Redonner du sens et de la créativité aux actions

Mise en ligne: 13 avril 2023

Quel est le sens de nos pratiques et de nos expériences ? Pourquoi, dans certaines circonstances, réagissons-nous d’une certaine manière et pas d’une autre ? Que pouvons-nous apprendre de ces expériences ? Que pouvons-nous partager et transférer de ces apprentissages ? Avons-nous les connaissances nécessaires pour être en mesure d’interpréter nos pratiques de manière critique ?

Ce sont quelques-unes des questions qui ont guidé de nombreuses réflexions en Amérique latine, et qui ont remis en cause l’imposition d’un mode traditionnel d’apprentissage dans lequel il y a ceux qui savent, généralement des "spécialistes" ou des "experts" masculins, par opposition à "ceux qui ne savent pas", comme les femmes, les peuples indigènes, les populations appauvries, les personnes lgtbiq+, qui ne seraient que des destinataires passifs de la connaissance.

Ce n’est pas un hasard si ces questionnements ont eu lieu dans une période en Amérique latine où les différents héritages et impositions étaient remis en question et qui ont fini par promouvoir des courants de pensée et d’action, par et pour les peuples latino-américains. Ainsi, la critique de l’héritage catholique a donné naissance à la théologie de la libération et à une réinterprétation critique de la Bible ; la critique des programmes de développement a donné naissance à la théorie de la dépendance, à partir de laquelle divers gouvernements ont cherché à promouvoir un développement conforme à la réalité latino-américaine ; dans le domaine de l’éducation, est née l’éducation populaire, initialement appelée éducation à la libération, qui a cherché à rompre avec la dichotomie éducateur-éduqué.

C’est dans ce contexte que sont nées les pratiques qui, bien des années plus tard, ont conduit à ce que l’on appelle aujourd’hui la systématisation des expériences. Il s’agit d’une proposition méthodologique développée et pratiquée par les éducateurs populaires latino-américains, qui vise à produire de nouveaux savoirs et apprentissages à partir de la reconstruction et de l’interprétation critique de nos expériences, nous permettant de les comprendre et de les orienter dans une perspective émancipatrice. La systématisation permet de mettre en valeur les connaissances de ceux et celles qui ont vécu l’expérience, car elle est essentiellement basée sur les connaissances, les perceptions, les visions, les idées et les aspirations de ces personnes.

Inspiré par cette proposition politico pédagogique, à l’Iteco, depuis plus de 10 ans, il a été décidé de réaliser des formations régulières et d’accompagner des processus de systématisation d’expériences pour apprendre de nos pratiques et renforcer les actions d’éducation populaire. Nous sommes conscients de l’importance d’apprendre des pratiques sociales, de l’énorme richesse et diversité des expériences quotidiennes des personnes qui, jour après jour, luttent contre la précarité de la vie et, en même temps, construisent des alternatives pour vivre.

Nous avons également été motivés par certains éléments du contexte dans lequel se déroulent ces formations : le secteur associatif et la coopération au développement en Belgique francophone. Un élément important de ce contexte est la question du temps disponible pour les processus de formation. Ces dernières années, nous avons remarqué que l’État est de plus en plus exigeant quant au nombre de formations à dispenser et au nombre de personnes à atteindre. Par conséquent, les ateliers ont tendance à se dérouler sur un format de 3 heures, dans lequel il est nécessaire d’anticiper le déroulement : les caractéristiques du groupe, les opinions qui peuvent surgir, les représentations et les discours qui peuvent émerger, afin de guider le processus vers les conclusions que nous souhaitons que les participants s’approprient.
Cette réalité, le manque de temps pour les processus de formation, a fait que dans de nombreux cas, les animateurs se sentent obligés de chercher un outil pédagogique qui ne nécessite pas beaucoup de temps de préparation, dans lequel le parcours "méthodologique" à suivre est déjà défini. Dans cette façon d’aborder les processus de formation, le sujet de la formation, généralement une certaine inégalité sociale, et la recherche d’un outil pédagogique pouvant être appliqué à la majorité des contextes et des groupes deviennent centraux. Ainsi, il n’est pas rare d’entendre parler d’un outil qui "fonctionne toujours". De cette manière, on promeut des processus de formation fonctionnels, où la pédagogie est réduite à la technique, et surtout à l’application d’une séquence d’étapes didactiques généralement décontextualisées.

Notre approche à ITECO

Nous défendons une proposition dans laquelle les processus de formation sont politico-pédagogiques. Ils sont pédagogiques car la méthodologie utilisée vise la création de nouvelles connaissances basées sur les expériences et les réflexions des participants, à travers l’analyse critique de ces expériences. De cette manière, nous promouvons des espaces dans lesquels nous pouvons questionner les contextes dans lesquels nous développons nos pratiques et ainsi prendre conscience des inégalités et des injustices. En même temps, c’est une proposition politique parce qu’il ne suffit pas d’être conscient des injustices et des discriminations, pour transformer cette réalité, pour nous émanciper, nous devons nous organiser et agir.

C’est dans cette perspective que nous promouvons des processus de formation pour apprendre à systématiser nos expériences. Notre intention est d’aller au-delà de l’apprentissage d’une méthodologie, d’un ensemble de techniques ou d’outils de systématisation. C’est pourquoi, au cours du processus de formation que nous organisons, nous essayons de vivre, de construire un processus de systématisation pour comprendre son importance.

En soi, nous affirmons que nous systématisons afin de :

  • Reconnaître et valoriser les expériences quotidiennes, celles qui sont pleines de connaissances pratiques sur les sujets des luttes sociales. Au cours de la formation, nous avons mis l’accent sur la compréhension avant tout de ce dont nous parlons lorsque nous parlons d’expériences. Il nous semble central de se l’approprier, car nous pensons qu’ainsi nous pouvons valoriser nos pratiques quotidiennes comme source d’apprentissage.
    Nos pratiques reflètent notre compréhension du monde, les relations que nous établissons avec d’autres personnes, nos intérêts et nos objectifs, bref, notre vision du monde. La réinterprétation critique de nos expériences nous permet de réaliser quels éléments de nos pratiques nous devons maintenir tout en identifiant ce que nous devons changer pour les améliorer : actions, projets collectifs, projets institutionnels, positions, luttes sociopolitiques...
  • Reconnaître que nos expériences quotidiennes sont une source d’apprentissage est un moyen de renforcer les participants, les mouvements et les luttes sociales. C’est rompre avec cette logique verticale dans laquelle certains "savent" et d’autres "apprennent" et qui est encore aujourd’hui une stratégie de domination, une manière de nous faire sentir incapables de créer des connaissances, de contribuer à enrichir le champ de la théorie avec des connaissances issues directement de nos pratiques et de nos expériences.
    C’est aussi une façon de nous "équiper" pour le changement individuel et social. Dans cette proposition politico pédagogique, nous ne devons pas seulement être conscients des cohérences et des contradictions de nos pratiques pour mieux nous organiser pour le changement social. Cette affirmation semble simple, mais en réalité elle est assez complexe car il n’y a pas de recette pour s’organiser, il faut analyser le contexte, s’analyser soi-même afin d’identifier la meilleure façon de s’organiser. La connaissance des expériences organisationnelles d’autres partis peut nous aider et nous inspirer, mais nous ne serons jamais en mesure de reproduire ces formes. Il est nécessaire de les adapter en fonction de notre contexte, mais aussi en fonction des caractéristiques de notre propre expérience, qui, comme nous l’avons vu, reflète nos particularités en tant que collectif.
  • Enfin, nous encourageons la systématisation des expériences car nous pensons que cela peut être un moyen d’échanger et de partager notre apprentissage avec d’autres acteurs ayant des expériences similaires. Bien que nous soyons conscients qu’aucune expérience ne peut être reproduite telle quelle, le partage de notre apprentissage peut être un déclencheur pour que d’autres espaces ayant des processus et/ou des problèmes similaires puissent être inspirés et puissent générer leurs propres réflexions et ainsi générer les changements nécessaires.

Dans ce parcours, qui se poursuit depuis quelques années, nous avons promu des processus de formation pour apprendre à systématiser les expériences, principalement destinés aux personnes qui font partie d’expériences de transformation sociale. L’objectif de ces formations est qu’à la fin des journées de formation, chaque participant élabore un premier projet de plan de systématisation. Ce plan est construit pendant la formation et est alimenté par les réflexions des autres participants.

De même, conscients que pour apprendre, il faut faire, nous proposons l’accompagnement de processus de systématisation des expériences. Ces dernières années, nous avons pu soutenir Vie Féminine dans la systématisation de leur expérience de formation, qu’ils appellent " Formation 120h pour l’égalité". Nous avons également accompagné Annoncer la Couleur dans le processus de systématisation des cercles pédagogiques.

Nous affirmons ainsi notre approche politico pédagogique qui consiste à se former pour apprendre et à s’organiser pour faire. Systématiser afin d’apprendre de nos pratiques et ainsi promouvoir des processus d’émancipation.