EDITO

Mise en ligne: 17 juillet 2020

par Chafik Allal

« Dehors un chant se lève. Quelques trilles d’entrée en scène, puis un air virtuose et pur, qui fait reculer la nuit. » Caroline Lamarche

Le 05 juin de l’an deux-mil-vingt, dans un article du journal français « de référence » Le Monde, nous apprenions que l’épidémie de coronavirus a été une excellente occasion pour des sociétés de consultance (ou de conseil), de trouver un nouveau terrain : l’article détaille la nouvelle vie de l’une d’entre elles. La société citée « fait partie des groupes sélectionnés pour le développement de la fameuse application de « tracking » StopCovid, a réalisé une application de suivi à domicile pour les patients, les Hôpitaux de Paris (AP-HP), et a également mis sur pied durant la crise, un centre d’appels dédié pour « accélérer le processus de mobilisation des professionnels de santé d’Ile-de-France » ». La société réalise aussi de l’analyse de données pour l’Institut Pasteur ou encore une prestation de service auprès de la centrale d’achats hospitaliers pour « sécuriser les approvisionnements » en masques et autres matériels médicaux cruciaux. On croit rêver ! Pour rappel, ce sont des sociétés de conseil du même type, parfois de type voisin, qui ont été engagées durant les dix dernières années pour accélérer les réformes dans les hôpitaux et les structures de santé – pour ne rester que dans ce domaine. En fait, précisément, le monde du conseil est constitué d’entreprises (ou de cabinets) de deux types : celles qui font du conseil stratégique et les autres qui font du conseil opérationnel. La porosité est grande entre des entreprises des deux types et, la plupart du temps, les unes préparent le terrain et facilitent le travail aux autres. Quel est l’objectif de leurs interventions ? Elles agissaient comme cost-killers [1] à une époque, puis, depuis quelques années, elles font plutôt de l’« optimisation des coûts ». Une des premières transformations qu’elles préconisent est le changement de mode de gestion et l’instauration du management à visage sympathique ou "neutre" avec un vernis de scientificité (inspiré du – déjà ancien et ringard – New Public Management des années 1970). Les conséquences de ces nouvelles pratiques sont, souvent, aux antipodes d’un projet progressiste, parfois même pas humaniste : il n’y a qu’à regarder le sort réservé à certains malades à pathologies multiples ou d’un âge avancé, ou bien l’accueil qui nous est réservé, malgré toute la bonne volonté éventuelle du personnel, dans un service d’urgence « managé ».
Ici en Belgique, il n’est pas inutile de rappeler que deux des personnalités politiques les plus en vue durant cette crise, Madame Sophie Wilmès, Première ministre, et Madame Maggie De Block, Ministre des Affaires sociales et de la Santé publique, avaient été aux avant-postes pour la réforme du système de santé, il y a quelques années. Avec un cynisme inénarrable, et comme elles, les tenants de l’ordre libéral, partout, sont en train de construire un nouveau mode opératoire : ils se présentent comme l’alternative, la transition, les acteurs incontournables du monde à construire. Tout leur est tout le temps pardonné : un peu à l’image des grands patrons, ils n’ont plus de comptes à rendre à personne et leur avenir est assuré, de parachute doré en nouveau parachutage. Ainsi donc, les tenants de ce nouvel ordre post-néo-libéral, qui reste à caractériser mais qui ressemble à s’y méprendre à un ordre néo-libéral de transition, imposent à toutes les strates de la société des évaluations comme point d’entrée de modes de management néo-libéral partout avec, de plus en plus souvent, des conséquences désastreuses, invivables pour les gens ; mais à eux, rien n’est jamais demandé, même suite à une gestion jugée presqu’unanimement catastrophique. Au-delà des critiques, nombreuses, du management comme mode de gestion, nous devons interroger l’autoritarisme avec lequel ces modèles sont « imposés » et les évaluer à l’aune des conséquences de leur généralisation - que ce soit pour "gérer" le personnel, les usagers ou la vie. Partir des points de vue des acteurs – soignant.e.s et patient.e.s – en commençant par les conséquences et les effets en temps de pandémie, nous semblerait très pertinent comme point de départ pour ces évaluations. C’est pour cela que nous choisissons de commencer par des fragments de témoignages de soignant.e.s pour ce numéro.
Leurs témoignages illustrent des évolutions désastreuses de certains aspects des soins, dues à des décisions totalement déconnectées des réalités. De plus, il n’est pas net que la qualité globale des soins augmente ; évidemment, dans le présent contexte où les rapports de force sont en faveur des « réformistes », il est difficile de faire entendre des voix dissonantes. A défaut, soyons pour le retournement de la norme de ce système : demandons, que dis-je ?, exigeons l’évaluation de ces réformes, de toutes les réformes libérales, dans le domaine de la santé pour commencer, par les acteurs concernés eux-mêmes, soignant.e.s et patient.e.s, et exigeons des contres-réformes qui soient au profit des Peuples, des fragilisés, des appauvris. Car, pour ne pas être en reste, nous en sommes à souffrir et à dire « nous ne pouvons plus respirer » – nous, des Peuples, – et nous ne comptons pas accepter de nous faire écraser trop longtemps.

[1L’activité des cost-killers consiste à chercher absolument à réduire les coûts, y compris en personnel, partant de l’hypothèse qu’il est possible de réduire les coûts sans réduction significative de la qualité de service ou sans que cette réduction ne soit facilement visible.