...avec ou sans faits divers, par Chafik Allal
Peut-on s’occuper de la question de la diversité dans les sociétés, ici et ailleurs, en faisant abstraction de la façon avec laquelle les médias en parlent ? Petite question subsidiaire : comment les médias perçoivent la diversité actuellement ?
Ces deux questions sont très difficiles et complexes. Même si, évidemment, les situations des médias sont toutes différentes, il y a une tendance de fond que j’ai envie de mettre en relief dans cet article, à travers des hypothèses non vérifiées scientifiquement mais pouvant constituer des pistes de réflexion.
Pour commencer, je tiens à préciser la question de la diversité qui me préoccupe : « la prise en compte, dans un cadre déterminé, de la diversité des identités et des manifestations culturelles de ces identités » [1]. Je ramènerai donc à quelques notions d’appartenances culturelles (origine nationale, religieuse, « ethnique ») et parlerai de rapport à l’altérité.
Dans l’ambiance actuelle, au nom du progressisme, l’idée que l’autre, quel qu’il soit, puisse ne pas se soumettre au « mode de vie occidental » et aux « valeurs occidentales » peut paraître invraisemblable. Si je devais caricaturer, je dirais qu’on ne laisse à l’autre que la possibilité d’avoir une cuisine différente (la plus figée possible), une musique différente (figée ou métissée - toujours comme résultat d’un métissage occidental) et une langue différente (et encore ... pas dans toutes les situations). A présent, ce n’est malheureusement pas dans les pages des faits divers des médias que cette vision du monde est nuancée.
Dans ce contexte, il y a un phénomène intéressant à noter : la redéfinition de la figure du barbare. Hier c’était le Soviétique, aujourd’hui c’est le musulman, l’Arabe ou le Noir et qui sait si demain ce ne sera pas le Chinois ou l’Indien ?
La réactualisation de la perception du bien et du mal a souvent été faite à travers le regard sur l’autre le plus proche (le juif vivant en Occident au moment de son intégration, l’Européen de l’Est et le Russe juste avant qu’il ne soient en majorité intégrés à l’Europe, maintenant l’Arabe, le Noir, le Turc, le musulman vivant en Occident et souvent largement intégré). Déjà au 8ème siècle [2] -pour des raisons de concurrence idéologique hégémonique-, l’invention d’images polémiques sur les sarrasins servait de support à une diabolisation d’un barbare fantasmé [3]. La seule chose nouvelle à présent est peut-être l’existence d’une multitude de médias pouvant servir de supports de propagation à ces images polémiques.
Mais qu’est-ce qui, aujourd’hui, peut constituer des images polémiques dans nos médias (et dans la société ici) ? Comment en est-on arrivé là ? Et que faire pour en sortir ?
Pour comprendre un peu plus, prenons quelques exemples d’images polémiques récentes. Commençons par un cas qui a fait grand bruit en Belgique : le meurtre de Sadia, jeune fille de nationalité pakistanaise âgée de 20 ans, le 22 octobre 2007 [4]. Le traitement médiatique de ce malheureux fait divers oscille entre des explications culturelles voire culturalistes, des pistes religieuses, des raisons de non intégration ou de non respect de droits de la femme, avec en fond le scénario parfait du père de la victime qui s’est enrichi en Belgique et qui aurait commandité le meurtre de sa fille à son fils. Aucune image féminine n’est citée parmi les méchants : c’est décidé, le barbare ici c’est l’homme musulman (représenté ici par l’image d’alliance du père et du frère). On parle de phénomène, de crime d’honneur, et on finit par organiser un débat au Sénat, une manifestation, toutes choses évoluant par ailleurs vers des discussions autour des mariages forcés, des mariages arrangés et des non mariages entre des personnes issues de l’immigration et belges autochtones. Avec ce débat, on élude la question de la non mixité sociale et de la violence faite aux femmes.
Un deuxième exemple d’images polémiques : celle née de l’affaire des caricatures du prophète de l’Islam. De nouveau, on a l’impression que la plupart des journalistes d’ici regardent avec un mélange de condescendance et d’incompréhension ce qui se passe chez certains musulmans. A aucun moment, les journalistes ne se disent que, par leurs écrits et leur attitude, ils pourraient être en train de contribuer à rajouter de la polémique et de l’incompréhension ou ceux qui pensent cela sont inaudibles.
D’autres exemples d’images polémiques sont cités dans le présent numéro d’Antipodes, l’affaire Joe, l’affaire des « bandes africaines ». Et d’autres encore sont frais dans les têtes : l’affaire des propos du pape sur l’Islam, l’affaire du meurtre de Ilan Halimi par la bande de Fofana à Paris, etc. Il est particulièrement intéressant de noter l’empressement à les nommer « affaires » pour de raisons qu’il serait tout aussi intéressant d’analyser.
Ces exemples d’images polémiques nous donnent deux informations importantes : d’abord, une information liée à l’utilisation des images polémiques pour faire l’esquisse du barbare (on peut largement définir des traits et le profil du « barbare » qui est le mauvais dans ces images polémiques - si vous n’êtes pas convaincu, essayez de faire l’exercice chez vous) ; ensuite, ces exemples nous montrent l’importance de la rubrique « fait divers » comme soupape pour se lâcher et « balancer » les images polémiques. C’est en fait une nouvelle vie pour la rubrique « fait divers » qui assure sa popularité : le fait divers « ethnique ». Même si cette rubrique, aussi vieille que les médias, n’est pas toujours bien cotée, il faut lui reconnaître l’intérêt et l’utilité de raconter des faits d’une époque [5]. Selon moi, le problème n’est pas le fait divers en soi, mais plutôt son ethnicisation récente et l’imposture liée au passage de l’observation d’un fait divers au phénomène de société.
Par ailleurs, on peut constater que les images polémiques sont souvent liées à certains types de zones sensibles [6]. Ces zones sensibles peuvent être liées à des contentieux historiques [7], à des archaïsmes [8] ou à des pratiques de façons de faire (mariages -arrangés ou pas-, éducation des enfants -faut-il les frapper ou pas, etc). En bref, les images polémiques ne seraient pas loin de la traduction journalistique de chocs culturels [9] au sens qui leur est donné par Margalit Cohen Emerique. Ce qui nous rassure, car cela veut dire que nous pouvons avoir dans le futur des outils d’analyse et peut-être -on peut rêver- de prévenir l’arrivée d’images polémiques.
Je disais un peu plus haut que la première imposture est le passage de l’observation d’un fait divers au phénomène de société. Je vais essayer d’étayer. Quand un crime est commis autour de moi, je trouve humain de le savoir, car je me préoccupe de ce qui arrive aux gens autour de moi. Quand Marc Dutroux a commis les crimes pour lesquels il a été jugé, j’ai préféré suivre cette histoire et en être informé. Mais si de ces crimes-là, quelque part quelqu’un avait dit que c’était à cause de son origine culturelle belge, j’imagine que je n’aurais pas été d’accord du tout. A partir de quand il y a phénomène de société alors ?
La question est trop complexe et dépasse largement le cadre du présent article. On peut dire qu’aucun des faits divers cités ne constitue, en soi, un phénomène de société. Qu’à cela ne tienne : pour éluder la question, le journalisme contemporain peut utiliser les sondages. C’est comme si on abrégeait la réflexion en utilisant des subterfuges : par exemple, il suffit d’avoir des sondages sur le sentiment d’insécurité (faits de préférence après l’« apparition » d’une image polémique) et les chiffres de la délinquance à qui on fait dire un peu ce qu’on veut pour renforcer l’idée d’insécurité. De même il suffit de citer des faits divers médiatiques isolés (l’affaire Redeker par exemple) et de ramener quelques témoins sur un plateau de télévision (trois ou quatre peuvent suffire) pour pouvoir parler d’un phénomène à large échelle d’attaques contre la laïcité. Le but de mon propos n’est pas pour autant de sombrer dans l’angélisme. Il est surtout de ne pas exagérer la portée de faits qui se passent : ce n’est pas parce qu’un fou ou un déséquilibré commet un meurtre et qu’il a les chaussettes noires qu’on doit se méfier de toutes les personnes ayant des chaussettes noires.
Le problème avec de tels faux phénomènes de société est qu’ils peuvent servir de bases faussement rationnelles à tous les euphémismes et les détours pour exprimer les formes du racisme métaphorique. Ces formes de racisme [10] ont ceci de remarquable : elles ne s’expriment pas frontalement et renforcent l’ordre social existant. Et elles renforcent également l’ordre culturel mondial avec l’idée que l’universel est une propriété de l’occident. L’analyse, par Pierre Tévanian, des formes de racisme républicain en France montre des thèmes qui reviennent souvent dans le racisme métaphorique : sécurité, laïcité, féminisme, etc, et ces thèmes ne sont jamais utilisés que comme métaphores pour parler d’autre chose [11]. Si on part des formes connues de racisme métaphorique [12] (métaphore sécuritaire, métaphore laïque, métaphore féministe, métaphore mémorielle et métaphore libertaire), on ne peut que constater qu’elles sont renforcées par les images polémiques et qu’à leur tour, elles renforcent l’idée que l’occident c’est l’universel.
Pour comprendre le lien entre Occident et universel, Sophie Bessis remonte loin dans l’histoire. Dans L’Occident et les autres [13], elle montre que « d’un côté (l’Occident), l’universel reste prisonnier des limites qui lui ont été posées depuis son invention, de l’autre on existe d’abord contre, avant de commencer à explorer d’autres définitions de soi ». La culture occidentale, « rendue tragiquement solitaire par l’ancienneté de son assurance, continue de vouloir définir seule les conditions d’accès à un universel moderne ». L’autre, quand il ne se soumet pas pour répondre à « l’injonction mimétique » qu’on lui adresse, est aussitôt « rejeté dans une altérité supposée être au pire un lieu de régression, au mieux un ailleurs admirable mais figé, d’où rien de neuf ne peut sortir ».
Occupé à « mesurer l’humanité de l’autre », l’Occident se place de fait dans une position de supériorité. Cette invention de l’universel, vu comme consubstantiel au développement de l’Occident, est largement partagée dans la société et largement médiatisée. Ainsi, on trouve, régulièrement ou souvent, certaines notions utilisées pour parler de l’Occident ou des occidentaux sans être questionnées (« valeurs universelles », modernité, humanisme etc.). Pour de nombreuses personnes, il serait non envisageable de parler d’un humanisme, d’une modernité ou de « valeurs universelles » autres qu’occidentaux. De façon duale, un révisionnisme historique s’installe pour dire que ce qui est négatif est universel : le racisme -théorie européenne datée du 19ème siècle- devient, par un tour de magie idéologique, « universel ». Le racisme est ainsi de plus en plus présenté comme existant dans toute société. Exit toute contextualisation de naissance de cette théorie.
On finit par avoir l’impression de tourner en rond en partant de l’universel comme propriété de l’Occident. Peut-être que pour arrêter cela, plus que jamais, le travail entamé par Pierre Tévanian sur le racisme métaphorique [14] devrait être utilisé comme base à une réflexion avec des journalistes sur une grille de vigilance par rapport aux images polémiques et à l’éventuel racisme métaphorique qui peut s’en suivre dans certains médias. En effet, si des recommandations concernant le racisme explicite dans la pratique journalistique existent [15], à ma connaissance, il n’existe rien concernant les racismes implicite et métaphorique. De plus, certaines réflexions sur l’interculturel peuvent être utilisées pour prévenir les images polémiques. Ce serait déjà pas mal de les utiliser pour essayer de « faire divers » sans passer par les faits divers.
[1] Définition institutionnelle de la Commission européenne, Ratification de la convention sur la protection et la promotion de la diversité des expressions culturelles - Discours du président de la commission européenne, José Manuel Barroso, Bruxelles, 19 décembre 2006.
[2] Les Sarrasins : L’islam dans l’imagination européenne au Moyen age, John Tolan, Flammarion, 2006.
[3] Ibid.
[4] « Sadia avait 20 ans. Dans quelques semaines, cette jeune femme d’origine pakistanaise aurait obtenu avec brio son baccalauréat de droit à la Haute Ecole provinciale de Charleroi. Mais lundi, son frère l’a abattue devant le domicile familial qu’elle avait quitté depuis plusieurs mois. Sadia voulait vivre à l’occidentale. Etudier, trouver un emploi et peut-être se marier en Belgique. Elle avait d’ailleurs trouvé l’amour auprès d’un jeune Carolorégien, et ce, alors que ses parents l’avaient mariée contre son gré au Pakistan. Sadia ne pouvait supporter ces règles intégristes que lui infligeait sa famille. Elle a donc fui, trouvant refuge chez des amis. » dans Le Soir « Trop occidentale pour vivre », Frédéric Dubois, le 27 octobre 2007.
[5] De plus, certains faits divers historiques sont devenus des œuvres artistiques : l’opéra Wozzeck basé sur la pièce de Büchner relate un fait divers du 19ème siècle « Moi, Pierre Rivière, ayant égorgé ma mère, ma sœur et mon frère » autre fait divers du 19ème siècle rendu populaire et édité par Michel Foucault est devenu le sujet d’un film de René Allio.
[6] Au sens donné à cette notion dans la méthodologie de formation en interculturel, « Le choc culturel », de Margalit Cohen-Emerique, Antipodes n° 145.
[7] Le contentieux historique vient des faits sociaux conflictuels qui ont eu lieu dans le temps. Les faits de l’histoire restent dans l’imaginaire des peuples (croisades, colonisation, esclavage, la Shoa, etc).
[8] Les archaïsmes sont des modèles de conduites anciennes, généralement problématiques que l’on a plus ou moins réussi à dépasser, soit individuellement soit par la société en général à travers des avancées collectives (promotion de la femme, libertés individuelles...).
[9] Le choc culturel est une situation conflictuelle qui se produit entre deux individus culturellement différents placés en interaction dans une situation sociale.
[10] Définies par Pierre Tévanian dans « La République du mépris », La Découverte, 2007.
[11] Ibid.
[12] Ibid.
[13] L’Occident et les autres, Sophie Bessis, La Découverte, 2003.
[14] Ibid.
[15] Association des journalistes professionnels