Ou quand les universités belges francophones se mettent au chevet de l’industrie pharmaceutique… par Julian Lozano Raya
Les universités belges francophones se posent de plus en plus en tant qu’acteur « du développement économique et social ». A côté de leurs activités d’enseignement et de recherche, elles stimulent chaque fois plus auprès de ses étudiants et de ses chercheurs la création d’entreprises. Sur ces vingt dernières années, elles ont ainsi créé plus de 200 spin-offs, contre « seulement » 64 entre 1969 et 1999, principalement dans le secteur de l’ingénierie, des biotechnologies et des sciences médicales. Cette vertigineuse croissance est principalement due à la mise en place de programmes régionaux de soutien à la pré-création et création de spin-offs disposant d’importants fonds publics (Welbio, programme « FIRST Spin-Off » de la FWB et d’Innoviris en région bruxelloise) [1], ainsi qu’à la mise en place au sein des universités de « Technology Transfer Offices » (TTO) [2] dès le début des années 1990 et de fonds d’investissement (ex : Theodorus à l’ULB fondé en 2003, VIVES à l’UCL -2006, Qbic - 2012). A côté de ces dispositifs, tout un réseau d’incubateurs, de pôles de compétitivité et d’investisseurs privés favorisent également ce dynamisme. Les résultats économiques d’un point de vue entrepreneurial sont incontestables (la Belgique est devenu le deuxième exportateur de médicaments d’Europe et un pôle biotechnologique mondialement reconnu).
Nombre de ces jeunes pousses, ayant reçu l’appui de ces programmes et de leurs financements publics, sont devenues par la suite des entreprises reconnues dans le secteur des medtechs ou des biotechs (Iteos Therapeutics, Novadip, StratiCell) parfois cotées en bourse (IBA, Mithra, Ablynx – aujourd’hui Argen-X) ou rachetées par de grands groupes pharmaceutiques (Eurogentec, Euroscreen, MasterCells). Car si ce dynamisme est le résultat d’une politique volontariste de soutien à la recherche universitaire appliquée dans le domaine des sciences de la vie, il s’inscrit également dans les transformations qu’a connues l’industrie pharmaceutique au cours des années 1990 où les firmes verticalement intégrées ont laissé place à des big pharma de plus en plus spécialisées. A travers des processus de fusions et acquisitions [3], ces firmes se sont recentrées sur les aires thérapeutiques ou sur les étapes du processus de production les plus rentables en rationnalisant leurs activités de recherche et développement (R&D). Celles-ci ont été de plus en plus externalisées et réalisées par des start-ups de biotechnologie, souvent issues du monde académique, qui axent leurs recherches sur des produits thérapeutiques et/ou de nouvelles méthodes de diagnostic [4]. Au point que « les grands de la pharma basent aujourd’hui leur innovation et leur développement majoritairement sur ces biotechs : plus de 50% des nouveaux traitements viennent d’elles » selon Jean Stephenne (ex-GSK) [5].
Les universités à travers leurs spin-offs, sont ainsi devenues en vingt ans, les antichambres de la recherche biotechnologique et médicale de l’industrie pharmaceutique avec leurs TTO comme outils de détection, de transmission et de marchandisation des recherches potentiellement les plus profitables menées dans leurs laboratoires. En formant les chercheurs à l’esprit d’entreprise et en les accompagnants dans la détection de résultats de recherche « valorisables » commercialement et à leur mise sur le marché sous la forme de produits, procédés ou services, les universités participent à cette nouvelle division industrielle du travail au sein de l’industrie pharmaceutique en soulageant les big pharma du coût et du risque de la R&D. Si cette politique s’inscrit dans le cadre du « développement économique » de nos régions, cet accaparement et cette marchandisation des savoirs universitaires financés par des fonds publics au profit d’entreprises privées posent question. Car bien que développant des applications médicales utiles et nécessaires pour traitements de nombreuses maladies, ces spin-offs sont avant tout soutenues pour leur potentiel économique sur le marché visé et pour le retour sur investissement qu’elles peuvent données à leurs créateurs et investisseurs privés. Comme l’affirme Olivier Bélenger, administrateur auprès du fonds Theodorus (ULB), « notre objectif c’est de générer de la rentabilité » [6].
De centres d’enseignement et de recherche d’utilité publique, nos universités sont ainsi devenues un des rouages importants de l’industrie pharmaceutique, en se mettant chaque fois plus au service « des entreprises et du secteur privé ». Cette recherche croissante de « valorisation commerciale et industrielle », née d’une volonté politique à partir des années 1990, participe à la privatisation du savoir universitaire chaque fois plus réduit à sa fonction marchande, potentiellement génératrice de revenus. De bien commun, il devient chaque fois plus un bien monétisable, avec le risque de détourner la recherche scientifique des applications non (suffisamment) rentables selon les lois du marché. En ce sens, il n’est pas étonnant qu’il n’y ait (presque) aucune spin-off créée dans le domaine des sciences sociales…
Si ce glissement progressif dans la mission sociétale des universités ne fait pas l’objet d’un large débat politique, elle s’inscrit par contre dans ce que Madsen Pirie a appelé la « micropolitique » des privatisations [7], cet « art de générer des circonstances dans lesquelles les individus seront motivés à préférer et à embrasser l’alternative de l’offre privée et dans lesquelles les gens prendront individuellement et volontairement des décisions dont l’effet cumulatif sera de faire advenir l’état de choses désiré » [8]. Cette approche née au sein de l’Université de Saint Andrews en Ecosse est selon lui beaucoup plus efficace pour organiser le désengagement de l’Etat dans une toute une série de secteurs au profit d’acteurs privés que les autre stratégies qui étaient alors portées par les mouvements néolibéraux à partir des années 1970. Cette « technologie politique », portée par M. Pirie et le « groupe de Saint Andrews » s’opposait à une autre stratégie, celle de la « bataille des idées ».
Celle-ci consistait, en faisant œuvre de pédagogie, à faire face à l’attaque idéologique lancée contre le système de la libre-entreprise fin des années 1960 en postulant qu’une fois les cœurs et les cerveaux conquis les comportements suivront. En somme, la victoire idéologique comme préalable à la réforme (néolibérale). « Illusion », dira Pirie, qui y voit une conception erronée du rapport entre théorie et pratique. « Supposer que les idées sont les déterminants ultimes et que gagner la bataille des idées équivaut à gagner la bataille politique » c’est faire fausse route. Selon cette approche, il faut inverser la relation et laisser de côté la « bataille des idées » pour se concentrer sur les dispositifs pratiques. « La tâche n’est pas tant de convaincre les gens que de trouver les moyens techniques de modifier les choix que font les gens en altérant les circonstances de ces choix. Il n’est pas nécessaire de persuader tout le monde d’adhérer au projet global d’une société de marché. Il est même crucial de ne jamais poser aux gens la question à cette échelle. Il faut faire en sorte que les micro-choix individuels travaillent involontairement à faire advenir au détail un ordre social que la plupart des gens n’auraient sans doute pas choisi s’il leur avait été présenté en gros. (…) En cherchant à tailler à la serpe dans les dépenses publiques, les gouvernements conservateurs suscitent forcément des levées de boucliers par les groupes sociaux qui bénéficient des prestations qu’on cherche à privatiser. Il faut donc essayer de faire refluer cette demande sociale en le transférant à d’autres prestataires (privés). Les usagers ne voyant pas tout de suite en quoi ils allaient perdre au change – et ce d’autant moins que l’on aurait laissé les services publics se dégrader au préalable – ne réagiraient pas avec autant de vigueur que si on leur avait annoncé la suppression des activités non rentables » [9]. Pour Pirie , au-delà des coupures budgétaires et des accaparements progressifs que cette stratégie de privatisation permettait, elle diminuait considérablement les attentes sociales envers l’Etat en faisant sortir ces prestations du monde politique vers la sphère économique. Comme ironise G. Chamayou, « tandis que l’usager insatisfait se tournait vers la puissance publique et lui demandait bruyamment des comptes, le client mécontent se borne à changer de crémerie » [10]. En privatisant l’offre, les tenants de cette approche cherchent également à dépolitiser la demande c’est-à-dire à « éluder la grande question du choix de société pour la dissoudre dans les minuscules questions d’une société de choix » [11].
Loin des grands discours idéologiques et des diatribes contre les services publics, cette « micropolitique » de la privatisation agit donc en sous-main, par l’ensemble des choix qui sont posés par les acteurs concernés, en prenant bien soin de modifier les conditions dans lesquels ces choix s’élaborent à travers la mise en place de toute une série dispositifs et de stratégies politiques [12].
Au sein de nos universités, à travers la mise en place d’incitants économiques et de dispositifs stimulant la valorisation commerciale de la recherche [13], c’est tout l’univers de choix des chercheurs qui a ainsi été altéré. En modifiant les conditions structurant la production des savoirs universitaires dans des domaines pourtant stratégiques pour le bien-être de la population comme le sont les sciences de la vie, c’est un rapport radicalement différent à la recherche scientifique qui se façonne chaque jour, chaque fois plus distant d’une conception basée sur la recherche non-marchande du bien commun.
Si on avait décrété il y a 20 ans au sein de l’opinion publique que les universités allaient devenir les sous-traitants de la recherche biotechnologique et médicale de l’industrie pharmaceutique - en utilisant des fonds publics pour financer des recherches qui seraient ensuite valorisées commercialement dans des entreprises privées, il est probable que cela n’aurait pas été très bien accueilli. Avec d’une part, la mise en place des « Transfert Techonology Offices » (TTO) et des fonds d’investissements au sein des universités et d’autre part, l’apparition de programmes régionaux de financements et de soutien à la pré-création et création de spin-offs, c’est pourtant ce qui est advenu. Sans vague apparente, ni débat public approfondi sur la pertinence d’une telle utilisation de fonds publics et du savoir-faire de nos universités.
Et pourtant les transformations en cours sont profondes… Le chercheur comme être producteur de rentabilité. Le savoir universitaire comme produit valorisable sur le marché. Et les universités comme rouages de cette marchandisation qui profitent essentiellement à ces chercheurs-entrepreneurs, à ces groupes pharmaceutiques et industriels, à leurs investisseurs privés et à la renommée narcissique de nos laboratoires universitaires. Il a bon dos le « développement économique et social »…
[1] Avec des budgets respectifs de 4, de 3,61 et de 0,8 millions € par an (contre plus de 20 millions d’euros pour les programmes similaires flamands).
[2] Dont l’objectif principal est de faciliter les collaborations entre les universités et ses partenaires extérieurs (essentiellement des entreprises) en vue de leur transférer des technologies et des procédés issus de la recherche universitaire.
[3] Le montant annuel de ces transactions à partir de 2014 a atteint des sommes vertigineuses, dépassant les 200 milliards de dollars.
[4] Philippe Abecassis et Nathalie Coutinet, « Marché mondial du médicament : une forte dichotomie Nord/Sud », 1 avril 2019 consulté sur https://www.areion24.news/
[5] Journal l’Echo du 7 décembre 2018.
[6] Michel Visart, « Les spin-offs, quand les université se confrontent au business », 29 janvier 2014 consulté sur https://www.rtbf.be/
[7] Grégoire Chamayou, La société ingouvernable. Une généalogie du libéralisme autoritaire, La fabrique, Paris, 2018, p. 248-261.
[8] Madsen Pirie, Dismantling the State : The theory and practice of privatization, National Center for Policy Analisis, Dallas, 1985, p. 29.
[9] Madsen Pirie, Micropolitics, Wildwood House, Alderschot, 1988.
[10] Grégoire Chamayou, La société ingouvernable. Une généalogie du libéralisme autoritaire, op.cit. , p. 253.
[11] Ibid., p. 255.
[12] Sous-financement des services publics « à privatiser » ; soutien aux entreprises privées sous la forme de déductions fiscales, de subventions ou d’avances récupérables ; créations de zones franches ; décentralisations de compétences politiques ; octroi d’avantages immédiats, importants et uniques contre le renoncement à des avantages durables ; mise en place de politiques prenant effet dans 5, 10 ou 15 ans afin de ne pas léser sont qui sont dans le système tout limitant les avantages des nouveaux entrants ; désynchronisation de l’entrée en vigueur de certaines mesures sur le territoire pour fragmenter l’opposition,etc.
[13] Le Réseau LIEU, fédération des TTO de Belgique francophone, à travers différents événements organisés tout au long de l’année académique participent à la diffusion de cet ethos mercantiliste au sein de la communauté universitaire en « sensibilisant les chercheurs sur le potentiel scientifique et les opportunités d’innovation, en communiquant sur les différents appels à projets soutenant la création de spin-offs, en détectant les résultats valorisables issus de la recherche et les besoins d’innovation des entreprises et en accompagnant les chercheurs et entreprises dans leurs projets d’innovation afin qu’ils puissent collaborer de manière optimale (RESEAU LIEU, rapport d’activités 2018).