Le vaccin

Mise en ligne: 12 juillet 2012

Une histoire de regard Nord-Sud au Service de la santé du Ministère des affaires étrangères, par Michel Elias

Un hall de bâtiment public couvert de marbre gris. Portes coulissantes en verre, lumière crue de néons. Un distributeur de boissons glacées dans un coin de la pièce fait une tache de lumière chaude, gargouille familièrement comme un vulgaire frigo de cuisine. La machine émet des signaux rassurants aux voyageurs venus en vitesse chercher leurs officielles vaccinations.

Une forme noire se dresse inattendue, spectrale, cachée dans l’ombre rouge du distributeur de cocas. Le saisissement d’une incongruité, une chose pas à sa place, un obstacle, une menace.

Belphégor dans les radiations du néon rouge.

Ce catafalque en tissu sombre recouvre une femme, est une femme. Une femme voilée, pire que voilée, murée sous d’épaisses couches d’étoffes, un avant projet de cercueil.

Devant le guichet, un homme multicolore se penche, il parle à la préposée, lui passe des documents. Barbe passée au henné, keffieh rouge et blanc qui lui tombe sur les épaules enserré par un turban blanc. Il porte un veston de tweed beige sur un pantalon grenat de zouave, des babouches jaunes et d’épaisses chaussettes blanches, immaculées.

Derrière lui un groupe attend son tour ( « Nous venons de la part du docteur Iks pour des vaccins contre la grippe » ). L’Arabe paye 20 euros à la dame du guichet, c’est une femme entre deux âges, vêtue en femme active qui n’oublie pas d’être féminine. Chemisier de soie, collier de perles, coiffure nette et soignée, pas du genre à se teindre elle-même les cheveux avec un produit de grande surface… Elle passe les documents à l’Arabe, lui parle avec la neutralité de la professionnelle qui en a vu d’autres (rien ne l’étonne plus), lui indique où se rendre. L’Arabe habillé en Arabe suivi de son alien textile s’évanouit par la porte à droite. Le groupe de la grippe est acheminé par l’autre porte.

Mon tour au guichet.

— C’est pour un vaccin contre la fièvre jaune, s’il vous plaît.

Muni de mon ticket gris portant le n° 21 et de mon reçu, je rentre dans la salle d’attente. M. et Mme Belphégor sont là, assis côte à côte sur des bacs à culs oranges. La décoration de la salle doit dater des années septante. D’ici, grâce à une sorte de passe-plats vitré, on voit de profil la dame du guichet. Des brochures sont à notre disposition : « Votre santé durant le voyage ». Je me demande à quoi ça rime de m’avoir donné le n° 21, nous sommes seuls dans la salle d’attente. Je regarde le couple. Lui est bien plus jeune que je ne l’avais perçu au guichet. Je suis plus âgé que lui, je pense, et cette forme à côté de lui c’est quoi ? Sa femme, sa mère, sa soeur ? Une jeune, une vieille ? Elle porte une soutane grise qui lui tombe sur les godasses, des gants sombres en laine… Son voile noir lui recouvre totalement le visage, une rainure infime laisse passer la moitié supérieure d’une paire de lunettes rondes. On dirait deux pièces de monnaie restées coincées dans la rainure d’un appareil à sous. Ça s’agite sous le voile, la main droite chipote quelque chose sur le haut du bras gauche ; j’imagine qu’elle écarte des vêtements, ménage une ouverture pour la piqûre…

La porte s’ouvre, on appelle le suivant et ils entrent dans le cabinet du médecin.

Je lis l’intéressant chapitre sur les verminoses dans la brochure de l’Institut de médecine tropicale. A côté, on entend des tintements d’objets. J’imagine l’ampoule vide qui roule dans la poubelle chromée…

Le couple ressort et traverse la salle d’attente, lui toujours devant. C’est mon tour. Dans le cabinet, le médecin est un petit homme rond et propret, l’image convenue du médecin, la blouse blanche, l’éclat des lunettes. Une alliance brille à son doigt, je me dis qu’il n’est pas gay, pourtant il pourrait l’être, cet air replet, un rien onctueux, propret.

— Ça fait peur cette femme

— dis-je.

— Oh ! vous avez vu ? Ce sont des intégristes. Mais ceux-là ils ont encore été bien gentils. Mais il y en a d’autres ! Je vous assure, parfois il y en a qui exigent que la piqûre soit faite par une femme. Je leur dis : je suis seul ici, si ça ne vous convient pas, la porte est là. Un jour, j’avais deux stagiaires femmes, le mari me dit qu’il veut une femme pour faire la piqûre à son épouse. Je lui dis : vous avez de la chance, j’en ai deux ici, vous pouvez choisir celle que vous voulez… Alors il me dit que je dois tourner la tête de l’autre côté, pour ne pas voir l’action. Vous vous rendez compte ? Je les ai mis à la porte. Ils ne doivent quand même pas exagérer ! Ils vont à La Mecque, grand bien leur fasse, mais ils vivent ici et n’ont qu’à s’adapter…

Le petit médecin parle en faisant ses gestes médicaux, automatiques, routiniers. Son alliance n’en est pas une, c’est une bague en or très fine. Il est peut-être gay quand même. Mon ampoule vide de vaccin va rejoindre les autres en tintant joyeusement. Je trouve excessive la colère du petit toubib vis-à-vis du mari qui voulait qu’il détourne la tête. Il avait fait une concession, il avait accepté de s’effacer au profit d’une femme médecin, mais il n’est pas allé jusqu’au bout du truc, n’a pas renoncé à la liberté de son regard. Son droit souverain de professionnel de regarder les corps nus des hommes et des femmes. Il n’a pas supporté que soit contesté son privilège de médecin occidental. Je regarde où je veux dans mon cabinet, non ?

Droit de regard. Droit du plus fort.

Regard d’homme, regard de puissant, regard de Blanc, regard de toubib, regard de satellite, regard d’expert, contrôle du fort sur les possessions du faible : le corps nu (le sien, celui de sa femme), son argent, son pétrole, ses sites de fabrication d’armes de destruction massive. Mais toi tu ne regarderas pas ma femme, tu ne la verras pas sous ses couches épaisses qui la défendent de ton regard. Et la femme est l’enjeu invisible et muet, le site contesté de la guerre des forts. Que voit-elle, derrière la fine fente de son voile ?