Une bulle médiatique

Mise en ligne: 20 juin 2008

L’affaire Joe Van Holsbeeck, par Chafik Allal et Jean Claude Mullens

Une partie de la presse francophone vit des moments difficiles [1] : les ventes de deux de ses principaux titres, Le Soir et La Libre Belgique (La Libre), sont en constante diminution depuis de nombreuses années. Pendant ce temps, La Dernière Heure (La DH), journal à lectorat supposé plus populaire, séduit des lecteurs de plus en plus nombreux. Ce journal, dont la ligne éditoriale consiste à donner « le maximum sur les points forts qu’attend le lectorat, c’est-à-dire le sport, les faits divers, la télévision, le people » [2], est désormais cité comme exemple de réussite.

Dans un tel contexte, il est intéressant d’examiner la façon dont cette presse a traité un fait divers qui a fait beaucoup de bruit en Belgique : le meurtre de Joe Van Holsbeeck en pleine journée à la gare centrale de Bruxelles en avril 2006. En regardant de près, on est tout d’abord frappé par l’impressionnante couverture accordée à l’évènement : en une semaine, la presse écrite lui a consacré un nombre élevé de Unes (5 pour La DH, 5 pour Le Soir et 3 pour La Libre), de pages (21 pour La DH, 22 pour Le Soir et 13 pour La Libre) et d’éditoriaux (Un pour La DH, quatre pour Le Soir et trois pour La Libre). Par analogie avec les bulles immobilières, on pourrait qualifier ce phénomène de bulle médiatique : un phénomène de gonflement d’un sujet médiatique, entretenu par un mimétisme spéculatif et un jeu d’échange et de surenchère informationnelle.

Il semblerait que cette bulle médiatique ait été déclenchée par la télévision. Ainsi, selon Bruno Clément, chroniqueur judiciaire à la RTBF, « il y a eu une sorte d’emballement médiatique. Le 12 avril, on n’en a même pas parlé. Le 13, on a couvert l’extraordinaire opération de police d’une centaine d’hommes à la gare centrale » [3]. Les propos de Marc Lits, spécialiste des médias à l’Université catholique de Louvain, vont dans le même sens quand il reconnaît que « même si les journalistes sont prudents, ont des réserves, ont des règles déontologiques, ont une forme d’autocensure, il y aura toujours un moment où ils vont se dire : c’est une bonne image ; c’est un peu dur à dire mais esthétiquement c’est quelque chose d’intéressant à montrer et en plus c’est fort par rapport à l’évènement » [4]. Une « extraordinaire » opération de police d’une centaine d’hommes, perçue comme une image télévisuelle intéressante : c’est par ceci que commence le traitement médiatique de ce fait divers. A partir de ce moment-là, la RTBF tient son sujet pour le week-end. On y trouve tout ce qui transforme une information en bonne histoire, selon les règles enseignées dans les écoles de journalisme : le format, l’émotion, le suspense de l’enquête, l’action. De plus, l’évolution par épisodes donne la possibilité d’une suite dans la diffusion durant ce week-end de Pâques particulièrement pauvre en évènements. En bref, une histoire avec une belle dramaturgie, un feuilleton tombé du ciel. C’est probablement un début d’explication partielle de la surmédiatisation de ce fait divers triste et tragique.

Voyant la télévision accaparer le sujet -et le traiter abondamment- la presse écrite veut recréer, dès son retour dans les kiosques, l’émotion ressentie par les téléspectateurs. Pour ce faire, elle va sortir les outils dont elle dispose en y mettant tout le pathos nécessaire : interviews, reportages, avis d’experts, commentaires et photos pour jouer sur le même registre émotionnel que la télévision. La « circulation circulaire de l’information » [5] va ensuite alimenter la bulle médiatique.

Comme on peut l’observer parfois dans la description des faits médiatiques, deux paramètres ont joué un rôle déterminant dans le gonflement de la présente bulle : le mimétisme médiatique et l’hyper-émotion [6]. A ce sujet, on peut d’ailleurs se demander si on n’est pas en train d’assister à un déplacement de la ligne de démarcation entre les journaux dits sérieux (Le Soir et La Libre, par exemple) et d’autres journaux plus traditionnellement portés sur une forme de sensationnalisme (La DH, par exemple). Dans la presse belge francophone, la tentation de copier les recettes de La DH -une certaine idée de la proximité et un traitement brut des faits divers -est de plus en plus forte. Mais à ce jeu, les journalistes de La DH semblent avoir une longueur d’avance. Ils ont fait preuve, dans le traitement de cette affaire, d’une grande maîtrise : leurs articles ont été d’une rigueur exemplaire ; même la description des meurtriers présumés a été remarquablement faite (cheveux noirs, yeux noirs, etc), évitant ainsi d’utiliser des types « ethniques ». Mieux : le jour des funérailles de Joe Van Holsbeeck, La DH s’est distanciée par rapport au discours, alors très répandu, sur une responsabilité « ethnique » ou « communautaire » de la violence, en rappelant que les coupables dans ce type d’affaires sont d’origines très diverses [7].

Cette bulle médiatique a été caractérisée par de nombreuses dérives. Celles-ci soulèvent de nombreuses questions sur les pratiques journalistiques. En particulier, de telles dérives contribuent à réduire la portée de certains beaux slogans utilisés comme leitmotivs par les médias. Le Soir avait, par exemple, fait de l’égalité des chances et de la lutte contre les discriminations, un de ses slogans [8] pendant l’automne 2005. Ceci laissait présager une ligne éditoriale encore plus vigilante sur des thèmes chers à l’extrême droite (insécurité, immigration, délinquance, etc).

Malheureusement, on constate que ni Le Soir ni La Libre ne refusent de publier des écrits pouvant légitimer les idées les plus réactionnaires [9]. Ce déplacement de limite à l’intérieur de certaines rédactions s’observe également, et de plus en plus souvent, dans le cadre d’autres bulles médiatiques : citons, par exemple, l’affaire Redeker, l’affaire des propos du pape sur l’islam, l’affaire des caricatures de Mahomet, etc. Un tel déplacement de limite semble résulter d’un phénomène récurrent qu’on pourrait décomposer de la manière suivante : on parle beaucoup d’un évènement, éventuellement de façon spéculative ; il prend de l’ampleur, entre autres, parce qu’on en a parlé ; on est obligé de le commenter et d’en parler encore plus car il a pris de l’ampleur. Et on a l’impression que, sur certains sujets, ce cercle tourne longtemps avant de s’arrêter. Se prévalant de décrire les faits avec neutralité, les journalistes participent ainsi à la création de nouvelles réalités. Ils présentent ensuite celles-ci dans des articles qui semblent être esclaves les uns des autres, chacun d’eux renforçant la crédibilité des précédents.

Dans le cas du meurtre de Joe Van Holsbeeck, on peut avancer l’hypothèse que la version initiale du fait divers -deux Maghrébins tuant un « Blanc » au centre de Bruxelles, capitale de l’Europe- représente une information esclave de l’affrontement des civilisations [10]. Cette grille de lecture semble être de plus en plus utilisée pour donner de la visibilité à un évènement [11]. Ainsi, de façon générale, en lisant Le Soir ou La Libre, on continuera à avoir l’impression d’une opposition de principe au choc des civilisations, mais la pratique, notamment basée sur la production régulière d’informations esclaves, semble contredire parfois cette position apparente. Le traitement, par certains journalistes, du meurtre de Joe Van Holsbeeck a sans doute eu pour effet de banaliser et de renforcer l’opposition entre « eux » et « nous ».

Durant le gonflement de la bulle médiatique, nos « faiseurs d’opinion » ont contribué à créer une forte pression dans la société et au sein des instances politiques : on a ainsi vu les politiciens se sentir fortement poussés à durcir les mesures de prise en charge des jeunes délinquants. Cependant, on peut noter l’amnésie et la légèreté dont ont fait preuve certains commentateurs et journalistes après le dégonflement de la bulle : pour justifier l’importance accordée à ce fait divers, ils se sont cachés derrière la théorie du « mort kilométrique » [12] et les informations que le parquet aurait rendues publiques au sujet du type « nord-africain » des meurtriers. Et après des mea culpa enrobés, aseptisés et de circonstance, certains étaient déjà à l’affût d’événements qui leur permettraient de lancer puis de gonfler de nouvelles bulles médiatiques. Ils feignent d’ignorer le danger que représente cet exercice pour nos sociétés dans leur ensemble.

[1Lire Adrien Gonthier, « Frontière linguistique, frontière politique, une presse en crise », Le Monde diplomatique, mai 2003.

[2Telle que définie par le rédacteur en chef, Michel Marteau, dans un reportage du journal télévisé de la RTBF, le 14 mai 2006.

[3Cité par Libération, le 11 mai 2006.

[4Reportage du Journal télévisé de la RTBF, le 14 mai 2006.

[5Pierre Bourdieu, Sur la télévision, Raison d’agir, 1996.

[6Ignacio Ramonet, La tyrannie de la communication, Ed. Galilée, 1999.

[7La DH a publié une analyse sur l’origine des coupables dans des affaires récentes ayant une qualification juridique a priori similaire à celle que pourrait avoir l’affaire de la gare centrale : des faits d’ « assassinat en vue de faciliter un vol ».

[8Au centre de la campagne de communication pour le lancement en 2005 de son nouveau format berlinois, Le Soir a utilisé la technique publicitaire du « teasing » pour attirer à tout prix l’attention via un message choquant. Ainsi, une affiche faisait miroiter un emploi aux immigrés prêts à renier leurs différences (dépigmentation de la peau et démarche d’effacement du casier judiciaire, entre autres). Le Soir avait par la suite lancé sa campagne autour du slogan « Le Soir se lève contre l’inacceptable » avec comme points forts la lutte contre les injustices, le racisme, l’intolérance, les inégalités... en bref, pour un monde meilleur.

[9Comme montré ci-après dans l’article intitulé « Dérives dans la presse belge : le cas du meurtre de la gare centrale ou l’affaire Joe Van Holsbeeck. » écrit par les mêmes auteurs.

[10Par exemple, commentant ce meurtre, le philosophe médiatique Guy Haarscher a évoqué un problème de civilisation dans une interview donnée à La Libre le 19 avril 2006.

[11Notons que, en avril 2006, les bulles médiatiques liées à l’affaire des caricatures de Mahomet et à celle du meurtre de Ilan Halimi (jeune Juif séquestré et tué à Paris en janvier 2006) venaient à peine de se dégonfler.

[12Cette notion se résume par le fait qu’un voisin qui meurt a plus d’impact que cent personnes qui meurent à dix mille kilomètres de distance. Donc, plus l’événement est proche de nous, plus il a de l’importance. Ce rapprochement peut être géographique, racial, religieux, continental ou professionnel.