Pour un théâtre d’éducation populaire

Mise en ligne: 1er septembre 2018

Le théâtre comme travail d’expérimentation cherche moins à représenter les choses, comme le fait souvent le théâtre militant, mais à comprendre le fonctionnement d’une situation par Guillermo Kozlowski

« Bonjour, je n’aime pas cet espace ». C’est ainsi que le metteur en scène Peter Brook commençait une conférence. « Aujourd’hui, vous m’avez invité à participer à une conférence sur les espaces théâtraux, dans une salle ultra moderne et prestigieuse, et je suis mal à l’aise. Je me demande pourquoi » [1].

Il y a mille et une manières de relier théâtre et éducation transformatrice. Celle qui peut s’esquisser à partir de la question posée lors de cette conférence : j’ai une sensation, d’où ça vient ? possède l’avantage d’être très concrète.

Un corps

Le premier élément que nous pouvons relever est l’importance accordée au malaise : il faut le prendre au sérieux, comprendre sa nature, ce n’est pas un accident. Le malaise n’est pas la conséquence d’un malentendu avec les organisateurs ; il ne peut s’arranger avec un débat, il se joue à un niveau plus fondamental, au-delà du fait que tel ou tel mot soit prononcé, il y a des éléments qui déterminent en amont les rapports entre les interlocuteurs. Le point de départ est la sensation, le corps, et non de la conscience. Pour penser, il ne faut pas oublier qu’on est un corps, que nous sommes toujours quelque part, embarqués dans une situation qui dépasse largement la conscience que nous en avons, et que nous ne maîtrisons pas.

Mais, être un corps quelque part, n’est que le début du problème, il faut déjà écarter un contre sens : s’occuper d’une sensation gênante, ne signifie pas se mettre à l’aise. Brook ne fait pas de la réclame pour des produits ergonomiques. « Rien n’est aussi accessoire que le confort : en fait le confort dévitalise souvent l’expérience. Par exemple vous êtes installés confortablement ; si maintenant je vous dis quelque chose dans l’espoir de susciter une réaction immédiate, je vais parler fort et essayer d’envoyer une charge d’énergie à la personne la plus proche de moi, et ainsi de suite jusqu’au fond de la salle. Même si je réussissais, votre réaction serait très lente, retardée par ces trous entre les gens, trous imposés par les architectes, qui ont voulu sans doute obéir aux normes » [2].

Le problème n’est pas s’installer confortablement pour que notre corps nous permette de penser, pour qu’il ne se rappelle pas à nous sous la forme d’un mal de dos, d’un fourmillement aux jambes, ou quelque autre sensation désagréable. Il ne s’agit pas de faire en sorte que le corps puisse devenir une donnée négligeable, mais au contraire, de prendre en compte à quel point penser implique un corps actif. Non pas tenter de faire abstraction de la situation dans laquelle on est, mais comprendre comment elle nous affecte, les mouvements, les fonctionnements.

Un corps actif

Dans la salle ultra-moderne et prestigieuse à laquelle Peter Brook est confronté, il est question d’une certaine lenteur. Un peu plus loin le conférencier évoque une « mise à distance » des spectateurs. Pratiquement : « ma voix circule lentement dans cette salle, non seulement à cause du système de traduction simultanée, mais aussi à cause de l’espace qu’elle doit traverser. Si j’étais acteur, je serais forcé de parler plus lentement, de manière plus emphatique et moins spontanée » [3].

Une salle se prête à certaines manières de parler, à des entonnaisons, des rythmes, des attitudes et résiste à d’autres. Ainsi, elle est plus fonctionnelle à certains modes de savoir qu’à d’autres. Le travail de l’acteur permet de penser cela.

Par exemple, dans une salle où les espaces entre les fauteuils du public sont importants, lorsqu’on projette une présentation en power-point, il est plus facile d’avoir une relation directe avec le contenu projeté. Une présentation découpée en slides, avec des mots clés, des phrases à retenir, un discours analytique sont, naturellement adaptées à cet environnement, d’autant plus que ce qui contredirait une vision du monde très schématique : le bruit d’une conversation, l’odeur du voisin, le grincement d’une chaise sont filtrés.

Nulle magie noire dans cette coïncidence, simplement la salle fait partie de cette manière schématique d’être au monde, le mode de conception et de financement de la salle, la régularité, l’isolement de chaque élément, l’acoustique cherchée, les normes incendie correspondent à ce monde-là. Un monde où les perceptions doivent être normalisées sous forme d’informations, dans lequel il faut éliminer au maximum le bruit dans les modèles, et où le mode et le temps de circulation de cette information doivent paraître négligeables. Où chaque récepteur est dans une relation directe, la plus exclusive possible, avec l’information diffusée. Ainsi, la surprise d’un spectateur, l’interrogation d’un autre, l’ennui d’un troisième sont le plus confinés possibles, ces éléments qui permettraient d’autres types de savoirs sont atténues, ne circulent pas bien dans la salle.

De la même manière que dans une cathédrale le son monte à cause de la forme des voûtes, la lumière vient « d’en haut » parce que les fenêtres sont en hauteur, la perspective porte à lever le regard, bref tout porte à percevoir une présence surplombante, parce que c’est la manière dont les concepteurs comprennent le monde.

L’agencement d’un lieu, les mouvements possibles, les perspectives de visibilité, la circulation du son, on les perçoit, et tout cela produit certains effets de pouvoir, c’est là la sensation de malaise : la salle impose quelque chose. Le travail que Brook propose en tant qu’homme de théâtre est de passer de la passivité (subir un rapport au monde imposé par la salle) à un rapport actif, devenir acteur (expérimenter, comprendre le fonctionnement). Or les rapports de pouvoir qu’il peut penser dépassent totalement la question particulière d’une salle de spectacle. Bien entendu, la question pour nous n’est pas de devenir experts en conception de salles de théâtre, mais comprendre et modifier des rapports de pouvoir.

Théâtre et éducation populaire

La démonstration de Brook, dans cette salle anonyme peut être une sorte de mode d’emploi pour un théâtre d’éducation populaire. 
Reprenons. Il y a tout d’abord le fait de prendre au sérieux ce qu’on perçoit d’un lieu, et plus largement d’une situation. Être quelque part nous affecte d’une manière ou d’une autre, c’est déjà un savoir, pourtant il ne s’agit pas de survaloriser n’importe quelle sensation, la sensation de malaise est légitime, mais c’est seulement un point de départ. C’est ici que le théâtre comme travail d’expérimentation pourrait avoir sa place, non pas pour représenter les choses, comme le fait souvent le théâtre militant, mais comprendre le fonctionnement d’une situation.

Par exemple, travailler cette question : comment est-on visible quelque part  ? Dans une cité HLM, l’architecture fait que tout le monde est visible par tout le monde dès qu’il quitte son appartement, à part dans les cages d’escaliers et dans les caves. Dans un bidonville de la banlieue de Buenos Aires, la visibilité est différente : il y a beaucoup de recoins et pas de hauteur, chaque point de vue a des particularités, et aucun point de vue n’a le privilège de regarder l’ensemble. Dans un quartier populaire à Bruxelles, c’est encore autre chose… Or ceci joue beaucoup sur les liens possibles, sur les rapports de pouvoir dans la vie quotidienne : les relations entre les gens, la manière de marcher, de vivre...

Revenons une dernière fois à Brook : « L’important, ce n’est pas l’espace en théorie, mais l’espace en tant qu’outil. Si notre but en ce moment était de communiquer un texte précis, dont chaque mot ait un sens, nous ajouterions quelques cloisons ça et là, et tout le monde serait réuni dans un petit espace, afin que les acteurs puissent parler vite et regarder dans toutes les dimensions (…) Ensuite nous aurions à étudier les différentes fonctions. Si nous voulions jouer Œdipe, et que le public soit ému par les intonations profondes de la voix de l’acteur, ce serait impossible ici » [4].

Le rapport à l’espace n’est pas une question de subjectivité, ou de confort, mais de rapports de pouvoir, de ce qu’il est impossible de faire dans ce lieu et comment. Par exemple, le fait que les jeunes se rassemblent dans les cages d’escaliers des HLM, c’est-à-dire dans le seul espace qui n’était pas privé et qui n’était pas ouvert au regard de tous, a été politiquement combattu.

« Aucune cité, aucune rue, aucune cage d’escalier, aucune barre d’immeubles ne doit échapper dans ce département et dans cette ville à l’ordre républicain » [5], déclarait en 2010 le président français Nicolas Sarkozy. Il insistait ainsi sur l’application d’une loi portant spécifiquement sur cette question, qu’il avait fait voter en tant que ministre de l’Intérieur en 2003. Il est clair que cet espace, avec ses qualités particulières, ouvre un certain nombre de possibles. Il peut devenir un enjeu de lutte politique, si on produit un savoir et des pratiques le concernant.

La connaissance de la situation, les mécanismes concrets par lesquels un pouvoir de domination s’exerce, permet au moins de ne pas subir cette domination. Développer les quelques lieux où la visibilité est moindre, fabriquer d’autres, jouer au contraire sur la visibilité de la rue, se déplacer… ou mille autres possibilités. Il devient possible d’inventer une manière de ne pas subir le pouvoir qu’impose cette architecture.

Lorsque des « gens » c’est-à-dire des habitants d’un quartier, des usagers d’un service public, des travailleurs, parlent, il y a toujours un responsable quelconque pour leur dire qu’il s’agit d’une parole importante, qu’ils prendront en compte le « vécu » exprimé. Mais, évidemment une décision doit être prise au-delà des subjectivités individuelles, et ce sont les experts en mise en forme, avec leur mode de savoir, qui pourront transformer ces « ressentis » en informations valables pour des processus décisionnaires. S’arrogeant ainsi le monopole de toute prise de décision collective, la parole des gens n’étant, d’après eux, que des avis individuels, une sorte de matière première pour les travaux des experts.

Dans le théâtre, tel que Brook le présente, il y a une alternative à cette politique participative technocratique. Comprendre le pouvoir directement dans sa manière de s’exercer sur les corps, c’est-à-dire avant qu’il ait eu le temps de déployer les récits démocratisants et égalitaristes par lesquels il s’autojustifie. Et produire des manières de penser ces éléments sans passer par un codage technocratique. En effet, le travail du metteur en scène, de l’acteur, est une manière d’aller au-delà des avis individuels, de politiser (au sens de travailler des questions qui regardent tout le monde).

Le lien à chercher entre théâtre et éducation transformatrice est peut-être dans cette capacité à penser ce dont il est question dans un lieu. Penser à partir et à travers la perception. Pas tant représenter ou montrer les problèmes, mais la création de savoirs à partir de l’expérimentation.

Analyse produite par Guillermo Kozlowski, AFC de CFS, avec le soutien de la FWB-Éducation permanente, août 2018

[1Peter Brook, « L’espace en tant qu’outil ». Publié dans le recueil « Points de suspension », Seuil, 1992, pp187-192.

[2Peter Brook, « L’espace en tant qu’outil ».

[3Peter Brook, « L’espace en tant qu’outil ».

[4Peter Brook, « L’espace en tant qu’outil ».

[5Le Figaro, 27 mars 2014.