En novembre 2022, la formation « Systématisation d’expériences : Redonner du sens et de la créativité aux actions » a eu lieu. C’était une première à plusieurs égards : c’était la première fois que je devais donner une formation en tant que formateur à ITECO ; c’était également la première fois que je coordonnais une formation sur la systématisation en Belgique francophone ; et enfin, c’était la première fois que j’allais le faire en français. On dit que la première fois fait la différence et ce cas ne fait pas exception. Dans ce texte, je partagerai avec vous mes réflexions sur les débats concernant ce qu’est une expérience, et à partir de là, quelques idées sur les langues, le dialogue et la participation aux processus de formation.
Mais avant d’aller plus loin, deux clarifications sont nécessaires. D’abord, les réflexions qui suivent ne se veulent pas une analyse linguistique des acceptions du mot expérience et des différences qui peuvent exister entre les significations en espagnol et français. Je me sers plutôt des différences que nous avons identifiées, lorsque chaque participant·e exprimait ce que le mot « expérience » lui évoquait, pour réfléchir à la manière dont le langage conditionne nos pratiques et notre analyse de celles-ci, et à la manière dont les différentes compréhensions d’un mot, que ce soit dans une seule langue ou dans plusieurs, peuvent faciliter ou entraver le dialogue et la participation dans les processus sociaux.
Enfin, la systématisation d’expériences est une proposition développée et pratiquée par les éducateurs populaires latino-américains. Ce que l’on cherche, c’est l’interprétation critique de l’expérience vécue, c’est-à-dire que l’on cherche à reconstruire l’histoire de ce qui a été vécu afin de comprendre pourquoi on l’a fait de cette façon et pas d’une autre. Dans le champ de la systématisation, nous nous approprions le sens de l’expérience. Et tout cela parce que ce processus nous permet de comprendre et d’orienter nos expériences, nos pratiques et nos réflexions, dans une perspective transformatrice et émancipatrice.
Comme je l’ai écrit, c’était la première formation de ce type que j’animais en Belgique ; j’ai donc passé en revue les informations que j’avais à portée de main, toutes en espagnol que j’utilisais lorsque j’ai eu à faire des formations ou à accompagner des processus de systématisation. En outre, étant donné que la formation allait se dérouler en français, j’ai commencé à chercher des informations dans cette langue et à traduire certains extraits de textes de l’espagnol, quand ceux-ci me semblaient pertinents pour la formation dans le contexte belge francophone.
Il est important de noter que jusqu’à ce moment-là, malgré la révision constante, et dans certains cas la traduction, de documents dans les deux langues, au-delà du fait logique de trouver peu de documents en français, je n’avais pas remarqué de différences majeures entre les mots utilisés en espagnol et ceux utilisés en français pour décrire les processus de systématisation d’expériences.
Lors de la préparation, avec ma collègue Julia avec qui nous allions animer la formation, nous avons voulu proposer une formation qui irait au-delà de la définition de ce qu’est la systématisation d’expériences, montrerait la méthodologie et présenterait ensuite différents outils et techniques pour chaque étape du processus de systématisation. Cette formation, nous l’avons imaginée politique, basée sur l’éducation populaire, et qui puisse remettre en question les modes hégémoniques de construction des savoirs, dans lesquels certains savent et d’autres apprennent. Nous avons essayé de montrer l’importance d’apprendre de nos pratiques, de nos expériences, afin de promouvoir un apprentissage émancipateur.
Pour toutes ces raisons, il nous a semblé important de partager collectivement ce que nous entendions par expérience dans le contexte de la systématisation d’expériences ? Nous avons décidé d’envoyer une communication initiale aux participants dans laquelle, en plus de décrire dans les grandes lignes le fil rouge méthodologique que nous avions prévu pour la formation, nous leur demandions de penser à une expérience qu’ils voulaient systématiser (de durée pas plus longue que deux ans), et d’essayer d’amener et de partager du matériel, des traces de cette expérience (photos, documents clés, etc.), ainsi que d’autres matériels (comme des vidéos) qui pourraient être partagés ?
Nous leur avons également dit de ne pas hésiter à nous contacter s’ils avaient besoin de plus de détails ou s’ils avaient d’autres questions. Peu de personnes ont écrit, mais dans tous les courriels que nous avons reçus, on nous a toujours demandé à quel type d’expérience nous faisions référence, ce qu’il fallait entendre par expérience. Ces questions m’ont interpellé : je pensais qu’il y avait plus ou moins un consensus sur cette notion et qu’ils penseraient rapidement à des processus collectifs qu’ils avaient vécus. À ce moment-là, nous nous sommes contentés de répondre que par expérience, il fallait entendre « processus collectif auquel ils avaient participé et qu’ils voulaient systématiser ».
La formation que nous proposons privilégie une approche pédagogique active, en commençant par des analyses individuelles, puis en sous-groupes, et enfin en échangeant des réflexions en plénière. Nous avons commencé par donner à chacun quelques minutes pour réfléchir individuellement. Ensuite, nous avons proposé de faire une fresque collective, en mettant le mot expérience au centre d’un tableau et chaque personne devait écrire, dessiner, coller tout ce qui lui venait à l’esprit quand elle pensait à une expérience.
Enfin, en plénière, nous avons proposé de parcourir pendant quelques minutes la fresque que nous avions construite, puis de réagir et de commenter les réflexions qui en sont ressorties. C’est dans ces réactions et commentaires que se sont imposés les termes d’un débat ou apparaissaient bien des divergences autour du mot expérience. Ces divergences dans ce que nous entendions par expérience au départ semblaient être dues à des vécus professionnels et des parcours de vie différents. Mais, en approfondissant le débat, nous avons constaté qu’elles étaient également dues aux différentes langues maternelles entre, d’une part, les participants - pour la plupart belges francophones-, et, d’autre part, l’équipe d’animation - dont les langues maternelles sont le portugais brésilien et l’espagnol péruvien.
En français, le mot expérience a plusieurs acceptions. Il y en a une qui est partagée par les trois langues est celle qui se réfère à la pratique de quelque chose, de quelqu’un, à la mise à l’épreuve de quelque chose, d’où découle une connaissance, un savoir-faire, une habitude ; connaissance issue de cette pratique. Par contre, l’acception du mot "expérience" qui se réfère à l’épreuve qui vise, par l’étude d’un phénomène naturel ou provoqué, à vérifier une hypothèse ou à l’induire à partir de cette observation, est valable uniquement en français, car cette définition a un mot spécifique en castillan et en portugais : « experimento ». Ce qui est intéressant, c’est qu’en faisant quelques recherches rapides sur internet, j’ai découvert que ce mot existait bien en français... mais en vieux français, « expériment ». Pourquoi a-t-il cessé d’être utilisé jusqu’à disparaître ?
J’étais intrigué par ces différences et je me demandais pourquoi, dans la langue française, un même mot pouvait m’évoquer des significations si différentes. Quel était le point commun de toutes ces significations qui leur permettait de s’agglutiner dans le mot expérience ? comment peut-on évoquer dans un même mot des significations qui vont de quelque chose de spontané comme un événement vécu, à une action induite et contrôlée comme une expérience de laboratoire ? comment ce fait peut-il modeler/conditionner notre façon d’agir en société ?
Ces questions découlent de réflexions sur les langues, sur la langue et son rôle dans les relations sociales. Selon Gramsci, le langage lui-même, qui est un ensemble de notions et de concepts déterminés et non de simples mots vidés de leur contenu, contient une conception déterminée du monde. C’est-à-dire qu’il existe une certaine façon de comprendre le monde, la réalité, le langage que nous acquérons dès notre naissance, nous façonne, oriente/conditionne nos réflexions et nos actions, et donc la façon d’agir en société.
Après quelques années de travail dans le secteur de l’apprentissage tout au long de la vie et dans la coopération au développement, certains aspects de ces contextes m’interrogent et je pense qu’ils peuvent être liés à cette question linguistique. Depuis mes premières animations, le facteur limitant a toujours été le temps. Les ateliers se déroulent généralement sur un format de 3 heures, dans lequel le parcours est anticipé : les caractéristiques du groupe, les opinions qui peuvent surgir, les représentations et les discours qui peuvent apparaître..... Par conséquent, la spontanéité est moins importante et, plus problématique encore, la pratique de l’animateur est moins affectée par les histoires des participants.
Je me demande dans quelle mesure les pratiques sociales en Belgique francophone sont influencées par le fait qu’en français l’expérience peut être comprise à la fois comme une expérience de laboratoire et une expérience de vie. Il semble que cela ait influencé la quête constante de contrôle des expériences, ne laissant aucune place à la spontanéité, au fortuit, à l’inattendu. Sans se donner la liberté d’être influencé par le processus de la vie.
D’autre part, je me demande toujours si, au cours de la formation, nous sommes parvenus à un consensus sur ce que nous entendions par expérience. En tant qu’équipe de facilitateurs, nous partageons la définition de l’expérience que nous utilisons dans le cadre des processus de systématisation : les expériences sont des processus socio-historiques, dynamiques et complexes, individuels et collectifs à la fois. Il ne s’agit pas d’événements ou d’occurrences ponctuels. Ils sont en mouvement permanent et englobent un ensemble de dimensions objectives et subjectives interdépendantes de la réalité socio-historique.
Ce que nous avons cherché, c’est précisément d’aller au-delà de donner le sens des mots, puisque nous avons cherché à construire collectivement ce que le groupe entendait par expérience ; sans cacher, sans chercher à se prévaloir d’une fausse neutralité, sans nier, ce qu’est pour nous une expérience. Pour nous, c’est une façon de favoriser le dialogue et d’éviter toute manipulation du groupe. Il ne s’agit pas d’une conclusion, mais d’offrir nos réflexions et affirmations et de les soumettre au questionnement dialogique du groupe.
La vérité est que, pour moi, ces moments de réflexion sur ce qu’était pour nous une expérience ont été très riches. Il y avait une diversité d’interprétations et de significations sur ce que le mot expérience évoque en nous. Et ce n’est pas tout, ces réflexions étaient basées sur les différentes manières de prononcer le monde et conditionnées par nos langues maternelles. Tout cela me fait beaucoup réfléchir à la nécessité du dialogue, à la manière de construire quelque chose de commun à partir de toutes ces visions, contenant ce qui est similaire et ce qui est différent.
Bien sûr, comme je l’ai dit au début de la formation, je m’étais proposé de contribuer au processus à partir de mon rôle de formateur, et de ce que je sais des processus de systématisation, ce qui signifie aussi apprendre, être attentif à la façon dont les participants s’expriment, aux mots qu’ils utilisent pour décrire leurs processus, leurs pratiques ; aux mots qu’ils utilisent pour rendre compte des réflexions que leurs pratiques et celles des autres suscitent.
Ces réflexions sur la langue, les langues, avec lesquelles nous prononçons le monde ne sont pas anodines. Je suis convaincu de la nécessité de nous comprendre dans cette diversité pour pouvoir transformer le monde dans lequel nous vivons. Je terminerai en partageant avec vous une réflexion de Paulo Freire qui peut éclairer davantage ces réflexions : "exister, humainement parlant, c’est "prononcer" le monde, le transformer. Mais si dire la vraie parole, qui est travail, qui est praxis, c’est transformer le monde, la dire n’est pas le privilège de quelques hommes, mais le droit de tous les hommes. C’est précisément pour cette raison que personne ne peut dire la vraie parole seul, ou la dire pour les autres, dans un acte de prescription par lequel il prive les autres du droit de la dire. Dire le mot, en référence au monde à transformer, implique une réunion de personnes pour cette transformation. Le dialogue est cette rencontre de personnes, médiatisée par le monde, afin de le prononcer, ne s’épuisant donc pas dans la seule relation Je-Tu." Paulo Freire