Le défi politique d’apprendre de nos pratiques

Mise en ligne: 13 avril 2023

L’espoir est un ingrédient indispensable de l’expérience historique.
Sans lui, il n’y aurait pas d’histoire, mais seulement du déterminisme.
Il n’y a que de l’histoire où il y a du temps problématisé et non pré-assigné.
L’inexorable de l’avenir est la négation de l’histoire”

Paulo Freire

Apprendre de nos pratiques est un souhait toujours valorisé positivement, mais souvent non réalisé.

L’activisme, la diversité des tâches que nous réalisons dans le domaine de l’éducation populaire, l’ambition de nos objectifs et le dévouement si intense à nos idées, portent souvent atteinte à ce bon propos qui est en réalité fondamental, et peut être même décisif, pour la réussite ou non-réussite de nos attentes.

Notre pratique est notre source d’apprentissage la plus importante et la plus à notre portée. Apprendre de celle-ci constitue un défi non seulement méthodologique ou technique mais aussi fondamentalement politique : il permet de construire des capacités, du pouvoir.

Dans cet engagement coïncident trois efforts supplémentaires : l’évaluation, le suivi de l’action et la systématisation des expériences. Tout cela est encadré dans l’intérêt commun de produire une connaissance utile à partir de la pratique et complémenté par différents types de recherche et de portées.

La systématisation des expériences a été, malheureusement, l’effort le moins développé. Cependant, son apport est essentiel et irremplaçable. C’est pourquoi nous développons quelques-uns de ses défis et dilemmes :

LA CONCEPTION DE LA SYSTÉMATISATION

Le premier est relatif à la façon dont nous concevons la Systématisation ; nous avons deux options si nous comprenons la notion de systématisation :

A) En tant que systématisation de données, systématisation de l’information

Ou si nous la comprenons

B) En tant que systématisation d’expériences

Le sens le plus communément utilisé est le premier : il fait référence à l’ordre et au classement de données et d’informations, en structurant de manière précise les catégories, les relations, et en rendant possible la construction de bases de données organisées, etc.

La deuxième option est moins commune et plus complexe : il s’agit d’aller plus loin, d’envisager les expériences comme des processus historiques, comme des processus complexes où interviennent différents acteurs et qui se réalisent dans un contexte économique-social déterminé et à un moment institutionnel dont nous faisons partie.

Systématiser les expériences signifie alors comprendre pourquoi ce processus se développe de cette manière, comprendre et interpréter ce qui est en train d’arriver, à partir d’un ordre et de la reconstruction de ce qui s’est passé dans ce processus.

Donc, dans la systématisation d’expériences, nous partons d’une reconstruction de l’évènement et d’un classement des différents éléments objectifs et subjectifs qui sont intervenus dans le processus, afin de le comprendre, de l’interpréter et d’apprendre ainsi de notre propre expérience.

Le dilemme est de ne pas rester uniquement dans la reconstruction de l’événement mais de passer à l’interprétation critique. L’axe principal de préoccupation se déplace de la reconstruction de l’évènement et le classement de l’information, à une interprétation critique de l’évènement pour pouvoir extraire des apprentissages qui seront utiles dans l’avenir.

Dans ce sens, nous systématisons nos expériences pour apprendre d’une façon critique de celles-ci et ainsi pouvoir :

  1. Améliorer notre propre pratique
  2. Partager nos apprentissages avec d’autres expériences similaires
  3. Contribuer à l’enrichissement de la théorie

LES MODALITÉS OU APPROCHES DE SYSTÉMATISATION

Un deuxième dilemme est celui de choisir l’approche ou les modalités utilisées pour réaliser la systématisation. Voilà encore un dilemme complexe car il existe une énorme variété de possibilités, il n’y a pas qu’une seule manière de systématiser les expériences.

  • À partir des acteurs, de façon participative
  • Systématisation formelle en concluant l’expérience
  • Une systématisation faite au fur et à mesure
  • Une systématisation tournée vers le marché

Nous ne pouvons affronter ce dilemme qu’avec une grande capacité créatrice et en n’attendant aucune recette : ceci signifie que nous devons choisir des options devant une grande variété de modalités possibles. La seule “recette” est que la modalité dépend des circonstances, du type d’institution, de l’objectif spécifique que nous voulons atteindre, du type d’expérience que nous voulons systématiser, du niveau de participation des différents acteurs involucrés, etc. Il s’agit donc de choisir des options et d’encourager un style propre de systématisation adéquat pour les conditions réelles.

LE PROCESSUS MÉTHODOLOGIQUE, LES TECHNIQUES ET LES PROCÉDÉS

Ce dilemme sur la méthodologie à utiliser, sur les choses à faire, sur les techniques à choisir, etc., ressemble au précédent : il n’y a pas de recettes, il existe une grande multiplicité de possibilités. Mais nous devons garder à l’esprit les critères par lesquels nous allons choisir une méthodologie déterminée ou une technique spécifique pour l’appliquer avec un certain procédé.

Nous devons tenir compte de ces critères dans deux sens :

  • La séquence globale du processus qui doit veiller à ce qu’elle ait une cohérence globale dans l’ensemble.
  • Les outils, qui peuvent être presque infinis et pour chaque moment du processus. (Pour établir des registres, pour la récupération historique, pour faire des analyses, des synthèses, pour communiquer, pour socialiser, etc.)

CONDITIONS POUR POUVOIR SYSTÉMATISER

Ce défi est essentiel : il faut créer les conditions adéquates pour mettre en place la systématisation des expériences. Des conditions dans deux domaines :

A) Personnelles : par exemple une disposition pour apprendre de la propre pratique, une sensibilité pour la laisser parler par elle-même et ne pas lui faire dire uniquement ce qui nous intéresse ou nous convient, être capable d’analyser et de synthétiser, etc.

B) Institutionnelles : par exemple, l’intérêt pour encourager une dynamique d’équipe et ne pas se préoccuper uniquement de la structure d’organisation, avoir un système de fonctionnement institutionnel, encourager un processus cumulatif de la pratique institutionnelle, etc. C’est à dire, sans celles-ci, l’institution ne donnerait pas la priorité à la systématisation et la rendrait infaisable. Il est impératif que l’institution soit disposée a destiner des ressources et du temps à cela, comme elle le fait pour la planification et l’évaluation.

LA PRODUCTION DE CONNAISSANCES

Si la systématisation fait réellement une interprétation critique du processus de l’expérience vécue et en tire des apprentissages, cela signifie qu’elle génère une nouvelle connaissance. Or, le vrai défi est ici de garantir la production d’une nouvelle connaissance à partir des connaissances existantes.

  • Il n’y a pas de transfert, de transmission unilatérale de connaissances. La connaissance implique toujours un processus actif où l’on relie la connaissance existante à de nouvelles informations, pour produire une nouvelle connaissance. La production de connaissances réellement nouvelles implique le développement de notre capacité créatrice pour penser et non seulement pour répéter ce qu’on nous dit. La systématisation des expériences, dans la mesure où elle a pour objet de connaissance, la propre expérience, est un facteur très important pour produire de nouvelles connaissances.
  • Il faut résoudre dialectiquement la relation entre le savoir scientifique et le savoir empirique. Malheureusement nous soufrons un paradigme de science qui ne valorise pas la connaissance empirique, le savoir local et n’envisage que la connaissance accumulée, le savoir constitué académiquement. C’est une erreur. La systématisation des expériences est une grande opportunité pour exprimer, développer et divulguer les connaissances et les savoirs locaux qui ont beaucoup à apporter à l’enrichissement de la pensée scientifique. Ceci permettra également d’assumer d’une façon plus créative nos projets puisque nous n’aurons pas une attitude passive réduite à appliquer les connaissances et les vérités qui existent déjà, mais nous encouragerons notre capacité pour créer des connaissances adéquates à la réalité que nous vivons et à ses particularités.
  • Dans ce domaine, nous devons reconnaître que nous ne parlons pas seulement d’un processus limité et rationnel. Nous devons tenir compte des connaissances, des raisonnements, mais aussi des croyances, des mythes, des valeurs, des émotions, de toutes les expressions de notre subjectivité grâce auxquelles nous encourageons nos pratiques. Souvent nous essayons d’oublier ceci comme si nous étions purement raison appliquée et non des êtres humains qui sentent et qui sont capables de faire des choses parce que nous nous engageons totalement dans les situations que nous vivons. Cette dimension vitale est décisive pour générer une capacité transformatrice.
  • Nous abordons ici un point clé à caractère épistémologique et qu’il faudra développer plus en détail à un autre moment : la relation entre Objectivité et Subjectivité. Le paradigme positiviste et patriarcal avec lequel nous nous sommes formés, prétend que nous valorisions les dimensions subjectives, ce qui nous mène à prétendre avoir une neutralité face à ce qui arrive ou ce que nous vivons, et ceci est impossible. Mais ce que nous devons chercher c’est objectiver notre vécu et objectiver notre pratique en explicitant et en regardant de manière critique ce que nous faisons mais non en prétendant être neutre. De là la richesse de la systématisation faite par nous-mêmes sur notre propre pratique, car nous avons tous les éléments par lesquels nous nous sommes engagés dans cette pratique. Nous avons besoin d’un processus rigoureux et clair qui nous permette, sans dévaloriser le subjectif, d’objectiver le vécu pour pouvoir le transformer et l’améliorer dans l’avenir.

L’INTERPRÉTATION CRITIQUE

Le défi, dans cet aspect crucial que nous avons déjà mentionné dans les dilemmes, est que nous soyons capables de passer de ce qui est descriptif et narratif à ce qui est interprétatif critique. Ceci n’est pas facile car nous n’avons pas l’habitude de théoriser, nous n’avons pas suffisamment développé notre capacité d’analyse et souvent notre formation nous a poussés à être tout simplement des consommateurs passifs des connaissances que d’autres personnes voulaient bien nous transmettre.

Pour cela, nous confondons souvent systématisation et narration, description, récit de l’événement. Au mieux, nous pensons qu’il s’agit de reconstruire historiquement l’expérience vécue. Or, si ces aspects sont importants, ils sont uniquement le point de départ pour l’essentiel de la systématisation, qui est d’interroger l’expérience pour comprendre pourquoi ce qui est arrivé est arrivé. Non seulement voir les étapes de l’événement, mais essentiellement, comprendre pourquoi nous avons pu passer d’une étape à l’autre et ce qui explique les continuités et discontinuités, pour pouvoir ainsi, apprendre de l’événement.

Ici, il est important de comprendre la dialectique entre Changements et Résistances. Normalement, il existe cette résistance et il faut voir comment on y a fait face dans chaque expérience. Nous pourrons peut être apprendre à savoir ce qu’il faut changer et ce qui est plus facile ou plus difficile de changer.

L’interprétation critique dans la systématisation n’est pas une simple explication de l’événement, pour le justifier. Au contraire, c’est la compréhension de la façon dont les différents composants et facteurs présents dans l’expérience se sont mis en place, pour pouvoir lui faire face maintenant avec une vision de transformation.

Ainsi, l’interprétation ne peut se réduire uniquement à la particularité de ce que nous avons fait directement, mais elle devra mettre en relation notre pratique concrète avec le contexte, les défis en vigueur, les autres forces du jeu, etc., pour alors, prétendre comprendre plus profondément les aspects importants de notre expérience. C’est à dire, par exemple, qu’à partir d’une expérience de travail en agriculture durable, nous pourrions interpréter ses relations avec les changements du monde rural d’aujourd’hui. Les possibilités sont grandes et multiples dans ce domaine, en rapprochant la pratique de la théorie.

LE SENS POLITIQUE ET HISTORIQUE

La nouvelle scène du contexte que nous vivons actuellement a remis en cause les pratiques et les conceptions théoriques des mouvements sociaux et des sciences sociales latino-américaines. Nous nous trouvons face à de nouvelles questions et défis inédits. Il s’agit d’un moment privilégié pour la création, mais les réponses aux nouvelles questions ne vont surgir que de la propre expérience historique accumulée. Malheureusement nous n’avons pas accumulé encore les apprentissages nécessaires contenus dans ces expériences.

La systématisation, en tant qu’exercice rigoureux d’apprentissage et d’interprétation critique des processus vécus, reste encore une tâche à accomplir et aujourd’hui –plus que jamais- elle peut contribuer, d’une manière décisive, à recréer les pratiques des mouvements sociaux et à rénover la production théorique des sciences sociales. Ceci, à partir de l’expérience quotidienne des peuples d’Amérique Latine, en particulier ceux engagés dans des processus d’éducation et d’organisation populaire.

Il ne s’agit pas d’arriver à « l’interprétation » unique et indubitable des processus. Notre propre pratique étant celle qui est devenue l’objet de systématisation, nous devons reconnaître que nous sommes chargés de toute la richesse de notre subjectivité lorsque nous nous proposons de l’interpréter. Nos interprétations seront donc toujours “chargées” de pratique. Elles seront toujours des approximations intellectuelles historiquement déterminées.

Ceci a, évidemment, des avantages et des risques. Les avantages ont à voir avec l’utilité concrète que la systématisation nous apporte pour mieux comprendre ce que nous faisons, en nous motivant et en provoquant notre intérêt à partir de nos propres nécessités, puisque nous sommes totalement involucrés dans le fait d’être sujet – et à la fois objet – d’interprétation. Les risques principaux proviennent de la possibilité de ne pas faire une interprétation critique, de questionnement, de cassage de schémas mais, au contraire, une interprétation justificatrice, condescendante, une simple explication passive de ce que nous faisons.

Le contexte actuel encourage cette deuxième option, moyennant le discours dominant qui insiste pour nous convaincre du fait que cette réalité est la seule possible et que cela n’a pas de sens de penser à la possibilité de transformer l’histoire. Ainsi, cette paresse mentale et vitale, cette lâcheté intellectuelle et amimique, cette complaisance si en accord avec le temps neo-libéral et autoritaire dans lequel nous vivons, qui nous réduit à l’accommodement psychologique et à la mansuétude de l’âme, qui tue la révolte, la curiosité, l’inquiétude et la suspicion, qui difficulte l’exercice d’une véritable interprétation critique, authentiquement historique.

Pour la systématisation des expériences, le défi principal consiste à pouvoir dépasser les aspects narratifs et descriptifs qui surgissent de la reconstruction de l’expérience vécue. Les dépasser, dans le sens d’aller chercher les racines des phénomènes qui ne sont pas perceptibles immédiatement : les déterminations structurelles, interrelations entre les différents éléments, le lien entre ce qui est particulier et ce qui est général, entre les parties et le tout. En outre, pouvoir identifier les contradictions et les tensions qui ont marqué le cap de l’expérience, dans la mesure où ils ont été des dilemmes sur lesquels il fallut prendre une décision à des moments déterminés, et où maintenant, on leur cherche une explication : pourquoi ce qui est arrivé est arrivé et pas autre chose ; pourquoi nous avons fait ceci et pas autre chose.

En définitive, le caractère historique de l’interprétation suppose une compréhension de la logique de l’expérience particulière, en entrant dans ce qu’il y a de plus profond dans son propre processus, pour découvrir les fils invisibles qui la relient à l’intégralité du moment historique dont elle fait partie et auquel elle contribue par son originalité. Ainsi, il sera possible de découvrir des continuités et des discontinuités, des cohérences et des incohérences, des similitudes et des différences avec d’autres processus, réitérations et faits inédits…

Ainsi comprise, la Systématisation en tant qu’interprétation critique ne peut être complète que si elle devient transformatrice en pratique. C’est pourquoi, la systématisation des expériences doit toujours fermer chaque cycle de sa spirale, avec un retour à la pratique, enrichie par les éléments théoriques. C’est la raison pour laquelle, pour nous, le processus de systématisation est – en lui-même- un processus d’éducation populaire.

Ceci signifie que la systématisation est un facteur de formation pour nous-mêmes. Une formation intégrale qui nous aide à nous construire en tant que sujets critiques et créateurs, en développant nos capacités pour comprendre, proposer et agir dans tous les domaines de la vie économique, sociale, politique et culturelle. Ce sont des processus politiques-pédagogiques à travers lesquels se construisent diverses formes de prépondérance populaire.

Nous avons besoin aujourd’hui d’insister sur les multiples formes de manifestation et d’exercice du pouvoir, d’insister sur le fait qu’il faut construire de nouvelles relations sociales, dans tous les espaces de la société civile et qu’il est impératif d’encourager une rencontre entre cette dernière et la société politique, afin que la représentation, la façon de gouverner, la dynamique de changement dans l’État, soient alimentées par la dynamique vivante des processus et des sujets sociaux.

Il s’agit donc, non seulement de chercher le moyen d’accéder au pouvoir formel, d’y accéder d’une autre manière, mais aussi de construire un autre type de pouvoir : un pouvoir construit et exercé avec une autre logique et d’autres valeurs, qui s’exerce à partir de la citoyenneté, des espaces locaux, des nouvelles formes d’appartenance et de participation dans les organisations sociales, les mouvements et les partis politiques ; à partir de différentes formes de gouverner.

Il s’agit, en synthèse, de développer des capacités pour pouvoir exercer de nouvelles relations de pouvoir qui ne soient pas autoritaires, exclusives, dominatrices, discriminatrices mais au contraire, des relations équitables, justes, respectueuses de la diversité et de l’égalité des droits. Des relations qui visent la constitution d’une culture démocratique, qui traverse toutes les dimensions de la vie : le couple, la famille, le quartier, la communauté, la municipalité, le pays, le monde.

C’est pourquoi, apprendre de nos pratiques est fondamental et essentiel et ne doit pas se réduire à un bel effort méthodologique ou à une aspiration irréalisable.