Vivre une systématisation d’expériences est une aventure enthousiasmante souvent très riche de sens, qu’on la facilite ou qu’on y participe pleinement. Cependant, lorsque certaines conditions ne sont pas réunies, son bon déroulement peut être réellement mis en péril.
En effet, l’importance qu’on lui accordera au niveau institutionnel, sa préparation rigoureuse, une facilitation appropriée ainsi qu’un engagement fort de toutes les parties dans le processus en constituent des ingrédients essentiels.
Les conditions préalables
Il est important de dédier du temps à la systématisation pour se raconter collectivement, approfondir, dialoguer, confronter, réajuster…Comme pour tout processus de co-construction des savoirs, c’est un élément fondamental à prendre compte. Alors que systématiser les expériences est un investissement pour l’avenir qui peut parfaitement s’inscrire dans la logique programmatique d’une organisation, en termes de temps disponible, le cours de nos activités ou les exigences de nos bailleurs nous emmènent souvent vers d’autres priorités.
Une autre condition est d’avoir envie de systématiser. Le processus va en effet nous amener à nous livrer, nous creuser les méninges, nous interroger… Cela implique, dans les contextes ou l’approche n’est pas connue, de bien informer les participant·e·s sur ce à quoi ils ou elles s’engagent et sur les spécificités de la méthode.
Il est aussi important de disposer de traces de l’expérience : rapports, courriers, notes, affiches, vidéos, coupures de presse, dessins, photos… Tout support matériel qui documente l’expérience nous permettra, d’une part, de mieux percevoir tout le chemin parcouru, mais aussi de confronter notre mémoire aux faits. Car comme chacun sait : « lorsque la mémoire va chercher du bois mort, elle ramène le fagot qui lui plait ».
Enfin, il est fondamental d’avoir vécu l’expérience. En effet, ce sont les protagonistes de l’expérience qui la systématisent. Même si les niveaux de responsabilité et d’implication des parties prenantes peuvent varier, il ne s’agit pas seulement de disposer d’informations sur ce qui a été vécu, mais bien également de visions, de représentations, de perceptions et de ressentis qui vont venir enrichir la récupération du processus vécu et son interprétation critique.
Le plan
La première grande étape d’une systématisation consiste à en rédiger le plan. Il s’agit de circonscrire l’expérience concrète que nous allons systématiser (l’objet), d’en identifier les éléments les plus importants à récupérer (l’axe) et de définir dans quel but et pour qui nous souhaitons réaliser ce travail (l’objectif). Ce moment est essentiel, car il pose le cadre de tout le processus, et qu’il est souvent déjà un levier d’engagement pour toutes les parties. Ceci dit, lorsqu’on élabore le plan de systématisation, formuler l’axe n’est pas toujours chose aisée. En effet, nos expériences sont tellement riches qu’on voudrait en tirer le plus possible d’informations. Cependant, la formulation de l’axe peut à elle seule conditionner la pertinence et la qualité de toute la démarche.
Le fil d’Ariane
L’axe sera votre fil d’Ariane, ne le perdez jamais de vue. Si vous facilitez une systématisation, il vous permettra de cadrer les moments de récit, de creuser l’analyse, de guider l’interprétation et de faire le tri entre les informations importantes et superflues. Dans les questions posées à l’expérience, il vous aidera à porter votre attention sur les éléments importants de la récupération et de l’interprétation critique :
La posture de facilitation
Il s’agit d’être à la fois engagée dans le processus - c’est-à-dire non neutre - mais aussi en soutien absolu au groupe. C’est un peu une posture d’accoucheur critique : il peut par exemple s’avérer utile de partager une vision personnelle ou de poser une question naïve pour aider le groupe à avancer dans une réflexion. À ce propos, les praticiens de l’éducation populaire préfèrent souvent le terme de desafiador, celui ou celle qui met au défi, à celui de facilitador, qui fait référence à une posture erronément neutre, voire d’aplomb de l’intervenant par rapport aux participants au processus.
En pratique, faciliter une systématisation d’expériences vous demandera de laisser la part belle à l’expression du subjectif, des émotions, de l’esthétique, de ce qui fait sens, du poétique ; d’être attentif aux contradictions, aux paradoxes et aux tensions dialectiques ; de débusquer les représentations, de clarifier ce qui semble évident ou les non-dits afin d’aider les participants à relier de façon systémique les différentes dimensions de l’expérience qu’ils ont vécue : contexte, actions et réactions, histoire, culture, conditions, relations, représentations…
Les apprentissages
Si vous facilitez une systématisation, soyez vigilant, car un apprentissage peut prendre diverses formes : cela peut être une image, une métaphore, un paradoxe, une leçon apprise, une proposition, une question, une nouvelle définition ou encore l’articulation de dimensions subjectives à des éléments plus factuels. Un apprentissage peut également être d’ordre pratique ou théorique. Dans les faits, les personnes ne se rendent pas nécessairement compte qu’elles en formulent à des moments parfois inattendus. On le voit souvent lors des réunions ou des pauses café, c’est bien souvent à ce moment qu’on reste le crayon suspendu à écouter l’anecdote ou la réflexion partagée… Soyez attentive, car ce sont des pépites qui risquent souvent d’échapper au preneur de notes de l’atelier voire aux participants eux-mêmes.
Le dé-formatage
Concevoir ou faciliter une systématisation requiert de prendre ses distances avec les habitudes et pratiques évaluatives courantes. Bien sûr, une évaluation vise parfois à générer, en tout ou en partie, des apprentissages, mais lorsqu’on systématise, il s’agit du cœur même du processus. On ne va pas vérifier, quantifier, mesurer ou récolter des données, mais bien prendre part à une aventure dont on connait peut-être la destination, mais sûrement pas l’itinéraire. Ainsi, accompagner de façon engagée et critique un groupe dans la récupération et l’interprétation de sa propre histoire nous demande de nous mettre dans une certaine situation d’inconfort, car le processus, intégralement ascendant et participatif, nous permet difficilement de le contrôler. Cet aspect demande une grande flexibilité dans la facilitation, qui relève parfois d’une performance d’équilibriste.
Ceci étant, le fait que la systématisation se base sur le processus (ce qu’il s’est passé) plutôt que le projet (ce qui était planifié) est une belle occasion de dépoussiérer nos représentations et de réinventer nos pratiques. La rigueur est de mise, car nous sommes garants du bon déroulement du tout et que nous sommes amenés à aiguiser fortement notre esprit d’analyse, mais un des aspects les plus jouissifs de cette approche est qu’elle nous permet une très grande liberté et une infinie créativité dans les moments méthodologiques proposés.