Et la santé, comment ça va ?

Mise en ligne: 17 juillet 2020

En janvier, au cours d’une soirée « Education populaire et mouvements sociaux » (1), nous avons eu le plaisir d’accueillir des soignants en lutte (Collectif Santé en Lutte). Nous avons pris soin de reprendre des moments forts de leurs témoignages autour de leur lutte qui dure depuis un temps. Ces propos, sous forme de fragments, essaient d’être les plus fidèles possibles aux paroles précieuses qui nous ont été partagées, et sont reproduits de façon anonyme et avec l’aimable autorisation des personnes qui témoignaient. par Chafik Allal

La question du temps du soin

« Nous, on veut prendre le temps, on a besoin de temps, de ce temps
« humain », pour écouter les patients et les patientes pour expliquer, pour vulgariser la parole médicale, toute une problématique qui est propre à notre métier et de nos pratiques ; Par exemple, dû à des pressions de leur métier et qui leur est propre, souvent les Médecins sont sous pression, arrivent dans les chambres, disent 2 mots aux patients, utilisant un vocabulaire assez obscur et nous on est là, personnel-soignant derrière eux pour réexpliquer au patient, qui a bien sûr pas compris la moitié de ce qu’on lui a dit, tout ça prend du temps, et on ne peut pas expliquer ou écouter 15 minutes d’une détresse en 1 minute, ce n’est pas possible. Cela nous fait vraiment violence à nous, parce qu’on est arrivés dans ce métier, parce qu’on avait un idéal fort de ce que doit être ce métier en termes de soins, en termes d’accompagnement des patients, et surtout l’idée, c’est une idée complètement fantasmée mais pour beaucoup, l’idée c’est d’aider les gens à sortir de la maladie ou au minimum de la détresse. »

Organisation d’équipe, hiérarchie

« Historiquement, la direction était gérée par le directeur médical, c’était quand même un médecin à la base, quelqu’un qui avait une expérience au chevet du patient, il avait une notion sur les soins, ce qu’est le soin : ce n’est pas juste l’acte de soigner ; le fait de parler avec la personne, et donc tant qu’il y avait, au niveau de cette hiérarchie, le directeur médical ça allait encore. »
« Le chef-infirmier était appelé chef- infirmier, comme ça de façon claire ; les chefs infirmiers étaient souvent issus de l’ équipe, c’est des gens qui avaient une expérience, qui connaissaient le travail, qui savaient, jusqu’où on pouvait aller. Ils étaient tout le temps avec nous et ils connaissaient la charge de travail ; ils savaient ce qu’ils pouvaient ou ne pouvaient pas nous demander, par expérience. »

« Maintenant, la direction a changé, c’est devenu des directeurs managériaux, à la place des directeurs médecins ou soignants. La plupart du temps, les directeurs managériaux n’ont pas de vision des soins, ils ne savent pas ce que c’est, leur vision est purement financière.
Nos chefs ont également changé de dénomination : on les appelait infirmier en chef ou chef infirmier, c’est devenu « chef opérationnel », et on nous pousse à dire « notre N+1 ».

Dans la mesure du possible, au fur et à mesure, ça a commencé à changer et maintenant, si vous voulez, dès que vous faites un master en quoi que soit, on va vous prendre pour un poste de chef, mais avec quoi ? peut-être 5 ans d’ancienneté ou moins, même en ayant peu de pratique.
Et puis, il faut voir les contenus des cours de master en santé publique, c’est de plus en plus des cours de management. »
« Ces chefs opérationnels, On ne les voit pas beaucoup, ils sont essentiellement dans leur bureau. Ils font plein de choses, ils sont submergés de boulot : des réunions, des entretiens, enfin tout ce qui est lié au managérial, tout ce qui tourne autour, mais finalement ils ne sont pas sur le terrain. Leur travail a été déplacé : ils ont plein d’objectifs à remplir, en termes de management d’équipe, ils ont des évaluations, par leurs N+1 à eux. Et ce système d’évaluation - et tout le reste du système - c’est un peu en cascade finalement. »

Organisation du travail

« Nous fonctionnions vraiment en équipe, il n’y avait pas d’évaluation individuelle : on voyait en équipe, ce qu’on faisait bien ou pas bien et on faisait évoluer notre pratique collectivement et en équipe, et on faisait des réunions d’équipe, ou en tout cas chez nous, on discutait ensemble de tout - est-ce qu’on est d’accord ou pas - d’un point de vue purement organisationnel, on fait les pansements à telle heure, on change systématiquement les perfusions à telle heure. Les changements qu’on faisait entre nous, à l’intérieur du service, on les faisait quand on se rendait compte que c’était plus facile de faire par exemple, une toilette à 6h, c’est une image. On se parlait, on se disait, sur le terrain, on sait ce qui est mieux, on sait ce qui va bien et ce qui va pas bien, et quand on se trompe on corrige en parlant.
Maintenant c’est vraiment du top- down : Il y a des objectifs que vous devez atteindre - des trucs très chiffrés et très cadrés - et pour les atteindre, on a beaucoup de protocoles à suivre, oui ça, par exemple, c’est fait par les chefs : ils nous ont pondu beaucoup de protocoles. »
« Maintenant on travaille sous forme de suite de protocoles : tout est « protocolé », et on ne va même plus réfléchir en fait. C’est une sorte de taylorisation des soins, c’est vraiment un travail à la chaîne où on doit suivre un protocole qui permet d’agir : c’est quelque part, leurs vœux pieux, pour pouvoir nous interchanger, tu ne dois plus que suivre un protocole et puis du coup, on nous enlève tout libre arbitre.

Et on va évaluer notre travail sur base des protocoles, bien remplis ou pas ; il n’y a plus personne qui va venir dans nos chambres pour voir si on a bien fait notre pansement, si le patient est soigné, soulagé, content tout simplement. »
« Non seulement on a beaucoup de protocoles mais, en plus, ils changent tout le temps. Tout le temps, il faut aller relire un nouveau protocole ceci, un nouveau protocole cela. »

Explosion de tâches de micro- management

« Maintenant, on reçoit tout sous forme de mails, et si vous ne lisez pas votre mail, alors tant pis pour vous. Ils nous ont d’ailleurs donné accès à partir de la maison. Et ceux qui sont bien disciplinés justement, ils lisent leurs mails à la maison pour pouvoir suivre. Sinon, on vient nous taper sur les doigts si on ne l’a pas fait. Chez nous, dans notre service, on a un programme informatique ou on doit noter tout ce qui ne s’est pas bien passé dans le cadre du protocole, ce qu’ils appellent les « indésirables », - ça arrive tout le temps, sans cesse, et tout ça c’est pour qu’ils améliorent leur protocole, donc on fait leur travail, et tout ce temps passé devant l’ordinateur est un temps qu’on devrait passer dans les chambres, on doit un peu choisir, entre « être le bon élève qui remplit bien les protocoles et aide à l’amélioration de ces protocoles » ou « faire le métier pour lequel on s’est engagé dans ce milieu des soins de santé », qui est le travail en chambre. ça devient un choix entre soigner et participer a faire ce nouveau boulot qui, à la base, n’est pas du tout le notre. »

« Exemple de protocole, qu’on a reçu et qui semblait être tombé du ciel : du jour au lendemain, dans les salles d hospitalisation, dorénavant, si les infirmières des unités n’arrivent pas à mettre des cathéters, c’est le personnel des urgences qui devra monter à l’étage pour pouvoir faire cet acte-la. Ok, en soi, ça ne me gêne pas, dans le sens ou on a tous des affinités, des spécificités différentes ; ça ne me gêne pas mais donc ça veut dire que je vais devoir monter, mais qui va me remplacer aux urgences, et dans mon travail à moi ? Ils n’ont pensé à personne, on doit faire en plus et laisser les patients des urgences attendre. Ils nous auraient posé la question, on leur aurait dit que c’est impossible. Non, ils préfèrent décider comme ça derrière des bureaux avec des fichiers Excel. Le but est toujours de faire plus avec la même chose ou, encore pire, avec moins, beaucoup moins. »

« Malchance ? nous c’est avec moins : ils nous enlèvent du personnel et ils nous rajoutent des tâches, ne serait ce que toutes les tâches administratives, la lourdeur administrative, elle est de plus en plus importante avec plus d’expérience et de recul, on voit vraiment la différence. Le management ne voit dans notre métier que les actes techniques. »

Logique de chiffres puis logique .... commerciale

« Exemple typique : Ils ont évalué ou décidé que prendre la tension d’un patient ça dure 5 minutes. ça dure 5 minutes ? en fait prendre une tension, ça peut durer même une demi-heure parce que tu arrives, tu vois que ton patient, il est en difficulté, il a une inquiétude et il va te parler de quelque chose, le kiné vient de passer, ou il a des problèmes familiaux et tout ça. Notre métier, en fait, ce n’est pas de prendre la tension, parfois prendre la tension c’est juste le prétexte, à faire notre boulot, c’est la rencontre quoi, et ça permet vraiment de développer la connaissance qu’on a du patient et faire de meilleurs soins, d’ appeler le service social si nécessaire, d’appeler le psychologue si nécessaire, d’être au plus près de personnes en difficultés ou en détresse.
On ne s’y retrouve plus, le métier qu’on fait, nos valeurs ne sont plus là, et donc on se retrouve à faire des actes, on devient comme des machines. »
« Et là, ça va plus, à partir du moment qu’on sait qu’on fait du mal aux patients, que ce soit parce qu’on n’a pas le temps de lui parler, qu’on esquive parfois certaines questions, parce qu’on sait qu’on n’a pas le temps, la on se dit, je n’ai plus ma place ici, ce n’est plus mon boulot, qu’est-ce-que je suis en train de faire ? »

« Il y a différentes réactions à ça : il y en a qui deviennent ultra-aigris, et
qui, en fait, essaient de se protéger, pour continuer à être stables psychologiquement et « psychiatriquement » même - parfois. Tu fais tellement de mal que tu rentres chez toi, tu te dis : « qu’est ce que je fais ? » et tenter de sortir de la culpabilité. Comme on est en bout de chaîne, on a vraiment l’impression que tout dépend de nous, et que si on n’a pas donné les bons soins et que ça dépendait de nous, on n’avait pas pris le temps et ils se rendent compte que ce « pas le temps », est parce qu’on nous le refuse. On s’est rendu compte qu’ on est plusieurs face à cette évolution scandaleuse : un moment charnière dans le fait de se mettre en lutte c’est de se rendre compte qu’ on subit nous aussi, des mesures qui font qu’on ne fait pas notre travail correctement. »

La seule chose qui les intéresse est l’évaluation en termes d’occupation : « moi, mon unité, elle est occupée à 100 % ». C’est juste inhumain pour les patients , c’est à dire, le nombre de personnes correspondait à peut-être
60 % de lits occupés. mais, le management considère que si l’unité n’est pas occupée à 100 %, ça ne va pas. Ils font en sorte de la remplir pour que le taux d occupation soit maximal, et sans augmenter le staff. C’est intenable.
Et comment ils font pour la remplir ? Il y a tout un mécanisme en cours qui ressemble de plus en plus à ce qui se passe dans le milieu du tourisme et de l’hôtellerie : d’abord créer un environnement compétitif. Ensuite adopter un système d’accréditation (qui est en cours un peu partout) pour pouvoir se faire accréditer avec un beau label. Il y a (dans l’ordre croissant de « qualité » selon les critères adoptés) des labels « or », « platine », « diamant ».

Ensuite, ils essayent d’attirer les clients, comme ils les appellent ; ils essayent de les attirer dans les hôpitaux. Les hôpitaux essayent de faire de la pub en fait, ils essayent d’arriver à ce que le patient qui veut aller voir un cardiologue, il regarde sur le web, et se dise « voilà, tel hôpital, il est reconnu tel, il a
« platine », on va dire, etc. » un peu comme sur booking.com. »

« Ces accréditations sont mises en place via des agences privées d’accréditation, qui accordent des labels de qualité, ils viennent évaluer la qualité de l’hôpital et te donnent un « tampon » selon des critères parfois très farfelus.

C’est un peu comme un label « bio », sauf que ça ne garantit rien du tout parce que chez nous, dans notre service, ça s’est passé, pendant 6
mois, et ça a été l’enfer : il fallait tout changer, tout préparer pour que ça soit bon pour l’accréditation, il y a eu la visite des personnes de l’agence d’accréditation, et on était tous pris par ça. Il y a eu une pression managériale forte et en bout de processus,sur 25 collègues de mon unité, il ya 5 qui ont fait un burn out pendant ou juste après cette période et maintenant, on n’est pas plus de qualité qu’avant, ça n’a pas beaucoup changé, mais on est accrédité
« platine ». Le nouvel objectif est d’être accrédité « diamant » dans 2 ans. »

(1) Soirées co-organisées mensuellement par ITECO avec le CFS collectif formation société (www.cfsasbl.be) autour de thématiques liées à l’« Education populaire et mouvements sociaux. »