(cet article est la deuxième partie d’une réécriture en deux parties d’un article qui sera également publié dans le numéro 46 de la revue Contretemps), par Philippe Pignarre
Les études cliniques contre placebo ont été présentées comme quelque chose allant de soi, une machinerie bien établie fonctionnant de manière quasi-automatique : on fait entrer le médicament testé et les patients à un bout, et la réponse sort à l’autre bout... Presque une formalité.
Voilà pourquoi le président de la République pouvait crânement annoncer la date à laquelle on aurait les résultats de l’étude européenne Discovery. Ce qui ne manque pas de sel, c’est que non seulement ce n’est pas sur ce mode automatique que se déroule cette étude, mais que bien d’autres candidats médicaments se sont trouvés eux aussi pris dans la tourmente : le tocilizumab (obligeant le comité de surveillance – le Data Safety Monitoring Board – de l’essai à remettre sa démission [1]). Le remdivisir faisait également l’objet d’une controverse : une étude américaine plutôt positive (non significative sur la mortalité mais réduisant la durée de la maladie à 11 jours contre 15 dans le groupe placebo) et une étude chinoise négative. Tiens, les choses sont donc compliquées ?
Les études cliniques font immanquablement penser à ce que disait Isabelle Stengers : « Le dispositif presse-bouton renvoie au fantasme d’un instrument d’interrogation tout puissant, que nul n’aurait mis au point et ajusté, et qui créerait de la connaissance dans le mépris le plus total des problèmes posés par ce qui est à connaître [2]. » Elle y opposait l’artisan « qui ne connaît pas sa matière "en soi" indépendamment des gestes et des outils », mais doit déterminer « la précision pertinente de ses gestes et le choix de ses instruments adéquats [3] ». Bruno Latour parle, lui, des « dédales de la pratique [4] ».
Une étude en double insu contre placebo (ou médicament de référence) suppose une pratique que l’on pourrait dire artisanale. Les laboratoires pharmaceutiques le savent bien qui s’arrachent les spécialistes des essais cliniques, les meilleurs (en fait, pourrait-on dire, les plus malins) ayant plus d’un tour dans leur sac. Il faut apprendre à faire les bons choix – avoir du « tact » – avant de déterminer une série d’ingrédients : la durée de l’étude, le moment où on administre le candidat traitement (dès les premiers tests biologiques ? Dès les premiers symptômes ? Et quels symptômes ? À un certain degré de gravité ? Et comment va-t-on le mesurer ? En procédant à quels examens ? Avec quels outils ?), le dosage, le nombre de patients, les critères de leur sélection, les lieux où on va les recruter, mais aussi : les critères de jugement (le nombre de décès ? La durée de la maladie ? La sévérité des symptômes ? Les séquelles de la maladie ? Les organes touchés ?) ; il faut aussi décider des examens qui seront conduits tout au long de l’étude, de leur régularité. Mais encore : donnera-t-on le médicament en mono ou en multithérapie ? Enfin quels effets secondaires recherchera-t-on ? Et, enfin, question clé : de quel budget dispose-t-on et combien de patients doivent-ils être inclus dans l’étude [5] ? Du budget dépendra l’importance des examens réguliers. Quant au nombre de patients, ce n’est pas un détail car les résultats devront être « statistiquement significatifs », c’est-à-dire montrer une différence suffisamment importante pour qu’elle ne puisse pas être renvoyée au hasard. Dans le cas présent, la bi-thérapie devant être donnée très tôt (dès le dépistage positif), sachant par ailleurs que le taux de mortalité de cette maladie est très faible (entre 0,5 et 0,7%), pour qu’une preuve statistiquement significative d’efficacité soit apportée, il faudra faire entrer dans l’étude un nombre considérable de patients : sans doute plusieurs milliers pour obtenir une baisse du taux de mortalité qui puisse compter et ne pas relever du simple aléa [6].
Quasi-systématiquement, tous ceux qui se félicitent des études présentées pour en finir avec la bi-thérapie du professeur Raoult oublient qu’elle doit être administrée dès le dépistage précoce et n’est très vite, avec l’entrée proprement dite dans la maladie, plus d’aucune utilité. Or, en France, c’est seulement comme « traitement compassionnel », en milieu hospitalier dans les cas les plus graves (voire désespérés) que sa prescription est autorisée ! Si l’on veut alimenter toutes les théories du complot, le mieux est toujours de prendre les gens pour des imbéciles. On a aussi voulu lier le protocole Raoult à des financements de son institut par Sanofi. Alors même que le Plaquénil (nom commercial de l’hydroxychloroquine que Sanofi commercialise en France) ne compte guère plus pour cette entreprise que le Doliprane (paracétamol) : un médicament à bas prix qui n’est protégé par aucun brevet et que tous les laboratoires de génériques peuvent fabriquer, bref, tout ce que l’industrie pharmaceutique déteste.
Plus on étudie les essais cliniques et plus on comprend que, quels que soient les « guidelines » fournis par les différentes agences du médicament, le moindre détail peut décider de la réussite ou de l’échec d’un candidat médicament ! Aucune étude clinique ne ressemble à une autre. Chacune d’entre elles est un montage spécifique. Or ce n’est pas comme cela qu’on les a présentées au public : on pourrait dire que l’on a « épistémologisé » les essais cliniques en en faisant une abstraction capable de s’appliquer partout, en oubliant tous les tours et détours (un véritable dédale) de leur construction [7].
Or même les études en double insu contre placebo sont parfois contredites. C’est ce dont on s’est aperçu avec de vastes études (le plus souvent menées par des universitaires) où des cohortes de patients sont suivis pendant des années, voire des dizaines d’années, et la durée de vie des patients sous un médicament (ou une classe de médicaments) particulier est comparée avec d’autres. Un médicament peut très bien faire baisser la tension, diminuer le taux de cholestérol, ce que pourront confirmer des études cliniques en double insu, et pourtant, ne pas allonger la durée de vie, voir même la réduire.
[1] Le Canard enchaîné du 5 mai 2020 révéla que l’étude était entachée de nombreux dysfonctionnements « tels que des changements de critères en cours de route », ce qui est pour le moins curieux.
[2] Isabelle Stengers, Cosmopolitiques, op. cit., p. 32.
[3] Ibid.
[4] Bruno Latour, L’Espoir de Pandore, op. cit., p. 287.
[5] On estime le coût de chaque patient inclus dans l’étude Discovery à 5 000 €.
[6] De la dizaine d’études, toutes contradictoires, réalisées dans le monde avec de l’hydroxychloroquine, aucune ne respecte vraiment le protocole Raoult. La plupart ont été réalisées sur des nombres très faibles de patients (quelques centaines dans les meilleurs des cas) et ne peuvent donc rien démontrer.
[7] On retrouve là les raisons exposées par Léon Chertok et Isabelle Stengers dans Le Cœur et la Raison, telles que nous les avons exposées au début de cet article. En ce sens, très latourien, « épistémologiser » c’est faire disparaître toutes les médiations, les étapes, les intermédiaires par lesquels il a fallu passer et faire comme si d’un coup, sans problèmes, sans compromis, sans difficultés, sans une multitude d’appareillages et de dispositifs, on allait du problème à sa solution, la vérité se révélant. Bruno Latour est revenu mille fois sur cette question. Voir, par exemple, « Sol amazonien et circulation de la référence », in Bruno Latour, L’Espoir de Pandore. Pour une version réaliste de l’activité scientifique, La Découverte, Paris, 2001, p. 33-82.