Le cas du meurtre de Joe Van Holsbeeck dans la Gare Centrale de Bruxelles, par Chafik Allal et Jean Claude Mullens
« Le mercredi 12 avril (2006), aux alentours de 16h30, un adolescent de 17 ans a été mortellement poignardé à la gare centrale. Pour ne pas s’être laissé voler son lecteur MP3, il s’est vu infliger plusieurs coups de couteaux, dont un fatal dans la région du cœur. Les coupables, deux garçons d’à peu près le même âge que la victime, ont pris la fuite [1] ».
Durant les trois premiers jours qui suivent le meurtre, ce tragique fait divers est l’objet de peu de couverture médiatique. Ainsi, entre le jeudi 13 avril et le samedi 15 avril, La Libre et Le Soir n’y consacrent qu’un ou deux articles, en pages « Belgique ». La DH, fidèle à sa ligne éditoriale, en parle un peu plus (elle y consacre notamment une manchette de une).
En raison du week-end de Pâques, c’est seulement le mardi 18 avril que les journaux réapparaissent dans les kiosques. Etrangement, six jours après le meurtre, la presse écrite s’empare de ce fait divers. Le Soir donne le « la » avec sa une « Joe : l’émotion submerge les Belges ». Ce titre est un concentré de règles de communication : associer l’ensemble des Belges à un évènement qui ne touchait à l’origine que les proches de Joe Van Holsbeeck ; réduire la distance entre le lecteur et l’information en utilisant le prénom.
Deux pages entières et un éditorial sont consacrés à ce meurtre. Dans l’éditorial, on peut même trouver une invitation à la mobilisation des politiques, et l’affirmation que les meurtriers présumés sont d’origine immigrée [2]. L’éditorialiste du jour, alors rédacteur en chef adjoint du journal, appelle même les lecteurs à « refuser de céder sur notre cadre de référence » [3]. On peut s’interroger sur la pertinence et la signification d’un tel « nous » : nous, les démocrates ? nous, les pragmatiques ? nous, les humanistes ? etc -de nombreuses autres identifications sont possibles. Dans un article de la rubrique « temps fort », il est même écrit que « Joe a été poignardé cinq fois par l’un des deux maghrébins qui lui ont volé un lecteur de musique MP3 [4] ».
Le lendemain, le mercredi 19 avril, tout s’emballe. La Libreentre dans la danse et se joint au mouvement initié la veille par Le Soir de façon remarquée. L’éditorialiste donne le ton : « Le racisme et la xénophobie, c’est-à-dire notamment l’incrimination d’un individu ou d’une communauté pour son origine étrangère, sont « naturels » chez les hommes et les femmes, et cela sous toutes les latitudes [5] ». Le Soir, quant à lui, en rajoute encore, en donnant des informations ni vérifiées ni vérifiables : un article de la rédaction évoque « la piste d’une bande « dite d’Algériens » opérant dans les gares bruxelloises [6] ». De plus, ce journal publie d’édifiants extraits de blogs dont : « Il ne faut pas être raciste, dit-on... mais à la lecture des faits divers, ce sont toujours les mêmes consonances qui reviennent [7] » et « c’est des Marocains qui l’ont tué [8] ».
Le jeudi 20 avril, La Libre publie un article sur les images des meurtriers présumés, prises par des caméras de surveillance de la gare centrale et rendues publiques la veille par le parquet. Le Soir continue à affirmer que le meurtrier et son complice « sont d’origine nord-africaine [9] ». Ce jour-là paraît l’hebdomadaire Le Vif-L’Express. La grande qualité de l’éditorial [10] a du mal à équilibrer le ton de certains articles, sur le sujet, dans lesquels on peut lire des propos tels que « occulter systématiquement l’origine ethnique d’un certain nombre de délinquants ne bluffe plus personne [11] », ou encore ceux d’un juge pour qui « il faut rompre avec le discours politiquement correct qui refuse de voir qu’à Bruxelles la grande délinquance provient en bonne partie des milieux de l’immigration africaine noire ou maghrébine ; huit adolescents sur dix qui passent dans mon bureau sont d’origine de cette immigration-là [12] ».
Le vendredi 21 avril, la presse évoque les funérailles de Joe Van Holsbeeck qui ont eu lieu la veille. Les proches de la victime ont par ailleurs appelé à une manifestation, pacifique, le dimanche 23 avril à Bruxelles. Cet appel a été largement relayé par les médias.
Le samedi 22 avril, un journaliste du Soir écrit que « au-delà des invectives anti-immigrés - et à cause de l’origine ethnique des auteurs du meurtre - on devine une gêne [13] » en ajoutant que « la question ethnique risque de s’imposer ». L’éditorial du jour [14] rattrape en partie les errements de la semaine en remettant les évènements en perspective : la dimension sociale de ce fait divers est enfin jugée intéressante à prendre en compte.
Le lundi 24 avril, la presse évoque en long et en large la manifestation de la veille qui avait rassemblé non moins de 80 mille personnes dans les rues de Bruxelles [15]. Les journaux, prétendant relayer les demandes des manifestants, font pression sur les politiques pour qu’ils garantissent plus de sécurité. Par ailleurs, on lit dans Le Soir que « la piste des bandes algériennes qui sévissent dans le nord de la France est une piste envisagée [16] ».
Finalement, le mardi 24 avril, les coupables présumés sont identifiés. Contrairement à ce qui avait été clamé pendant toute une semaine, ni le meurtrier présumé ni son complice ne sont Maghrébins. Après avoir tenté de comprendre pourquoi ils avaient transmis de fausses informations, les journalistes pouvaient commencer à passer à autre chose ; bien entendu, tout ne s’est pas arrêté immédiatement, mais la pression sociale commençait à diminuer.
[1] Sé. L. (st.), « Agression en pleine heure de pointe », page 6, La Libre Belgique, 14 avril 2006.
[2] Luc Delfosse, « Est-ce ainsi que les hommes vivent et meurent ? », Le Soir, 14 avril 2006, page 18.
[3] Ibid.
[4] Jean-Pierre Borloo et Thierry Fiorilli, « Le cri des ados, sur les blogs : « sécurité, dialogue et justice » », page 2, Le Soir, 18 avril 2006.
[5] Jean Paul Duchateau, « La belle leçon des amis de Joe », page 48, La Libre Belgique, 19 avril 2006.
[6] Marc Metdepenningen, « Des images du drame diffusées ce matin », page 4, Le Soir , 19 avril 2006.
[7] Extrait de blog de Cedric, page 5, Le Soir, 19 avril 2006.
[8] Extrait de blog de R.I.P., page 4, Le Soir, 19 avril 2006.
[9] Marc Metdepenningen, « L’erreur d’un des meurtriers », page 4, Le Soir, 20 avril 2006.
[10] Jean-François Dumont, « Couper la violence à la racine », Le Vif-L’Express, 21 au 27 avril 2006.
[11] Thierry Denoël, « Les leçons d’un crime odieux », Le Vif-L’Express, 21 au 27 avril 2006.
[12] Ibid.
[13] Michel de Muelenaere, « L’origine des auteurs est un terrain miné », page 4, Le Soir, 22 avril 2006.
[14] Béatrice Delvaux, « Apporter les indispensables réponses », page 22, Le Soir, 22 avril 2006.
[15] Avec d’une part « 80 mille » en Une et quatre pages couvrant la manifestation dans La Libre et d’autre part « Le Sursaut » en Une et six pages couvrant la manifestation dans Le Soir.
[16] Marc Metdepenningen, « Les agresseurs résident-ils à l’étranger ? », Le Soir, 24 avril 2006.