

Si, d’une part, le mouvement trouve en Paulo Freire sa conception théorique, politique et conceptuelle du monde, d’autre part Freire a dans ses fondements la possibilité de concrétiser sa pédagogie : travail collectif démocratique, solidarité, valorisation de la vie, défense du travail et de l’étude, exercice de l’éducation à la conscience critique et émancipatrice. Pour Ademar Bogo, la grande découverte de Paulo Freire, à la fin des années cinquante, a été d’apprendre à lire le monde qui nous entoure, avant même les mots
et les phrases. Dès lors, il devient le grand pédagogue, ami et militant des luttes sociales [10].

En ce sens, le MST offre à ses militants la possibilité d’acquérir la citoyenneté, en sauvant l’un des principes fondamentaux de toute la République, à savoir le droit à l’éducation. Mais pas à n’importe quelle éducation. On lutte en faveur d’une éducation comme processus d’humanisation, d’émancipation subjective et collective, que les gens construisent ensemble avec le mouvement, en le modifiant et en étant modifiés par lui. Pour cette raison, le MST assume les principes de Freire comme les siens : la relation entre la théorie et la pratique en tant que praxis ; la formation continue de ses éducateurs ; la signification sociale des contenus ; la réalité comme base de la production de connaissances ; l’éducation pour et par le travail, comme forme d’apprentissage et d’attachement à la terre ; le lien organique entre processus éducatifs, politiques et économiques —coopération et administration ; les liens organiques entre éducation et culture ; la gestion démocratique de l’éducation dans le mouvement ; l’organisation autonome des étudiants ; la création des groupes pédagogiques [11].

Dans la conception de Freire, l’éducation est un acte de création, de vivacité, d’invention et de réinvention humaine. Il s’agit essentiellement d’un acte politique, car il doit amener les gens à s’interroger sur les rapports de force auxquels ils sont soumis et à créer des mécanismes pour surmonter cette réalité. Il n’y a donc pas de neutralité dans l’éducation. Si la pédagogie libérale (qui propose l’égalité sans tenir compte des inégalités inhérentes à une société de classes) finit par servir les intérêts de l’oppresseur, la pédagogie libératrice (qui a une vision critique de la société) comprend l’éducation comme la possibilité de construire la viabilité sans précédent, c’est-à-dire la matérialisation du rêve, l’utopie de construire une société plus juste, solidaire et humaine. Et si « nul n’éduque personne, comme nul ne s’éduque lui-même : les hommes s’éduquent ensemble par la médiation du monde » [12], l’éducation comme possibilité de construction de l’« inédit viable », au sein du MST, suppose reconnaître de manière critique le monde donné et quel monde le collectif projette, réunissant les désirs individuels de la conquête de la terre à un projet politique collectif de réforme agraire populaire et plus encore, la construction d’une société au-delà du capitalisme.

Freire affirmait déjà, dans « Extension ou communication ? », qu’il n’y a pas de libération sans réforme agraire. Tant que le latifundium existera, il y aura de l’autoritarisme. C’est pourquoi, selon lui, la réforme agraire va au-delà de la conquête de la terre, et exige « une transformation culturelle, intentionnelle, systématisée et programmée » [13].

Ainsi, la lutte pour la terre, motivée par le besoin des personnes d’y travailler, prend des contours politiques à mesure que les gens découvrent qu’ils ne sont pas seuls dans leurs besoins et désirs. De plus, dans leur quête, les paysans sont déjà conscients que tout se transforme et se modifie par le travail. Mais cela a été exproprié par le capital, qui a fait de la campagne une extension de son modus operandi sous la forme de l’agro-industrie, ce qui retire des champs les travailleurs et leur savoir traditionnel. Cependant, lorsque les paysans prennent conscience que leur travail et leurs connaissances sont importants, ils surmontent le travail et se sentent impliqués dans la construction d’un nouvel ordre social. La lutte pour la terre s’étend à la lutte pour la réforme agraire, qui s’étend à son tour à la lutte pour la transformation de la société.

Le besoin a conduit et conduira toujours le mouvement à créer des formes d’organisation. La prise de conscience du travail inachevé conduit à comprendre la lutte comme un processus collectif et continu. C’est pourquoi, même après la colonisation, la terre conserve son identité de sans-terre. Comme l’affirme Bogo, « parce qu’elle fait partie d’un mouvement organisé, elle reste sans terre sur le plan politique ». Ainsi, le nom sans terre devient le sujet sans terre.

C’est en assumant ses contradictions et en cherchant la construction de la viabilité sans précédent que le MST, discipline pédagogique fondée sur la pédagogie de l’opprimé, construit une éducation dans laquelle l’opprimé lui-même construit sa libération. Dans ce processus, le MST crée des pratiques pédagogiques qui naissent en réponse aux exigences de chaque réalité, en recréant la pédagogie freirienne. Des réponses qui tiennent compte de l’imprévisible, car, comme le résume le pasteur Werner Fuchs, « il n’est pas possible d’organiser l’imprévisible. Aucune méthodologie n’enseigne cela. Pour l’imprévisible, une optionclaire est nécessaire, qui peut s’expliquer par la méthodologie » [14].

Ainsi, l’éducation est présente, par exemple, dans les routines quotidiennes, la pensée et l’organisation collective, dans les cours internes de formation des cadres, dans la lutte pour les écoles publiques dans les camps et les colonies, dans la création de nouvelles possibilités méthodologiques, dans la campagne permanente d’alphabétisation des jeunes et adultes, dans des cours de formation pour éducateurs et techniciens agricoles, dans la production collective de matériels pédagogiques (brochures, cahiers, bulletins), dans des cours de formation politique pour militants, dans des cours en partenariat avec des universités, des secrétariats d’État à l’éducation et des municipalités.Et, dans ce processus, chacun s’éduque et se rééduque, constituant, dans sa pratique, la pensée pédagogique du mouvement. En luttant pour leurs droits - la terre, le travail, la survie, l’espace, le territoire, leur propre corps -« ils restaurent et radicalisent les confrontations historiques dans le domaine
du savoir, des valeurs, des cultures et des identités, des cosmovisions, des modes de pensée parce qu’ils radicalisent les luttes pour une vie juste et digne et pour leurs formes d’objectivation et de territorialisation » [15].

Les principes de la pédagogie de Paulo Freire sont des voies fondamentales qui maintiennent le mouvement organisé dans la lutte pour la réforme agraire populaire et pour la libération de l’éducation. Et ce processus de lutte et de résistance peut inspirer les enseignants de l’éducation formelle à en créer des « inédits viables » dans leurs classes tant qu’il n’est pas possible de rendre l’éducation libératrice dans la société juste et solidaire dont on rêve.

Références
Miguel Arroyo, Outros sujeitos, outras pedagogias. Petrópolis, Vozes, 2002.
Ademar Bogo, Arquiteto de Sonhos. São Paulo, Expressão popular, 2013.
Caldart, Pereira, Alentejano, Frigotto (org), Dicionário da educação do campo. Rio de Janeiro, São Paulo, Escola Politécnica de Saúde Joaquim Venâncio, Expressão popular, 2012.
Comissão pastoral da terra, Massacres no campo.
Frantz Fanon, Os condenados da Terra. Rio de Janeiro, Civilização brasileira, 1979.
Paulo Freire, Conscientização : teoria e prática da libertação ; Uma introdução ao pensamento de Paulo Freire, São Paulo, Moraes, 1980.
Paulo Freire, Ação cultural para a liberdade. Rio de Janeiro, Paz e terra, 1981.
Paulo Freire, Extensão ou comunicação ? Rio de Janeiro, Paz e terra, 1983.
Paulo Freire, Pedagogia do oprimido, Rio de Janeiro, Paz e terra, 2014.
Werner Fuchs, Deus escreve torto sobre linhas retas : Ética e poder como eixos móveis na história e no futuro da CPT. In : Perspectivas do campo e inserção da CPT. Porto Alegre, CPT, 1996.
Alberto Memmi, Retrato do colonizado precedido de retrato do colonizador. Rio de Janeiro, Civilização brasileira, 2007.
MST. Caderno de educação n° 8 : Princípios da educação no MST. São Paulo, 1996.
Jessé Souza, A elite do atraso : da escravidão à Lava Jato. Rio de Janeiro, Leya, 2017.

[1Caldart et al., 2012 p. 251.

[2Caldart, 2012, p.199.

[3Memmi, 2007.

[4Souza, 2017, p 66.

[5Memmi, 2007, p. 126.

[6Memmi, 2007, p 163.

[7Freire, 1981.

[8Freire, 1981.

[9Fanon, 1979, p 45.

[10Boga, 2013.

[11Mouvement des travailleurs ruraux sans terre,
1996

[12Freire, 2014,
p. 96.

[13Freire, 1983 p 58.

[14Fuchs, 1996.

[15Arroyo, 2012, p 87.