Dans le numéro 235 d’ANTIPODES, nous avions choisi le format de Bande Dessinée pour documenter le processus du « Cercle de Pratiques en pédagogie critique », ayant eu lieu durant l’année académique 2021-2022. Le Cercle est né de la remise en question des pratiques et des postures de formateurs.trices et d’enseignant.e.s dans différentes modalités éducatives d’éducation formelle, non formelle ou informelle : que ce soit dans le système scolaire, en éducation permanente, en éducation à la citoyenneté mondiale et solidaire (ECMS) en ONG, en extra-scolaire, etc.
Dans ce qui suit, nous prenons comme éléments de systématisation les témoignages et récits de ces expériences de certaines de ces rencontres telles que racontées, à chaque fois, par une des participantes. Ça pourrait être l’ébauche d’un carnet de notes pour une systématisation ou encore d’autres processus à venir, qui sait ? Nous avons choisi de les transmettre comme nous les avons reçus, sans trop travailler, harmoniser ou « lisser » la forme.
Tous, nous cherchons le bon chemin…
Tous, nous semblons nous poser cette même question à propos de nos pratiques pédagogiques : « Comment articuler nos devoirs et obligations, les besoins des jeunes, les attentes des familles, nos rêves et nos engagements, tout en restant fidèles à nous-mêmes ? »
Il est donc essentiel pour nous de mieux comprendre notre mode de fonctionnement, d’analyser nos manières de faire, avec peut-être l’espoir (à peine dissimulé) qu’un regard extérieur nous aidera à prendre du recul sur ce métier dans lequel nous nous sommes engagés, surtout quand nous sommes trop impliqués pour faire taire nos inquiétudes personnelles.
Alors, en ce jour de décembre, Marie et moi nous jetons à l’eau et partageons un peu de notre travail, ce travail sur lequel nous nous interrogeons tant. Cours de philosophie et citoyenneté au degré supérieur dans une école secondaire technique et professionnelle bruxelloise et cours de religion catholique (obligatoire pour tous les élèves) en 1ère et 2ème primaire, dans une grande école libre d’une petite ville proche de Namur.
Tout semble nous opposer : âge des élèves, cours dispensé, formation personnelle, conditions de travail, environnement socio-culturel…
Et là, quelle n’est pas notre surprise !
Force est de constater que nous faisons le même travail ! Avec des contraintes externes différentes, certes, mais nos objectifs sont identiques et les valeurs qui nous guident se rejoignent : nous tentons d’œuvrer pour que nos jeunes se connaissent mieux, qu’ils trouvent leur place dans une société égalitaire et respectueuse de tout un chacun.
Alors les langues se délient, les discussions prennent vie, les expériences se partagent. Les incertitudes comme les petites victoires sont mises en commun… D’une école à l’autre, d’un monde à un autre, nos réalités sont plutôt similaires.
D’abord, nous rencontrons les mêmes difficultés, les mêmes freins, les mêmes craintes : hiérarchie, paperasserie, manque de moyens, manque de temps, peur du « qu’en dira-t-on ? », absence de reconnaissance, …
Côté interrogations, nous épinglons rapidement les questions qui nous tiennent à coeur. Comment évaluer des échanges de points de vue, l’enrichissement de la pensée, la découverte de l’autre et du monde ? Comment rester neutre, ne pas « influencer » les jeunes face à nous, sans pour autant tolérer certaines dérives dans l’affirmation de l’individualité ? A l’inverse, comment protéger la liberté de pensée (ou simplement de penser), éviter le formatage grandissant quand tout nous pousse à intégrer une société dépendante des médias et des multinationales afin de subvenir à nos propres besoins (distributeurs de cola dans les écoles, écoles libellées microsoft, …) ?
Comment ne pas être complice des inégalités sociales que nous dénonçons ?
Nous aimerions résister à certains diktats économiques ou politiques pour revenir aux fondements de notre métier. Nous aimerions être disponibles pour accompagner nos jeunes dans l’apprentissage, pour penser notre pédagogie loin des systèmes axés sur une efficacité mesurable. Nous aimerions nous inspirer des pédagogies centrées sur les apprenants, leurs réalités et leurs besoins.
En ce qui concerne les victoires, enfin, nous nous reconnaissons dans les petites choses : une parole d’enfant, un merci, un projet abouti, un changement infime au sein d’un groupe…
En réalité, on se sent un peu moins seul… Faire un pas en avant sur un chemin non balisé est moins inquiétant car nous partageons le même horizon.
Saisissant le moment, nos formatrices avisées ont sorti de leur sac à dos un outil de circonstances : une boussole… « Quoi de plus logique pour trouver le bon chemin ? », penserez-vous certainement. Mais il ne s’agit pas de n’importe quelle boussole ; il s’agit d’une « boussole pour l’action » créée par ITECO.
Penser, c’est bien… Agir, c’est mieux. Mais pas n’importe comment.
Malgré mes médiocres capacités en matière d’orientation (surtout à Bruxelles, pour rejoindre les locaux d’Annoncer La Couleur - ALC), je concentre toute mon attention sur le cadran qui nous est présenté.
Autour d’un sujet (ici, l’endoctrinement), MOI, le CONTEXTE, le PUBLIC/les PARTENAIRES et l’ACTION, apparaissons comme 4 points cardinaux à déterminer pour agir en toute connaissance de cause. Et efficacement, sans doute.
A nouveau, on se sent moins seul…
Bien sûr, pour ne pas perdre le nord, je dois me situer moi-même, individu de besoins, doué de pensée, nourri de rêves, riche de forces et de faiblesses.
Qui dit éducation, dit aussi élèves, apprenants, jeunes, qui, comme nous, arrivent avec une histoire, une vie, une famille, des atouts et des besoins, une culture qui leur sont propres… Des individus uniques cherchant leur place dans un système. Ils sont à la fois public et partenaires.
Naturellement, nous évoluons dans un contexte particulier, influencé par des enjeux de pouvoir et rapports de forces … L’économie, la société, la culture, chaque protagoniste veut sa place en haut de l’échelle pour ne pas se retrouver en bas… Dominer pour ne pas être dominé…
Enfin, face à moi, apparaît l’action, tant attendue… D’abord, dans quel but vais-je agir ? Quels sont mes objectifs à court ou long terme ? Comment agir ? Quelles ressources vais-je mobiliser ? Quelles connaissances et quels outils ? Pouvons-nous allier nos forces ? Il faut des stratégies, concrètes, réalisables car si l’utopie a le mérite de mobiliser les esprits, elle ne se suffit pas à elle-même. Il faut un plan.
Cette boussole sera le premier d’une longue série d’outils que nous découvrirons au fil des rencontres. Elle guidera à de nombreuses reprises nos réflexions, nos recherches, nos lectures et nos possibles actions.
Me revient à l’esprit un acte constitutif de l’UNESCO :
« Les guerres prenant naissance dans l’esprit des hommes, c’est dans l’esprit des hommes que doivent être élevées les défenses de la paix ».
Dans notre monde actuel, l’enjeu est de taille…
Une autre lecture vient approfondir notre réflexion : « Paulo Freire et la non-neutralité de l’éducation » (Article de Julia Petri, 2021, dans Antipodes, revue d’ITECO). Cet éducateur et pédagogue brésilien, profondément engagé en faveur de l’éducation populaire comme levier de transformation sociale et politique, auteur de « La pédagogie de l’opprimé », a agité les consciences. Selon lui, l’enseignant, l’éducateur, en restant « neutres » participeraient à la reproduction de l’idéologie de la classe dominante. « L’éducation marche constamment au-delà d’elle-même. Il n’existe pas d’éducation sans objectif, sans finalité. C’est ce qui empêche sa neutralité ou celle de l’éducateur ». (Freire 1991). Bouleversant.
Je suis réellement bouleversée. Pas un jour sans que les médias nous interpellent à propos de la neutralité de l’enseignement ou de la réduction des inégalités sociales… Pas un jour sans qu’on nous rappelle notre devoir d’accompagner nos élèves, futurs citoyens responsables, à prendre une place active dans la société néolibérale que nous leur proposons, tout en éveillant leur esprit critique et en ouvrant leur regard au monde…
L’éducation serait-elle un enjeu de taille pour la viabilité d’un système où les dominants œuvrent avec acharnement afin de maintenir leur position de supériorité ? L’enseignement et ses acteurs pourraient-ils, petit à petit, se transformer en vulgaires outils au service d’un monde où les injustices et inégalités seraient acceptées avec résignation ?
Aujourd’hui, chacun de ces petits gestes que je pose au quotidien dans mon métier retrouve plus de sens. Je me souviens des raisons pour lesquelles j’ai choisi de devenir institutrice.
Aujourd’hui, chaque détail, que nous jugeons insignifiant dans nos pratiques personnelles, est porteur de d’espoir au regard des participants de notre groupe. Visiblement, je ne suis pas la seule à avoir, il y a déjà un bout de temps, rêvé d’égalité, d’équité, d’émancipation sociale, de citoyenneté pour ces jeunes avec lesquels nous travaillons jour après jour.
En réalité, nous agissons déjà. Sans en avoir forcément conscience mais nous ne restons pas passifs. Dans la mesure de nos possibilités, de nos moyens, du temps dont nous disposons, mais nous agissons, nous persévérons… Nous nous questionnons encore et encore : « Que faire pour bien faire ? » Comme le colibri de la légende, nous essayons de faire notre part.
Chaque discussion constructive autour de la place accordée aux réseaux sociaux, de l’homosexualité, du port du voile ou de la liberté est une goutte d’eau pour aider ces jeunes à apaiser leur soif de reconnaissance. Chaque réflexion autour de nos choix de consommation, chaque gourde utilisée en lieu et place de bouteilles en plastique participe à protéger notre planète en danger. Chaque peinture, chaque poème, chaque chanson fredonnée alimente la capacité des enfants à devenir créateurs de leur avenir.
Chaque geste posé pour aider celui qui en a besoin, connu ou inconnu, donne confiance en la capacité de l’homme à être solidaire et à faire preuve d’empathie. Chaque rencontre, chaque sortie hors des murs de l’école permet de se décentrer et d’élargir sa vision du monde.
Bien sûr, nous sommes « infiniment petits » dans un monde « infiniment grand » … Bien sûr, nous resterons critiques et pratiquerons aussi l’auto-critique... Loin de nous projeter dans un « monde de bisounours », nous plaçons nos espoirs dans un monde où la paix serait cultivée pour que chacun trouve sa place.
L’envie d’avancer semble nous animer chaque fois plus fort. Juste pour savoir où le chemin pourrait nous mener…
En jetant un regard en arrière, je découvre que cette rencontre de décembre 2021 a éveillé en moi de nombreuses émotions, encore présentes aujourd’hui, et que je livre sans détour dans les lignes qui précèdent.
Participer au « cercle d’échange de pratiques pédagogiques », c’est d’abord prendre du temps. Un « temps-cadeau » précieux et que j’attends chaque mois avec impatience.
Le cercle, c’est une bulle temporelle qui nous est offerte pour « se rencontrer ». Rencontrer les autres, qui comme nous, se sont lancés dans la grande aventure de l’éducation, mais avant tout, se rencontrer soi-même.
Avant d’être enseignants ou éducateurs, nous sommes des êtres en quête de sens et d’humanité. Dans un monde essentiellement axé sur le développement économique, où le bonheur est directement associé aux richesses matérielles, quel sens donnons-nous encore à notre métier ? Quels choix s’offrent à nous pour maintenir un équilibre entre notre « identité personnelle » et notre « identité d’enseignant » ?
Cette position inconfortable nous pousse à chercher au fond de nous des ressources pour dépasser l’incohérence parfois évidente entre nos objectifs et les moyens utilisés pour les atteindre. Mais à l’évidence, nos ressources internes ne sont pas inépuisables. En prenant du temps pour échanger, observer et analyser nos agirs quotidiens, nous nous enrichissons mutuellement, nous partageons nos forces et apprenons à remettre en question les habitudes ou regards que nous posons sur notre métier.
En rassemblant nos connaissances, en confrontant nos vécus, nous apprenons à théoriser les pratiques. A l’inverse, nous illustrons des théories. C’est ainsi que je découvre un nouveau terme, la « PRAXIS ». Cet aller-retour incessant entre théorie et pratique m’ouvre de nouvelles portes : mes espoirs et mes choix sont enfin légitimés… Cette nouvelle approche m’incite à approfondir encore et encore mes réflexions, alimentées par nos échanges et nos recherches.
Ici, pas de formule magique, pas de recette facile ou de « vite fait, bien fait » … Bienveillance et humilité sont de mise. Nul n’est détenteur de LA Vérité ou d’un modèle idéal à universaliser. Ce sont ces lignes directrices qui rendent l’aventure de notre cercle si profondément humaine.
Par Hélène Caels
Le cercle des pédagogues critiques, par un mouvement d’aller-et-retours entre les pratiques enseignantes et les théories éducatives, remet en question l’école d’aujourd’hui. Les valeurs de rentabilité et d’individualisme, la neutralité prescrite dans la formation des enseignants, la remise en question de la finalité humaniste de l’école ainsi que le manque de formation à l’esprit critique chez les élèves ne seraient-elles pas les prémices alarmantes d’un système scolaire en manque d’humanité ?
L’impact du secteur privé
La démocratie libérale actuelle et ses objectifs économiques influencent considérablement la gestion de l’école d’aujourd’hui. L’école devient de plus en plus une entreprise à gérer avec des besoins économiques et une logique de plus en plus managériale. Or, ni les apprenants ni les enseignants ne sont des objets ni des produits, ce sont bien évidemment des humains avec leur singularité. Le nombre d’élèves par classe grandissant, l’enseignement par compétences, l’obligation d’un taux de réussite minimal pour obtenir des subsides, sont autant de constats qui soulignent la pénétration de logiques néolibérales au sein de l’école publique. Les directeurs sont devenus des gestionnaires d’écoles qui dirigent leurs équipes d’enseignants afin d’atteindre le meilleur taux de réussite global.
Par ailleurs, de nombreux acteurs extérieurs privés se battent pour passer le seuil de la porte des écoles : des boissons sucrées, aux tableaux interactifs ou encore aux smartphones et tablettes dans les mains des apprenants. Ces acteurs voient les élèves comme de futurs clients. De Microsoft à Coca-Cola ou encore Mac Kinsey, les lobbies privés pénètrent dans l’enceinte de l’école et tentent d’endoctriner les jeunes en réussissant à imposer leurs marques et leurs produits, et ce, dès leur plus jeune âge.
Propagande et esprit critique
L’école publique, comme vecteur d’émancipation et d’élévation sociale, ne peut se contenter d’un enseignement par transmission des savoirs (théoriques ou pratiques) de l’enseignant à l’apprenant. Selon le pédagogue brésilien, Paulo Freire, cet enseignement renforce la passivité de certains élèves et empêche le développement d’une pensée dite critique. Car enseigner sans développer l’esprit critique chez les élèves pourrait se rapprocher du concept de propagande entendu comme une « action systématique exercée sur l’opinion pour lui faire accepter certaines idées ou doctrines » . Pour lui, l’approche éducative par transmission de savoirs considère la connaissance comme une accumulation de faits et non comme un processus actif conscient. Or pour que ce processus se développe, il ne faut pas uniquement des savoirs mais il faut aussi créer un réel esprit critique chez les apprenants. C’est ce que l’enseignant brésilien nomme la conscience critique.
Aux Etats-Unis, un autre mouvement nommé le critical thinking s’est fort développé dans les écoles. Celui-ci propose de questionner les données et les informations afin d’évaluer leur validité et leur pertinence. Cela passe par un travail d’analyse des preuves, des sources et des arguments comme, par exemple, l’analyse des url ou encore l’utilisation de sites de fack-checking. Cependant, bien que ce travail d’esprit critique soit pertinent et nécessaire, il ne remet pourtant pas en question le sens des idées elles-mêmes.
C’est pourquoi, contrairement au critical thinking, la conscience critique de Paulo Freire correspond à un processus de réflexion, de recul et de prise de conscience de soi et des structures sociales existantes. L’objectif éducatif visé est de libérer les individus grâce à l’éducation et à la prise de conscience ; ceci afin qu’ils deviennent des acteurs de leur propre développement. Ce processus de conscience critique amène une compréhension plus humaine et décentralisée du monde et non plus uniquement une accumulation de connaissances techniques ou intellectuelles.
Neutralité et endoctrinement
Dans les écoles francophones, les enseignants doivent respecter le principe de neutralité tel que développé dans les décrets de 1994 et 2003. L’idée de neutralité active y est mise en avant affirmant que « l’enseignant peut prendre position, mais sans tenir des propos partisans » . Ce qui signifie qu’il ne peut pas affirmer ses engagements au niveau politique, religieux ou philosophique (ni faire de prosélytisme) mais qu’il doit néanmoins s’engager en faveur de la défense des droits humains. C’est pourquoi cette position est appelée neutralité active.
Or cette posture suscite des questionnements : comment les enseignants peuvent-ils être engagés tout en restant neutres ? Pourquoi est-il demandé aux enseignants de rester neutres et de ne pas partager leur subjectivité et leur part d’humanité ?
A côté de la neutralité active, d’autres postures sont également possibles (Kelly 1986), à savoir : l’enseignant qui tient des propos clairement engagés envers une position déterminée (appelée partialité exclusive ou prosélytisme ou encore endoctrinement) ; l’enseignant qui donne son avis après avoir fait émerger les différents points de vue, qui livre des témoignages personnels et qui rend visible la cohérence entre ses valeurs et ses actions (l’impartialité engagée) ; l’enseignant qui organise des débats controversés mais qui ne prend pas position et ne donne son avis que de manière très rare et prudente (l’impartialité neutre) ; et enfin, l’enseignant qui s’auto-censure et qui proscrit tous débats polémiques et ne donne aucunement son avis personnel (la neutralité exclusive).
Grâce à ce panel des différentes conceptions de la neutralité, les nuances et la complexité de ce concept sont mises en avant. Néanmoins, selon Paulo Freire, la neutralité éducative est un leurre. Selon lui, tout acte éducatif est politique car il possède obligatoirement une finalité. Cette finalité peut alors être émancipatrice ou emprisonnante. Le pédagogue brésilien défend donc la non neutralité de l’enseignement : il affirme que les enseignants ont le devoir de prendre parti et d’assumer leurs engagements et même leurs choix politiques. Il pense que l’enseignant doit aussi aborder des sujets sensibles comme des questions d’actualité ou des questions sociales ou encore politiques. Cependant, il ne doit pas franchir la limite de l’endoctrinement et il n’impose donc évidemment pas ses propres idées à ses apprenants.
« L’endoctrinement est exactement le contraire d’enseigner et est
à l’éducation ce que la propagande est à la démocratie » [1].
La finalité de l’école
L’approche de la pédagogie critique questionne aussi la finalité de l’enseignement. Pourquoi forme-t-on les jeunes et à quoi les forme-t-on ? La finalité est-elle de devenir des citoyens engagés ou d’obtenir un diplôme et un bon travail ? Dans la formation des enseignants, c’est surtout la problématique du « comment enseigner » qui est développée plutôt que le « pourquoi enseigner ». Les financements publics des écoles sont plus souvent alloués à des problématiques techniques (locaux, TBI, …) qu’à une réflexion critique de fond. La finalité de l’école d’aujourd’hui est-elle de former des citoyens critiques et engagés ou des travailleurs compétents et consommateurs ? Quel est le modèle de société éduqué aux élèves et est-il remis en question ?
Le système scolaire actuel renforce ainsi la compétition plutôt que la coopération, l’individualisme plutôt que le collectif, l’économie plutôt que l’éthique, les compétences plutôt que les savoirs, la neutralité plutôt que l’engagement, l’accumulation des inégalités plutôt que leur dépassement, le modèle du secteur privé plutôt que le secteur public et la liberté d’agir mais sans les moyens d’action.
Quel avenir pour l’école ?
Par son manque d’éthique, d’esprit critique, d’engagement, de coopération, de collectivité, de savoirs et de défense de son statut d’école publique, l’enseignement actuel est en train de se vider de sa substance. L’école en tant que lieu émancipateur et libérateur ne remplit plus son rôle : elle est en manque d’humanité.
Les enseignants et les politiques ont pourtant le pouvoir d’agir en renforçant l’esprit critique des jeunes, en développant des espaces de dialogues ou encore en mettant en place des cours d’éthique (tant pour les élèves que les futurs enseignants). Les professeurs pourraient aussi réfléchir à leur posture afin d’être plus critiques, plus cohérents et peut-être plus engagés.
Enfin, les politiques et les enseignants peuvent agir pour faire sortir l’école des dictats économiques et ainsi réfléchir à sa finalité et aux moyens de les mettre en œuvre.
« Le cercle de pratiques » est un rendez-vous qui a pris une place très chère dans l’économie de ma vie professionnelle cette dernière année, par rapport à mon énergie, à ma motivation, au sens de mon travail à l’école.
« Le cercle de pratiques » est un lieu d’échange, de réflexion et de construction (et déconstruction) loin des contraintes que nous partageons, en mesure différente, malgré des lieux de travail différents.
Arriver au rendez-vous le matin a, en plus, du point de vue personnel, un autre avantage : celui de passer devant le Palais de Justice de Bruxelles. La majestuosité du palais et de sa pierre est pour moi un moment-souvenir précieux des promenades en Italie, en particulier à Rome, où ce genre de construction enrichit le paysage urbain de manière incontestable. Cette grandiosité donne à mes yeux la mesure de l’immense capacité des êtres humains et le sentiment d’une pensée avec un grand pouvoir d’action. Une capacité qu’il faudrait « simplement » savoir bien diriger. Le calme du samedi matin d’hiver aide aussi à la concentration et à la vision positive.
Les rencontres du Cercle des Pratiques permettent de sortir de la réalité de nos écoles, nos lieux de travail, mais aussi de la réalité de cette ville et de ce pays. Elles permettent une réflexion qui tend à une sorte d’universalisme, d’objectivisme, qui me font penser à John Rawls dans sa théorie de la Justice, comme la prétention d’un voile d’ignorance (par rapport à un hypothétique rôle à jouer dans la société future) qu’il avait imaginé essentiel à la construction d’une société juste. Une assemblée où les intervenants devaient, pour Rawls, prendre des décisions importantes sur la société sans savoir quel rôle ils allaient eux-mêmes recouvrir une fois la société créée.
Les personnes présentes représentent le pont entre le particulier de l’expérience que chacun amène avec soi-même et la prétention à des discours universalistes. Tous animés par la même envie et le même besoin de comprendre comment gérer ce qu’on a sous les yeux et comment s’améliorer pour contribuer à imaginer un monde meilleur.
Ce matin-là l’enjeu était de taille. Comme à chaque rencontre d’ailleurs.
Comme souvent dans nos rencontres, la parole est libérée à l’aide de quelques mots écrits sur des cartons de couleur au milieu de la table. On pioche au hasard et chacun aura quelques minutes pour analyser son propre mot et écrire, ce à quoi il lui fait penser, ce qui ramène à notre conscience et quelle place occupe dans nos activités dans les classes.
Ma réflexion est sur « Place au débat » (Les autres auront Prise de position ; Engagement ; Liberté ; Doute ; Prendre Position ; Tolérance)
Immédiatement, mon esprit s’ouvre à une liste de concepts et de situations liées à cette phrase. Mais que « place au débat » signifie pour moi ?
- l’ouverture, - la reconnaissance de l’existence de l’autre dans le débat, - la confiance en soi et le courage de se positionner et de défendre ses propres idées, - l’effort de la cohérence logique, - l’effort de la réflexion, - le choix de mots afin qu’ils soient acceptés, compréhensibles et valables pour les autres, - la capacité de se décentrer et de se mettre à la place de l’autre pour pouvoir le comprendre.
J’exposerai que dans ma pratique, la discussion à visée philosophique a une place centrale.
On part d’une situation, d’un fait qui a pu réellement se produire, ou encore d’une histoire inventée et on commence à s’interroger sur ses significations. D’abord on évoque les émotions suscitées en nous et déjà on peut voir que nous ne sommes pas tous d’accord dans le groupe classe, que les mêmes « faits » provoquent en nous des réactions différentes. Puis le questionnement est de plus en plus ouvert, à l’aide de questions qui tentent à chaque fois d’arriver à des propositions ou à des principes de plus en plus généralisables afin d’être valables pour tous les intervenants. On touche à ce qui peuvent être définis comme valeurs partagées et qui guident notre jugement et nos façons de résoudre un conflit par exemple. J’ajouterai que cette manière de procéder, évidemment, c’est la méthode dans la théorie, mais que dans la pratique c’est très difficile d’avoir l’attention et l’intérêt de toute la classe. Certaines écoles où je travaille n’offrent pas la calme et la sérénité essentielles à mes yeux à une vraie réflexion qui puisse s’éloigner de l’intérêt de chacun dans l’immédiat.
Les regards des autres participants du Cercle me rassurent dans la conviction que je fais de mon mieux et c’est dans ce même esprit que je les écoute à mon tour, l’un après l’autre, analyser et raconter leur propre façon d’aborder certains sujets avec leurs élèves.
Peu après nous sommes entrés plus dans le vif du sujet de la journée. On s’interroge sur l’universalisme des valeurs. Y-a-t-il des vraies valeurs universelles, partagées par tous, partout dans le monde ? Nous sommes d’abord amenés à réfléchir sur notre propre conviction profonde, sur notre ressenti si on veut, et à nous confronter entre nous le long d’une ligne imaginaire où tous les « degrés possibles » entre l’existence ou non des valeurs universelles, montrent bien comment le discours est complexe et pas du tout évident, du moment que nous avons à des réponses qui s’opposent clairement et que nous découvrons aussi que parfois nous avons utilisé de parcours différents dans nos tentatives de justifier notre position par rapport à la question.
Nous sommes descendus dans la profondeur des énormes enjeux qui sont présents dans l’Éducation à la Citoyenneté Mondiale par rapport à quelles valeurs défendre et divulguer et surtout sur base de quelle autorité, en sachant évidemment que toute action est impulsée par les valeurs qui la soutiennent.
A travers la lecture et l’analyse par petits groupes de textes qui tentaient de démêler le sujet, nous nous sommes posé plusieurs questions au sujet de ce prétendu universalisme .
De la question même de l’universalité et de comment la justifier à l’origine et à l’histoire de valeurs dites universelles (qui en effet relèvent de l’histoire particulière de l’Occident, avec le rôle constitutif que le colonialisme a tenu dans son histoire et de la façon même qui caractérise notre façon de penser), à leurs significations dans les différentes sociétés et dans les différentes conjonctures historiques.
Le mot pluriversalisme est sorti et je ne l’avais jamais entendu. Le pluriversalisme est une sorte de possible troisième voie entre l’universalisme et le relativisme, c’est la reconnaissance que toutes les sociétés fonctionnent sur la base de leurs propres valeurs.
C’est reconnaître qu’on devrait prendre en compte des systèmes de pensé qui ne sont pas eurocentristes, et non seulement dans l’idée de les intégrer dans notre système mais justement dans l’idée d’une discussion horizontale qui puisse donner comme réponse une troisième possibilité de penser le monde et non une vision eurocentrique « élargie » si on peut dire comme ça.
Je sens que la réflexion touche à la faculté même de la logique si chère à l’occident depuis les philosophes grecques et qui nous constitue au plus profond. Mais comment nous libérer de « nous-mêmes » pour nous permettre d’avancer dans une meilleure direction ? Arrêter d’avancer ? Arrêter de réfléchir avec la notion de direction ?
La matinée est passée, toujours comme un souffle, pour conclure nous sommes à nouveau confrontés à un petit exercice en solitaire avant de partager nos réflexions aux autres.
Le besoin, après tant d’interrogation théorique sur l’existence ou non des valeurs universelles sur lesquelles justifier les actions de l’ECM, c’est justement de revenir à l’action et à ce qui la provoque et justifie.
Nous sommes invités à nous poser la question « c’est quoi qui me provoque tant d’indignation qui m’oblige à me lever et à intervenir ? ».
Même si je pense qu’on est tous conscients que l’indignation est le résultat d’une valeur qui nous est chère et qui est en train de se faire malmener au point de provoquer notre intervention, l’approche est sûrement différente et plus focalisée sur la pratique que sur la théorie.
Comme au début de la matinée nous sommes à nouveau amenés à un moment de réflexion personnelle avant de nous confronter et commenter tous ensemble.
Le rendez-vous se termine avec la sensation d’avoir touché à des problèmes profonds, qui ne seront pas faciles à résoudre et qui peut-être ne le seront jamais, mais avec les sentiments aussi d’avoir ajouté un brin de réflexion au monde, et qu’on a aussi, nous tous, quelque chose à rajouter, au lieu de subir l’incompréhension de logiques qui ne nous appartiennent pas et que deviennent de plus en plus difficiles à « défendre » face à nos élèves.
Sources :