J’avais quarante ans en 2004

Mise en ligne: 6 février 2007

Quarante ans, dit-on, c’est l’âge de lamaturité, le temps de faire la part des choses.
L’occasion de faire le point avec quelques unes des ONG historiques de la coopération
belge. Tout comme sur les quarante ans d’immigration marocaine en Belgique,
par Andrés Patuelli

Frères des hommes, une petite toute grande

Frères des hommes a été l’une des premières ONG à être reconnue comme partenaire par le gouvernement belge et par l’Union européenne. Cette « grande » de la coopération au développement belge travaille pourtant avec une petite équipe, composée actuellement de six personnes, et son budget n’est pas énorme non plus. Basée à Bruxelles, Frères des hommes collabore actuellement, à échelle européenne, avec des organisations partenaires en Amérique latine, aux Caraïbes, en Afrique et en Asie. Elle met en place également des actions de sensibilisation en Europe. Frères des hommes a eu une dimension européenne dès le début. Créée en France au début de 1965, d’autres représentations autonomes verront très rapidement le jour en Belgique d’abord - en octobre de la même année-, au Luxembourg, en Italie et en Espagne ensuite.

Cecilia Díaz travaille à Frères des hommes depuis dix ans. Responsable des projets pour l’Amérique latine, elle est également membre du Conseil d’administration de l’ONG.

• Comment comptez-vous fêter ses quarante ans ?

• Une exposition de photographies de Sebastião Salgado, Exodes, a lieu à présent à la galerie Bortier à Bruxelles. L’année prochaine, nous pensons réaliser des ateliers de formation pour des groupes bien ciblés, mais nous voudrions également toucher un public plus large à travers des nouvelles activités artistiques. Nous voudrions illustrer les différentes manières de concevoir la coopération que Frères des hommes a connue au long de son histoire.

• Quel message voudriez-vous faire passer ?

• Nous voudrions partager justement cette évolution dans la conception de la coopération au développement, car elle est très représentative du parcours de l’ensemble des ONG européennes : de l’aide d’urgence des premiers temps aux liens de partenariat Nord-Sud d’aujourd’hui, en passant par l’envoi de coopérants et le soutien aux mouvements de libération.

• Comment ces changements ont-ils eu lieu ?

• Les premières années ont été marquées par la découverte et la mise en exergue de la pauvreté et de la souffrance des populations du Sud. Nous organisions alors des campagnes de récolte de vêtements et de nourriture. Puis, pendant les années septante, nous avons voulu nous impliquer davantage en envoyant des coopérants sur place. A partir des années quatre- vingt, Frères des hommes a toutefois abandonné cette piste, pour soutenir plutôt les mouvements de libération et les organisations de la société civile du Sud, estimant qu’elles étaient mieux placées que nous pour mener les changements nécessaires. L’accélération de la mondialisation ces derniers années, nous a poussés cependant à comprendre que les problèmes du Sud étaient liés aux décisions prises au Nord. Depuis lors, nous avons mis l’accent sur la résolution des causes structurelles des problèmes, en stimulant la solidarité entre des acteurs sociaux du Nord et du Sud. En regardant en arrière, je peux constater que la notion de partenariat a toujours été à la base de l’évolution de Frères des hommes. Admettre qu’on doit et qu’on peut avoir des rapports égalitaires avec les organisations du Sud, a été très révolutionnaire à un moment donné. Et il l’est encore et toujours aujourd’hui !
• L’opinion publique belge a-t-elle évolué elle aussi ?

• Certainement. Si jusqu’aux années septante le soutien était essentiellement d’ordre caritatif, dans les années quatre-vingt les mouvements de solidarité avec les pays d’Amérique latine et d’Afrique, victimes de dictatures et de la répression, étaient très forts. Ce type d’engagement existe moins à présent. La vision urgentiste dominante à présent constitue, à mon avis, un retour à la case de départ.

• Quarante ans, c’est l’âge de la maturité... Est-ce le cas chez vous ?

• La vie d’une personne est bien différente de celle d’une organisation. Cela dit, il est vrai qu’au fil des années nous avons acquis une certaine expérience qui nous mettons au profit des nouveaux acteurs. Nous travaillons pour l’instant avec des communes belges qui commencent à s’intéresser à la coopération. Nous sommes toujours à la recherche : le monde change continuellement et nous nous questionnons en permanence sur le rôle à jouer dans des nouveaux contextes.

Oxfam Solidarité, vitesse de croissière

Oxfam-Belgique est née un peu avant Frères des hommes, en septembre 1964. Ses fondateurs se sont eux aussi inspirés d’une initiative née à l’étranger : l’Oxford Committe for Famine Relief, fondé au Royaume Uni en 1942, qui serait plus connu à partir des années soixante par son adresse télégraphique, Oxfam. A côté de Frères des hommes, Oxfam- Belgique constitue un véritable paquebot : les trois associations la constituant prises ensemble -Oxfam-Solidarité, Oxfam- Wereldwinkels et Magasins du Monde- Oxfam- comptent plus de 380 salariés, presque dix mille bénévoles, 300 magasins et des centaines de partenaires de par le monde.

Stefaan Declerck est le secrétaire général d’Oxfam-Solidarité depuis 1995, après avoir passé quinze ans au Nicaragua et au Salvador comme représentant de son organisation.

• Quelle est la raison d’être d’Oxfam aujourd’hui ?

• En deux mots, je dirais que nous sommes là pour accentuer le respect des droits sociaux et économiques. Si les accords pris à l’Organisation mondiale du commerce doivent être obligatoirement respectés par les Etats qui les souscrivent, nous ne comprenons pas pourquoi ceux qui portent sur des matières sociales et économiques, adoptés au sein des Nations unies et d’autres institutions internationales, ne sont pas contraignants eux aussi.

• S’agit-il du même combat des les débuts ou est-ce tout autre chose ?

• Je crois que nous continuons à lutter contre la faim dans le monde, tout en menant un combat politique de plus longue haleine. Notre objectif a toujours été de s’attaquer aux causes des problèmes et pas seulement à leurs symptômes. Le contexte a bien évidemment changé ces quatre dernières décennies. Ainsi, si dans les années soixante nous étions centrés sur les processus de décolonisation, en particulier en Afrique, à présent nous nous battons pour le respect des droits sociaux et économiques, si menacés par le modèle ultra-libéral. Dans les années quatre-vingt, nous avons cru au modèle alternatif de société proposé par les sandinistes au Nicaragua, mais aujourd’hui la situation de ce pays n’est guère différente de celle de ses voisins : ils sont tous confrontés au même type de mécanismes économiques.

• Ces changements ont induit également une évolution dans votre organisation...

• En effet. La plupart de nos actions ont désormais une orientation plutôt thématique, genre souveraineté alimentaire ou droit au travail. Il y a certains pays nonobstant qui nous tiennent particulièrement à coeur, comme Cuba, le Sahara Occidental et la Palestine.

• Les moyens dont vous disposez ne sont pas les moindres. Peut-on dire que vous développez une sorte de diplomatie parallèle ?

• C’est vrai qu’on essaye de promouvoir la solidarité de peuple à peuple -mais toutes les ONG de coopération font de même- comme aujourd’hui avec la Palestine... tout en demandant aux décideurs belges et européens de prendre une position plus claire sur le conflit. Ce n’est pas la première fois que nos vues divergent de celles de nos décideurs politiques. Pour reprendre le cas de Nicaragua, nous étions du côté du gouvernement sandiniste, ce qui n’était absolument pas du gré des nos dirigeants. Léo Tindemans, démocrate-chrétien flamand, au pouvoir à l’époque, par exemple, soutenait avec dévouement la contre révolution.

• Comment parvenez-vous à concilier vos valeurs et les tracasseries administratives imposées à une institution comme la vôtre ?

• Le grand défi de toutes les ONG est de réussir à marier objectifs et professionnalisme. Dans notre cas, le côté « entrepreneur » a toujours fait partie de notre modalité de travail. Oxfam- Belgique c’est aussi des magasins de commerce équitable et de vêtements de seconde main. Si nous voulons, d’autre part, prendre au sérieux le mandat de notre organisation, nous nous devons d’être le plus professionnels possible. Les ONG sont de plus en plus jugées par ce qu’elles parviennent à obtenir, par les résultats de leurs actions.

Solidarité socialiste, sans parti pris

Solidarité socialiste, l’ONG du mouvement socialiste, est née en mai 1979 : elle n’a donc « que » 25 ans. En regardant de plus près, l’on découvre toutefois que son histoire commence déjà aux temps de la guerre civile espagnole, quand le Parti ouvrier belge fonda l’Entraide socialiste, pour accueillir les familles des combattants républicains.

Jacques Bastin est le directeur de l’ONG depuis 2002, moment où il est revenu à Solidarité socialiste après une période de travail en Afrique pour le consortium européen Accord et en Belgique à ITECO.

• Comment est née Solidarité socialiste ? Vous sentez-vous comme les héritiers de l’initiative entreprise par le Parti ouvrier belge aux temps de la guerre civile espagnole ?

• En 1979 l’Entraide socialiste se divise en deux entités distinctes : d’une part Solidarité socialiste-Service social, est chargée de l’accueil des réfugiés politiques et des étudiants du tiers monde ; d’autre part Solidarité socialiste-Fonds de coopération au développement s’occupe, elle, comme son nom l’indique, de coopération au développement. Ce sont deux asbl distinctes, pour deux métiers jugés différents. Cette distinction faite à l’époque est intéressante : aujourd’hui, dans le contexte de la mondialisation, on aurait plutôt tendance à considérer qu’il s’agit de deux faces de la même monnaie : le Sud et le Nord, le Sud au Nord, les liens entre inégalités de développement et migrations. De cette séparation, Solidarité socialiste - FCD a peut-être un peu perdu de sa filiation avec l’Entraide socialiste de 1936 et de la solidarité alors exprimée avec les militants républicains espagnols et la lutte contre le fascisme. Encore que l’ONG est restée très active dans la solidarité avec les exilés politiques chassés par les dictatures et par les dernières guerres coloniales. Dans tous les cas, quand il s’agit de réaffirmer l’identité de notre ONG, c’est dans cette direction que nous allons chercher nos racines, celles de l’internationalisme, de la solidarité internationale entre progressistes, entre mouvements sociaux. En ce sens, cela nous différencie des ONG de la génération des années soixante, qui naissent dans la foulée des processus de décolonisation.

• Quel regard portez-vous sur votre passé ? Y a-t-il des étapes qui vous tiennent particulièrement à coeur ?

• Malgré ses lointaines racines que je viens d’évoquer et sa filiation idéologique, je ne pense pas que Solidarité socialiste ait échappé aux modèles de développement dominants et à leurs évolutions tels que systématisés par Guy Bajoit. Il y a eu des savants mélanges, bien sûr, avec tout ce que cela peut vouloir dire comme regards portés sur le Sud, un assortiment de bienveillance, de tiermondisme et d’européo-centrisme. A contrario, Solidarité socialiste a développé au cours de son histoire une capacité importante d’autoanalyse et de regard critique sur ses propres pratiques. Ce qui lui a permis de remettre régulièrement en cause sa façon de faire, et faire évoluer significativement ses analyses et ses relations de partenariat vers des projets communs se traduisant dans des actions menées tant au Sud qu’en Belgique.

• Quelques ONG, nées à l’abri d’une filiation religieuse ou même politique, sont devenues « autonomes » et « pluralistes ». N’avez vous pas senti cette nécessité ?

• Au contraire, Solidarité socialiste a réaffirmé son ancrage socialiste dans la société belge francophone. C’est sa spécificité en tant qu’ONG belge. Nos liens privilégiés s’expriment avec le mouvement socialiste : les syndicats, les mutualités, les Femmes prévoyantes, les organisations de jeunes, le parti... La filiation de Solidarité socialiste est celle du mouvement ouvrier. Ce tissu social constitue notre terrain d’action, de sensibilisation, d’éducation à la solidarité internationale, de plaidoyer politique pour des rapports Nord-Sud justes. Nos relations de partenariat, quant à elles, ne sont pas conditionnées par notre appartenance idéologique en tant que telle, mais bien par les valeurs progressistes que nous partageons et la conception commune d’un développement démocratique, juste et solidaire.

Immigration marocaine en Belgique : Ce n’est pas encore le temps de la fête

La fondation en 1964 de plusieurs ONG de coopération au développement coïncide avec la signature, le 17 février de cette année-là, de la Convention entre la Belgique et le Maroc relative à l’occupation de travailleurs marocains en Belgique, un accord qui marque symboliquement le début de l’immigration marocaine dans ce pays. Il s’agit d’une coïncidence, car si l’origine de la coopération est liée à la fin de la colonisation belge en Afrique, l’arrivée des travailleurs marocains et de leurs familles en Belgique est liée, elle, à des circonstances économiques internes à la Belgique. A la pénurie de main d’oeuvre de l’après guerre. Hassan Bousetta, chercheur au Centre d’études de l’ethnicité et des migrations de l’Université de Liège, est le président de l’Espace mémorial de l’immigration marocaine, EMIM, une association qui s’est constituée pour commémorer les quarante ans de l’accord belgo-marocain.

• Pourquoi la Belgique est-elle allée chercher des travailleurs au Maroc ?

• La Belgique aurait pu recruter des travailleurs dans ses anciennes colonies, à l’instar de la France, des Pays-Bas et de la Grande- Bretagne, mais le secteur patronal craignait que ce départ augmente le prix de la main d’oeuvre dans les colonies d’alors. Vu que le nombre de Belges qui acceptaient de travailler dans les mines ne suffisait pas, le gouvernement s’est orienté d’abord vers l’Espagne, la Grèce et l’Italie, mais comme cela ne suffisait toujours pas, il s’est tourné vers le Maroc et la Turquie. Au Maroc, la Belgique a réalisé une véritable campagne de publicité pour convaincre les gens à partir.

• Et l’accueil n’a pas suivi...

• La politique d’accueil a été très déficiente voire absente. Elle a dû être assurée par les églises, par les syndicats ou par les employeurs eux-mêmes, car l’accord ne prévoyait rien en matière de culture, d’apprentissage de la langue, de structures d’enseignements pour les enfants. Tout cela n’est venu que très tardivement. Pendant plusieurs décennies la politique d’accueil a été très déficitaire.

• Dans quel état d’esprit commémorez-vous cet accord ?

• Nous ne fêtons pas cette convention, nous la commémorons : elle était très mauvaise, il n’y a aucune raison donc pour la fêter. Cela dit, cet accord a eu des conséquences économiques, politiques et culturelles très importantes, car il va amener en Belgique des dizaines de milliers de Marocains. Le point de départ n’était pas très heureux, mais nous nous battons pour que la suite soit meilleure. Ce ne pas pour rien que le mot d’ordre de notre commémoration est « de l’immigration à la citoyenneté ».

• La situation est-elle meilleure aujourd’hui, à votre avis ?

• L’évolution est paradoxale. Les immigrés marocains ont montré beaucoup d’ouverture envers la société belge. Il y a pas mal d’entre eux qui ont réussi dans les domaines de la politique, de la culture, des arts, des sports ou de la recherche, mais beaucoup de jeunes sont confrontés en même temps à des problèmes d’emploi, de formation... de discrimination. Et puis, les Marocains sont aussi des musulmans, ce qui dans le contexte actuel a énormément de répercussions sur leurs vies : beaucoup d’entre eux ont adopté une attitude de repli.

• Vos activités ont-elles reçu le soutien des pouvoirs publics ? Cette commémoration servira-t-elle à faire avancer vos revendications ?

• Tous les partis démocratiques, plusieurs ministères ainsi que de nombreuses institutions ont soutenu notre projet, y compris sur le plan financier. De ce point de vue, nous sommes extrêmement contents. En ce qui concerne les revendications, ce n’est pas à l’EMIM d’en faire un catalogue, car elle n’est qu’une plate-forme sur laquelle tout le monde peut participer. L’EMIM tient le discours général sur la commémoration, mais chacun des partenaires qui y ont adhéré -plus de cinquante - peut décliner les quarante ans comme il l’entend. Je crois que nous avons réussi à sensibiliser les décideurs, mais il faut continuer. Je suis optimiste sur l’impact de cette initiative, mais il ne faut pas oublier que nous ne sommes qu’une simple association : à chacun maintenant de faire son travail là où il est.

• Comment se présente aujourd’hui votre communauté ? Comme des Marocains, comme des Belges, comme des Belgo-marocains ?

• Ce n’est pas pour contourner la question, mais je dirais que c’est à eux de choisir. Il faut laisser la liberté d’identification aux gens. De plus en plus de Marocains se voient comme des musulmans, mais ceux qui se détachent de la religion sont nombreux aussi ; d’autres se situent comme des Belges... les choix identitaires sont multiples. La construction de leur identité dépend des différents courants idéologiques et religieux existant dans notre communauté, mais aussi en fonction des générations et du genre... Le spectre des positions est large. Notre communauté est très diversifiée.